Alors là ! Super sujet !!! Je le découvre avec retard, mais je le trouve vraiment intéressant...
Je suis convaincu que le récit de course est d'abord et avant tout le produit d'une pratique communautaire. Plutôt qu'un besoin de satisfaction narcissique, il faut le comprendre avant tout comme un signe d'appartenance.
Dans ce sens, il est plus consubstantiel à Kikourou qu'au trail (même si d'autres communautés de trailleurs/coureurs/skieurs... ont également ce type de pratique).
Le récit n'a pas de sens en dehors de la communauté qui l'abrite. On peut les faire lire à nos proches, mais la plupart de nos récits sont essentiellement écrits pour être lus par nos pairs, même si certains se prennent au jeu de l'écriture et apportent plus d'ambition à leurs récits en tentant d'étendre un peu le cercle de leurs lecteurs.
De ce fait, ils sont à la fois dépendant du forum qui les abrite et hyper codifiés. La trame est presque toujours la même : la préparation, la course avec ses inévitables morceaux de bravoure, le bilan, les photos... et les indispensables commentaires placés dans une évidente logique de don contre don, comme marque de validation par le reste de la communauté. De la même façon, sous leur diversité apparente, on retrouve une typologie qui devrait être assez simple à établir entre les différents styles de récit : la course aventure (au moins une nuit passée dehors, sinon ça vaut pas), la course compétition (le nez sur le chrono, RP à la clé !), la course touristique (avec grande variété de paysages ou - variante - force références historiques et culturelles), le récit décalé (je suis un peu un branque mais qu'est-ce que je m'amuse / je regarde les compétiteurs courir avec amusement mais moi j'ai des motivations bien différentes pour être là...), l'analyse de course (autopsie d'un succès, parfois d'un abandon : variation de la fc, taux de glycogène, % VMA, usure des chaussures... tout est passé en revue), la course introspective (rien de tel que le silence d'une nuit à courir la montagne pour retrouver qui je suis), la course amitié (en duo avec un pote à la vie à la mort), la course témoignage (j'ai pas fait de perf, j'ai rien de spécial à raconter, mais j'y étais et je tenais à dire que j'ai pris mon pied), etc. Cela ferait sans doute un intéressant sujet d'étude pour l'étudiant en lettres qui voudrait analyser ce nouveau genre de littérature populaire, genre qui commence à sortir du seul support numérique (déjà 3 éditions du livre compilation "Si Kikourou m'était conté") et qui se cherche même quelques nobles origines du côté du récit de montagne (c'était moi le commentaire Matchbox
).
Ces récits renvoient
tous à de fortes valeurs morales proclamées par la communauté : chez Kikourou : amour de la nature et des grands espaces, dépassement de soi, culte de l'effort mais aussi humilité, fairplay, amitié, entraide, grandeur d'âme, reconnexion à son intimité émotionnelle (dans un cadre sérieusement limité à la seule parenthèse du moment extra-ordinaire vécu pendant la course et à l'exclusion de tout contexte risquant de nous "ramener sur terre")... Avec une variante possible entre ceux qui valorisent la performance (les plus nombreux mais pas de beaucoup) et ceux qui s'en défendent, ces deux partis ayant tacitement signé un prudent pacte de non agression mutuelle, qu'il n'est pas prudent de faire même semblant de transgresser... (
).
Car la valeur la plus importante, celle qui bien qu'elle ne soit jamais explicitement formulée soude au fond la communauté, est celle de l'unité et de
l'égalité entre les membres. On ne juge pas les autres. On accueille le débutant comme l'expert chevronné. On valorise le champion Kilian qui sait rester simple et accessible à ses fans. La communauté égalitaire des coureurs (comme de nombreuses autres communautés virtuelles d'ailleurs) se déploie dans une bulle qui cherche à (inter)rompre (momentanément) le lien avec une société extérieure parfaitement inégalitaire (et parfaitement insupportable), permettant de faire vivre des valeurs plus pures et débarrassées des enjeux de pouvoir. Par voix de conséquence, tous les sujets qui pourraient introduire de la division ou ramener à la hiérarchie sociale extérieure au trail sont tabous : on ne parle sur kikourou ni de politique, ni de boulot, ni de religion,
ni de tout ce qui risquerait de ramener à une identité différente de celle de simple coureur (*).
Les récits de course ne sont donc pas tant consubstantiels au trail qu'à la production d'une communauté de trailleurs (en même temps qu'ils en sont le marqueur d'appartenance), celle-ci étant productrice d'une part d'identité qui nous permet de nous extraire momentanément de notre triste époque pour nous projeter vers un univers moral supérieur, ou l'idée de
noblesse cherche à se réhabiliter.
Car la spécificité d'un forum comme Kikourou (mais aussi d'ADDM par exemple...) et à la différence de forums plus grands publics comme
http://www.courseapied.net, c'est bien cette présence essentielle des récits de course qui sort le vulgaire forumeur de l'anonymat et le met en scène, en construisant une image idéalisée où l'héroïsme et le sentiment d'appartenir à une petite élite n'est jamais complètement absent. Cette noblesse a ses héros mythologiques, ceux qui courent très vites et très longtemps tout en restant humbles et proche du peuple (plus de 1200 messages sur le post concernant Kilian Jornet...), ses grands tournois chevaleresques (l'UTMB, la Diagonale... et tout au sommet le mythique Tor des Géants qui semble vraiment consacrer l'aristocratie des trailleurs), ses nobles valeurs (qui visent une pureté morale non salie par la corruption du reste de la société), et son pays : le forum kikourou. On y croise de multiples personnages : ses preux chevaliers bien sûr (qui courent presque aussi vites et longtemps que les héros mais vivent parmi nous... la listes est longue), ses troubadours qui tiennent les grands registres du Who's who de la chevalerie (les listes d'arrivée UTMB...), ses grands stratèges (Papy !), ses gardiens de l'ordre (les modos), ses gardiens du temple (les maitres et grands maitres qui maintiennent l'ordre social), ses Chevaliers Noirs (l'orgeuilleux Aroche qui s'entête à faire rentrer le monde professionnel dans un pays qui l'a banni, le gourou Rodio qui détourne des centaines de courtisans vers la fausse idole de la performance pure et persiste à ignorer le code de l'honneur chevaleresque...), et peut-être son roi Arthur, oui, le Grand Mathias, mais je ne l'ai jamais approché
.
C'est une noblesse jeune, que son idéal égalitaire et son extraction de la société des intérêts rapproche bien d'avantage des preux chevaliers de la table ronde que du seigneur féodale et ses rapports de vassalité (mais pour combien de temps ?...). C'est enfin et surtout une noblesse ouverte, dont l'exploit sportif reste la quête... mais pas la porte d'entrée. Car pour en faire partie, il n'est besoin ni de courir vite, ni de courir longtemps. Son adoubement, puis ses faits d'armes... résident précisément dans la production de récits de course. Cette noblesse, qui ne peut se déployer dans le monde réel, est un simple (mais beau) produit de narration.
Sans doute plus que les endorphines ou la dopamine, cette faculté de la course à pied à nous faire vivre une autre expérience relationnelle et morale - à condition de s'y investir complètement - peut expliquer la dimension potentiellement addictive de notre sport favori.
En tout cas à titre personnel, je l'avoue, je pense que je ne m'impliquerais pas autant si cette dimension communautaire n'existait pas.
(*) Une exception quand même, les innombrables sujets portant sur le matos, qui nous rappellent que les trailleurs ne sont pas moins que les autres prisonniers de la société de consommation.