par Le Lutin d'Ecouves » sa fiche K
» 20 Avr 2020, 10:22
Un long appel au secours d'une maîtresse de maternelle sur la reprise (origine Facebook, relayé par ma fille qui a deux petites filles) ;
Depuis le début de l’épidémie de Covid19, j’ai tâché de faire mon boulot de maitresse de petite section. Vous avez peut-être vu passer mes vidéos dans lesquelles j’essaie gaiement, parce que le ridicule ne tue pas, de maintenir le lien avec mes élèves depuis mon salon. Je suis contente d’y avoir consacré beaucoup de temps et d’énergie, je l’ai fait par choix et avec plaisir, pour mes élèves et leurs familles. Je suis prête à continuer, d’ailleurs ma vidéo de demain est déjà prête. Et bien sûr, je n'ai qu'une hâte : retrouver les soixante petits élèves de mes deux classes de maternelle.
Mais je ne vois pas quels aménagements ni quelles précisions pourront me convaincre de revenir à l’école le 11 mai.
Je ne vais pas vous donner mon avis sur la stratégie de déconfinement à adopter, ni partager mes inquiétudes sur tout ce que l’on semble ignorer sur ce virus (et notamment sur l’immunité collective) parce que vous auriez raison de n’en avoir rien à faire, ce n’est pas mon boulot. Je vais vous parler de ce que je connais : l’école, les enfants, les familles. Je vais vous parler de mon quotidien et de mon travail de maitresse d’école de petite section de maternelle.
Le matin, les parents déposent leurs enfants directement dans la classe après s’être croisés dans des espaces exigus dans un temps très court. Ensuite, les enfants ont un temps un peu libre où ils circulent dans la classe, en partageant les jouets, les crayons, les poupées. Parce que c’est ça la maternelle : apprendre en jouant ensemble.
On travaille en ateliers par petits groupes d’élèves, en théorie. Parce qu’un enfant de 4 ans, ça ne fait pas toujours ce que nous, les grandes personnes, on imagine en théorie. Rester en place à une table, en fait, c’est déjà loin d’être évident quand on a 4 ans. Alors tousser dans son coude ou même juste se moucher tout seul… Donc, on crache un peu sur les copains sans faire exprès et on s’essuie le nez sur le bras de la maitresse en passant.
Plusieurs fois par jour, on va tous ensemble aux toilettes qui manquent souvent de papier, de savon et de bon sens dans leur conception (et je râle à ce sujet à chaque conseil d’école).
Le matin et après la sieste (à quarante dans un dortoir de la taille d’une classe), on se regroupe tous les uns contre les autres pour chanter et lire des histoires. Et puis, il y a la récréation. Et la cantine.
C’est ça l’école maternelle.
Et puis, quand on a 4 ans, parfois on a très peur, parfois on est très triste. Souvent, les mots sont inutiles, parce qu’on ne sait pas toujours les dire ou les comprendre, c’est déjà difficile pour les grandes personnes alors quand on n’a que 4 ans... C’est le contact qui rassure. Une main sur la joue qui sèche une larme, un câlin qui réconforte quand papa s’en va. Parfois aussi, c’est le contact qui protège. Qui arrête une main qui va donner un coup ou qui retient un enfant qui se met en danger sans s’en apercevoir.
Alors maintenant, essayez d’imaginer la même chose, en version covid19. Même avec moins d’enfants, même avec moins de familles. Même en désinfectant les locaux, même en imaginant qu’on peut renouveler encore et encore notre manière d’enseigner. Deux choses essentielles : les gestes barrières sont impossibles à mettre en œuvre en maternelle (les enseignant.e.s qui ont accueilli de petits groupes d’enfants de soignant.e.s le confirment) et mon travail de maitresse d’école est infaisable dans ces conditions. Pire même, il n’a aucun sens.
Jusqu’à présent, il n’est pas question d’une réouverture dans des conditions classiques, heureusement d’un point de vue sanitaire. De ce que j’ai compris, l’idée est d’y aller progressivement. Donc on va quand-même devoir respecter un minimum de règles d’hygiène en accueillant de petits groupes d’élèves. Mais concrètement, ça va donner quoi ?
Je vous jure, j’essaie de me visualiser, en classe, masquée (parce que je suis optimiste) face à cinq enfants, chacun à un bout de table. Des élèves, qui ne seront pas les mêmes tous les jours puisqu’on ne pourra pas les accueillir tous. Des tout petits machins mignons de quatre ans à qui je vais devoir faire comprendre que tout ce qu’ils font habituellement est potentiellement dangereux. Prendre le crayon du copain, lui faire un câlin parce qu’il est triste, se chuchoter un secret à l’oreille… Certains seront complètement effrayés, d’autres surexcités. Tous leurs repères vont être bouleversés.
Au-delà de toutes les questions logistiques sur la désinfection des locaux et la protection des personnels (qui n’est pas un sujet anecdotique), au-delà des questions relatives à l’organisation du temps d’accueil et ses conditions, je pense à mes élèves. Que vont-ils comprendre de tout ça ? Quel est l’intérêt pour eux ? Lesquels d’entre eux seront accueillis, sur quels critères ? Lesquels pourront avoir le privilège de rester à la maison ? Lesquels seront contraints d’aller à l’école ? Et c’est comme ça qu’on prétend réduire les inégalités ?
Bien sûr que c’est difficile pour tous les enfants d’être confinés mais pour la plupart d’entre eux, être enfermés à la maison avec leurs parents est bien moins anxiogène que ce qu’ils vivront si les écoles rouvrent. Depuis le début de cette crise, l’éducation nationale navigue à vue sur tous les sujets : continuité pédagogique, accueil des enfants de soignants, rien n’a été suffisamment pensé en amont. Donc dans un climat d’impréparation totale, ceux qu’on choisit de fragiliser davantage, ce sont donc des enfants très jeunes, qui découvrent à peine l’école, au prétexte de sauver l’économie et créer notre immunité collective. On va les plonger dans un truc complètement abstrait, imprévu, stressant pour RIEN, rien d’utile pour eux. Parce que même notre ministre le dit, on ne va pas enseigner. Alors que va-t-on faire ? Garder ?
Disons-le clairement alors, nous souhaitons employer les enseignants et les enseignantes de France pour garder les enfants et renvoyer les parents au travail, coûte que coûte. Je ne suis pas d’accord. Je ne suis pas responsable des enjeux logistiques du capitalisme. Oui, on est dans la merde. Economiquement, c’est un carnage et ça va durer longtemps. Là encore, pas besoin d’être experte pour le dire mais je ne peux que m’interroger sur les autres sujets que je ne maitrise pas et qu’on ne m’explique pas. Comment envisager autre chose qu’un accueil partiel pour des raisons sanitaires évidentes ? Et donc, comment envisager une véritable reprise de l’activité avec un accueil partiel ? Quel sera l’impact économique réel d’une telle mesure qui consiste à rouvrir, progressivement et partiellement les écoles, pour huit semaines, alors qu’elles fermeront de toute façon pour deux mois le 6 juillet ? Encore une fois, n’étant pas experte, j’attends qu’on m’explique, qu’on me donne des chiffres, des justifications, des perspectives.
J’entends aussi l’argument du décrochage scolaire et je suis bien d’accord que l’école à distance, c’est compliqué, particulièrement en maternelle. Je sais que même mes élèves les plus favorisés souffrent du confinement mais je pense avant tout à mes élèves fragiles, dans des situations familiales et/ou sociales difficiles, ceux pour qui prolonger cette rupture avec l’école pourrait être vraiment problématique. Mais je ne vois pas en quoi un accueil partiel va tout à coup résoudre la problématique de la pauvreté ou de la maltraitance infantile. En argumentant pour une réouverture sur la base de ces situations, on essaie de faire peser la responsabilité sur les individus, assez sensibles à la culpabilité, que sont les enseignant.e.s. Mais les enfants violentés l’étaient avant le confinement et les moyens mis à notre disposition étaient déjà insuffisants. Ce n’est pas une demi-journée d’accueil à l’école tous les deux jours qui va les sauver de leur enfer familial. Malheureusement. J’en pleurais de rage déjà avant le covid19, mon mari qui enseigne à des enfants placés par l’ASE aussi.
Ha oui, et petit détail logistique, nous sommes un couple d’enseignants, nous avons deux enfants eux-mêmes scolarisés en maternelle. Qu’est-ce qu’on fait d’eux pendant qu’on enseigne ? Sachant qu’il n’y a aucune raison pour qu’ils soient tous les deux accueillis à temps plein par leurs enseignantes. On rappelle mamie, 78 ans, confinée depuis le 12 mars ? Certainement pas. Et que font mes 25 autres élèves qui ne sont pas en classe ? Comment on assure leur continuité pédagogique ? On arrête tout parce que finalement, ça ne sert à rien ? Ou je continue mes vidéos la nuit ?
Donc, pour résumer, l’intérêt pédagogique d’une telle mesure est nul. L’intérêt économique est flou. L’intérêt sanitaire n’est pas appuyé, à ma connaissance, par des experts scientifiques indépendants. Un certain nombre d’entre eux exprime d’ailleurs plutôt leurs inquiétudes.
Alors en tant que simple citoyenne, j’attends qu’on m’explique précisément en quoi cette stratégie d’ouverture des écoles le 11 mai, sans avoir recours à des tests massifs, a un véritable intérêt. Je suis fonctionnaire, j’ai conscience de ma mission de service public et j’ai hâte de retrouver mes élèves. Mais pas à n’importe quel prix.
Je précise que je ne crains pas vraiment pour ma peau. Je suis inquiète pour mes élèves, pour leurs familles, pour mes collègues les plus fragiles. Et je suis très en colère contre ce gouvernement qui fait peser sur tous ceux qu’il matraquait dans la rue il y a encore quelques semaines, les conséquences d’un désastre qu’il a lui-même contribué à orchestrer. Je suis en colère contre ces effets d’annonce, qui plongent les fonctionnaires dans la sidération tout en attendant d’eux qu’ils trouvent les solutions pour mettre en œuvre concrètement les décisions du Prince. La stratégie de communication fonctionne, pour l’instant, nous sommes encore nombreux.ses à nous taire, parce que peut-être, dans 15 jours, on nous dira ce qu’il va se passer. Et on devrait faire confiance aux mêmes qui parlaient d’abord de gripette puis disaient qu’on avait assez de masques et enfin qu’ils étaient inutiles ?
Il est parfois raisonnable de contester. Et j’estime que j’ai la possibilité de dire non quand d’autres ne pourront que subir. Je ne peux pas assumer non plus, qu’en étant présente le 11 mai à l’école, je donne à un employeur la possibilité d’obliger un parent fragile à reprendre prématurément le travail et à s’exposer au virus en emmenant son enfant à l’école. Parce que c’est ce qui va fatalement arriver. Des parents, pour la plupart déjà en difficulté économique, vont être contraints de retourner travailler si les écoles rouvrent. Beaucoup vont être contaminés, la plupart, jeunes et en bonne santé s’en sortira, d’après ce qu’on en dit aujourd’hui. Il paraît, mais on n’en est plus si sûr, que les jeunes adultes sont une bonne cible pour constituer l’immunité collective. Et tant pis pour les faibles ?
C’est ça la santé publique ? Est-ce qu’on est d’accord avec ces valeurs-là ? Il ressemble à ça le nouveau monde qu’on va construire tous ensemble ? Je ne veux pas être complice d’une stratégie politique incompréhensible, à l’éthique douteuse et aux conséquences sanitaires potentiellement désastreuses.
Et ce n’est pas à moi, simple maitresse d’école, de dire à un gouvernement ce qu’il doit faire dans une situation si complexe. Mais je suis sûre que tous ces gens si intelligents, si riches et si indispensables à notre société qu’on a baissé leurs impôts pour les garder auprès de nous, sauront trouver d’autres solutions. Chacun son boulot.
En attendant, je connais assez le mien pour vous dire que si on me demande d’y retourner le 11 mai, il faudra beaucoup d’arguments pour me convaincre de ne pas exercer mon droit de retrait. Et j’espère que si le gouvernement persiste, nous serons nombreux.ses à le faire.
Parlons-en dès maintenant.