Récit de la course : Ultra Trail du Mont Blanc 2013, par jpoggio

L'auteur : jpoggio

La course : Ultra Trail du Mont Blanc

Date : 30/8/2013

Lieu : Chamonix Mont Blanc (Haute-Savoie)

Affichage : 3048 vues

Distance : 166km

Objectif : Pas d'objectif

25 commentaires

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Le récit

Chamonix, vendredi 30 août 2013, 15h. Je suis sur la place du Triangle de l’Amitié et, comme je n’ai rien de particulier à y faire, je me suis laissé gagner par une trouille bleue. Après les files d’attente spectaculaires au retrait des dossards la veille, j’ai pris mes précautions, craignant la confusion au dépôt des sacs d’allègement. Je suis donc parti plus tôt que prévu des Houches, le dépôt des sacs a été immédiat et je mijote donc dans mon psychojus depuis deux plombes. Je m’accroche au granit du monument à Balmat pour calmer la panique qui menace de me gagner.

J’ai toujours eu beaucoup de sympathie pour Jacques Balmat, d’abord parce qu’il s’appelle Jacques et que cette proximité de prénoms m’a longtemps servi d’alibi pour rêver à de grandes choses en montagne. Et ensuite, parce que c’était un marginal, que la nécessité a poussé au-delà des limites alors raisonnables vers le Grand Plateau où son premier bivouac a ouvert la voie du Mont Blanc. Qu’il ait été mû par l’appât du gain au lieu du romantisme scientifique des lumières, loin de le reléguer comme accessoire des Paccard et Saussure, en fait à mes yeux un symbole de l’obstination à survivre des peuples de l’alpe dont je m’enorgueillis de descendre via un arrière grand père natif de la Combe de Savoie.

(Jacques Balmat dit Mont Blanc, 1762 - 1834)

Mais le visage de bronze de Balmat est indifférent, indifférent à mes peurs et mes doutes, à cette foule qui s’amasse, bruyante, dans laquelle je cherche en vain quelque connaissance affublée de la charte graphique rouge et blanche de Kikouroù. Je m’agace de voir des concurrents ignorer les nombreuses poubelles, soulager leur vessie contre le mur du Bureau des Guides, ce qui confine au sacrilège pour le lecteur assidu de Frison-Roche que j’ai été. La contrariété a l’avantage de me sortir de mon funk, et c’est là que je retrouve enfin quelqu’un, et pas n’importe qui, le Benos en personne. C’est quand même plus facile de cacher sa peur derrière des fanfaronnades quand on n’est pas tout seul !

Il y a aussi Rem, qui m'a reconnu, avec qui nous échangeons quelques mots.
L’attente est interminable, les discours grandiloquents n’en finissent plus, tandis que des parapentes aux couleurs d’un sponsor tournoient au-dessus de nos têtes.

Le compte à rebours égrène les secondes, et à Zulu moins 23 secondes, blam.


Vangelis. 

Ca devient vrai, c’est pour de vrai, nous franchissons la ligne de départ à petits pas avec la chair de poule parce que Conquest of Paradise dans Chamonix, on en rêve depuis des années. La pression de la foule est énorme, les encouragements fusent, les mains se tendent que l’on se prend à taper, on est les rois du monde et peu importe finalement l’ampleur des difficultés à venir, on court l’UTMB, bordel.

Je suis en train de courir l’UTMB, enfin, de le trottiner dans l’espace étroit laissé par la foule compacte de la rue du Docteur Paccard. Peu à peu, nous pouvons accélérer, un faux plat bien roulant qui me convient, j’essaie de ne pas perdre Benos de vue tandis que nous filons vers les Houches, et que défilent au gré des plaques de rue et des panneaux directionnels des noms chargés d’histoire réelle ou imaginaire – Ravanel le Rouge, Les Moussoux où Jean Servettaz construisait son hôtel à force d’obstination (encore), les Gaillands où je m’arrêterais bien pour grimper, les Pèlerins, les Bossons…Je m’accroche à la vitesse moyenne indiquée par le GPS, un peu en-dessous de l’objectif malgré les marges que j’avais prises, m’attendant à du piétinement au départ. Au bout de quelques kilomètres, c’est Guillaume (gj4807) qui me rejoint, rencontré trois ans plus tôt dans un TGV qui m’amenait, déjà, à Chamonix via Bellegarde, pour une TDS qui ne partirait jamais. Evidemment, je ne l’aurais pas reconnu s’il ne s’était présenté, mais tous ceux qui me connaissent savent que je suis moins physionomiste qu’un portier vidéo.

Nous nous perdons de vue au ravito des Houches que je traverse en coup de vent, je presse la foulée dans la descente qui suit, sachant qu’après, ça monte.

En route vers le Col de Voza. Jusque là, ça va.

Ah, il a l’air de rien, le col de Voza, sur le papier, par rapport aux envolées mythiques du Bonhomme, de la Seigne ou de Ferret. Mais voilà, c’est comme passer du faux plat de Longchamp au Tourmalet. J’y ai fait une petite promenade deux jours plus tôt, scié par des troubles digestifs assez inconfortables, un vrai calvaire. Je me méfie et la joue donc modeste.


Aujourd’hui, ça monte mieux, le chemin est large et je parviens à garder une cadence sobre et pas trop fatigante, dans le sillage d’un espagnol coiffé d’un drapeau sur lequel je pourrais presque lire la devise particulièrement adaptée à la situation : « Plus Ultra ».

Plus Ultra.

Nous croisons le tracé de la Montagn’hard et j’accélère un peu, retrouvant Benos dans les pentes encore douces avant que le tracé passe en mode piste de ski et tape un peu plus.

Le Benos dans ses œuvres

Je suis très déçu de voir des bouchons se former dans le bas de la descente où nous perdons beaucoup de temps sans raison valable. Je fonce dès que c’est possible pour rester dans les clous de mon plan de marche. J’avale un coca et une eau pétillante avec un peu de fromage et de pain que je me suis procurés en jouant des coudes et on repart dans les rues de Saint Gervais, dans une foule à peine moins dense que celle de Chamonix. Deux costauds agitent énergiquement une rangée d’énormes cloches et pour la seconde fois, on croise une supportrice italienne munie d’un mégaphone, je commence à trouver ce barnum chiant. Dès la sortie de St Gervais, les bouchons se succèdent au moindre rétrécissement. J’enrage.

Aux Contamines, c’est pire que tout. J’avale une soupe, ajoute un T-shirt à manches longues et repars le front bas, essayant de ne pas entendre les hurlements de l’animateur.

J’ai la chance de ne pas avoir été pris pour cible par la bande de gamins qui court à côté d’un concurrent en hurlant son prénom, ce qui ne l’amuse pas non plus. Je me traîne jusqu’à Notre Dame de la Gorge, il y a encore foule, j’attaque la montée vers la Balme en mode mulet, slalomant entre les groupes qui montent à trois de front en caressant leurs ego. Ravito de la Balme : tout en trempant un cookie dans un café, je me demande si je ne vais pas rendre mon dossard, repartir par Trê-la-Tête, Miage, Le Tricot et Bellevue, un crochet par le Prarion, n’importe quoi, tout pour quitter ce peloton de dingues et avoir la montagne pour moi tout seul. Je repars finalement avec le flux en direction du Bonhomme en me maudissant de m’être fait piéger par le hype de cette course à la noix.

Au col du Bonhomme, je découvre un SMS de Land (le spécialiste des SMS d’encouragement qui tombent à pic !), prends le temps de lui répondre et je repars pour la traversée vers le refuge homonyme.


Et là, la machine à contrariétés repart à plein régime : sur ce terrain accidenté, le peloton n’avance pas : de nombreux concurrents semblent montrer de l’appréhension face aux accidents du terrain, hésitent et ça bouchonne, encore, et j’ai du mal à ne pas être exaspéré par cette allure désespérément lente.

Lorsque nous basculons sur les Chapieux, tout à ma frustration, j’ai un peu du mal à me mettre dans le rythme de la descente ; ce n’est que dans la dernière partie que je prends le rythme et descends à bonne allure. Je fais le plein d’eau, prends une soupe, du jambon et du fromage avec du pain et je me remets vite en route, direction la Ville des Glaciers. La route est confortable, régulière, je me la fais à la Olmo, mains dans le dos sous le sac (la comparaison s’arrête là), dans le rythme de deux espagnols dont je cherche à comprendre la discussion pour me distraire. J’en tire surtout le constat attristant que mon castillan est bien engourdi.

A l’attaque de la Seigne, je découvre le proverbial serpentin de frontales qui se perd fort haut. Lorsque j’arriverai vers le col, je constaterai qu’il s’étire encore sur des kilomètres derrière moi.

A l’approche du col, des secouristes viennent à notre rencontre, et je bavarde avec l’un d’entre eux sur quelques centaines de mètres, il y a un peu de brouillard qui perturbe la vision, j’avale un morceau de fromage et un reste de pain tirés de mon sac – on ne dira jamais assez le bonheur d’un morceau de pain et de fromage en haut d’un col – et file vers Combal, pas très convaincu par l’argument d’une bénévole – 6 km, vous en avez pour quarante minutes !

Au lac Combal, le ciel pâlit bien et je retrouve cet old chap de Guillaume qui se plaint d’un coup de pompe. Je repars avec un café dans ma tasse vers l’arête du Mont Fabre, the place to be au petit matin sur l’UTMB.

Let the sun shine in...

Quelques vaches, de belles aiguilles, mais je ne suis pas au top, là. Pointage. Une Irlandaise lâche un « gorgeous » émerveillé et file. Je suis, plan plan, vers le Col Checrouit, avant de prendre la foulée d’un étasunien au look de surfeur qui court en laissant traîner ses bâtons derrière lui. Ravito rapide, et descente terrible sur Courmayeur, où nos pas soulèvent des nuages de poussière dignes d’un film de Sergio Leone.

Dans la vie, il y a ceux qui ont un appareil photo chargé et ceux qui creusent.

« Trentanove sessanta uno, si ! Grazie Mille ! » Curieux, mon italien me revient mieux que le castillan, et je récupère mon sac tout guilleret. Je me change, refais les réserves du sac (piles, gourmandises) et me confectionne un bon repas. Je m’y reprends à plusieurs fois pour refaire le sac, signe d’une certaine nervosité et de fatigue croissante. Le départ de Dolonne est laborieux, la remontée des rues de Courmayeur est fastidieuse, inefficace, je me traîne, crois apercevoir un écusson Kikouroù au dos d’un sac et je me surprends même à chercher un serre-file dans mon dos. Le premier Mont Blanc est atteint, si j’en crois ma montre, et avec lui la moitié du D+ à faire.

Et un Mont Blanc, un !

La bonne nouvelle ne me rend pas de jambes avant Bertone, coincé entre un américain à la peine et un Polonais qui pousse des râles d’agonie tous les deux pas (« either you die now or you stop pretending, but shut the fuck up »). Je repars de Bertone rapidement, pour m’arrêter net cinquante mètres plus haut, en découvrant le Mont Blanc dans toute sa splendeur. C’est la première fois que je vois ce versant sans nuages de chaleur ou de pluie, et il a une belle gueule ! Quand je pense que j’ai traité le Mont Blanc avec condescendance pendant des années…(« ouais t’vois, d’accord, c’est haut, mais j’veux dire, c’est quand même un peu à vaches, t’vois ». On est un peu con à vingt ans.).

Il Monte Bianco.

Je marche un peu, puis me force à courir – enfin, à trotter – le plus souvent possible sur le balcon. Je sais que le raidillon sous Bonatti est une infamie, et lorsqu’il me tombe dessus, je le passe à l’adrénaline. Pause boisson et grignotage du bout des dents, il est midi et quelques et je n’ai pas très faim. J’apprends la victoire de Thévenard et tombe sur le côté face du sac sur lequel j’avais cru voir un écusson Kikouroù : c’est Bert !

Bert

Je sais par les SMS de Bubulle que nous jouons les accordéons depuis des kilomètres, et pour le tenir au courant, je balance un Tweet que le correcteur orthographique de mon téléphone rendra incompréhensible.

Scumbag autocorrect.

A Arnuva, on nous fait la morale sur la quantité d’eau à prendre parce qu’il n’y a rien jusqu’à La Fouly. Je mange bien, et repars vite, pour attaquer les pentes en mode bête de somme. Pied droit, pied gauche et on recommence, sur le rythme d’effort modéré. Je monte, pas très vite, sans doute, mais je monte.

"Muletisés jusque dans l'âme, hommes encore en apparence, mais les mouches ne s'y trompent pas..." (Samivel, l'Amateur d'Abîmes)

On me dépasse régulièrement au début, puis de moins en moins à partir du refuge Elena. Je m’arrête pour quelques photos, regarder un sérac qui s’écroule, et hop : le col. Temps prévu : 1h45. Réalisé, 1h40.

Est-il raisonnable de commencer à y croire ? Il me reste Champex, Trient, la Flégère…je m’invente un Cyrano-Balise, quatre rubalises au trot, une en marchant, et ça fonctionne bien jusqu’à la Peule et ses drapeaux, de quoi faire bonne figure pour les photographes.

Après, les ondulations font leur travail de sape, la Fouly n’en finit plus de ne pas arriver, et au pied d’un dernier raidillon dont je ne comprends pas l’utilité, je craque. En plus, je réalise que depuis tout à l’heure, j’oublie Bovine dans les trucs restants et ça me fout un coup de plus au moral. SMS de Bubulle, auquel j’envoie une réponse défaitiste qui me vaut remontrance.

A la Fouly, je soigne mon repas, rajoute une couche et échange SMS et statuts. Je repars avec enfin une idée : je remets à zéro les totalisateurs du Foretrex pour avoir des infos de distance et de vitesse moyenne utilisables pour piloter l’effort jusqu’à Champex. Premier constat : en mode « Marche nordique », je suis à plus de 6km/h. Le moral remonte. Muni d’éléments factuels, je n’ai pas de mal à gérer l’effort et hop : pour 2h55 prévues, 2h50 à l’arrivée !

Champex, c’est le choc, comme d’habitude. Je ne me laisse pas surprendre par le bruit et la chaleur, je fonce faire le plein de la poche, je me sers un repas confortable, vais rendre visite aux kinés dans l’espoir de récupérer un peu de tonus dans les cuisses et je repars en grignotant un petit sandwich. J’ai encore remis à zéro le GPS, je marche à plus de 5 km/h en compagnie d’un japonais et de deux russes. J’attaque la descente au trot, probablement jusque vers Champex Bas, puis la piste ondule. Il me semblait pas qu’elle ondulait si longtemps, ni rentrait dans la forêt avec ce bordel de racines et de cailloux. Je croise d’ailleurs un concurrent qui téléphone au PC course en traînant la patte, annonce qu’il en a pour une demi-heure pour rentrer à Champex. Deux ou trois cent mètres plus tard, je réalise qu’il a dit une connerie, nous sommes à plus de quatre kilomètres de Champex et il risque de mettre plus qu’une demi-heure à remonter…

Quant à moi, j’encaisse. Lorsque le chemin se décide enfin à monter, je me retrouve en tête d’un gruppetto pour lequel je fais la trace et donne le rythme – le rythme de baudet qui m’a bien réussi dans Ferret. Mais que cette montée est interminable !

Les frontales au-dessus me paraissent être à des kilomètres, je suis convaincu que mon retard s’accroit à toute vitesse. Lorsque je passe le point de contrôle, je me refuse absolument d’admettre que je n’ai perdu qu’une minute et six secondes sur les 2h30 prévues.

J’ai du mal à maintenir le rythme, la piste continue à monter, boueuse à souhait, avec des gués qui ne m’amusent plus. Devant moi, le serpentin des loupiottes me semble monter bien haut. Pourquoi monte-t-on si haut ? La fin d’ascension au Portalo me semble interminable, mais en franchissant la barrière de l’alpage, je dois me rendre à l’évidence : ma perception est vraiment faussée, et le raidillon qui d’en bas me semblait grimper au moins cent mètres était tout ridicule.

Mais au lieu de me réjouir de cette nouvelle, je constate que la descente qui commence part mal. Comme six ans plus tôt, alors que ma vue était infiniment moins bonne, je galère. Il y a des racines et des cailloux, choses tout à fait ordinaires pour un sentier forestier, mais je les subis sans parvenir à trouver un rythme. Certes, j’arrive à trottiner de temps en temps mais le cerveau débranché fait de la résistance. J’assiste impuissant à l’effondrement du mental, et j’ai soif.

La lampe proteste contre le niveau trop bas de la batterie. Je remplace, me trompe de sens. Deux coureurs s’arrêtent à ma hauteur, tandis que j’examine l’accu pour le mettre à l’endroit.

« Mais pourquoi tu ne l’allumes pas, ta bougie ? »

Ah, oui. En voilà un qui a le cerveau encore plus débranché que le mien.

La descente sur le col de la Forclaz n’en finit plus. Un coureur pérore, annonce qu’on est arrivés, confondant les maisons du col avec Trient. J’ai envie de l’engueuler pour l’empêcher de donner de fausses illusions aux autres alors que je me souviens que la fin de la descente est cradingue.

Et elle l’est, n’en finit plus. J’ai soif.
J’assiste à une discussion surréaliste entre trois coureurs : l’un soutient que l’on ne peut pas être passé à Bovine puisqu’il y a eu un mail qui supprimait Bovine (le ravito, en fait). Les deux autres peinent à le convaincre. « Il est vraiment à l’Ouest » répète l’un d’eux en ricanant sur un ton défoncé qui laisse penser qu’il n’est guère plus clair. Quelle course de dingues.

Enfin, nous rentrons dans Trient. Je me traîne. Un signaleur sourit à mon regard de chien battu, et je l’entends déclarer dans sa radio « J’ai un client pour toi ».

A quelques pas de la tente ravito, le médecin responsable du poste m’attend, s’inquiète de mon état. Je suis à plat, annonce que je vais manger un morceau, et que je passerai les voir après. Il m’encourage à prendre soin de moi.

Je me ravitaille, ils sont un peu limites en pâtes mais la soupe est bonne. Le solide passe mal, j’ai très soif, et je sens que quelque chose ne tourne pas rond côté hydratation. Je vais au poste médical en grelottant, j’essaie d’expliquer mon état, le médecin trouve que c’est à moi de me décider. C’est rassurant, je ne suis pas mourant. Un podo fait un peu de rangement sur les deux petites ampoules, prend de haut quelques abrasions – rien de grave, quoi. Je m’accorde vingt minutes de sieste puisqu’il y a des matelas libres, la couverture bien chaude me fait du bien.

Je me rechausse enfin, décidé à repartir, tenter Vallorcine, au moins. Ordre du jour : retourner à la tente ravito refaire le plein de la poche et repartir. Je remercie tout le monde, explique au préposé aux abandons que j’espère ne pas revenir dans cinq minutes et je sors.

Et cinq pas plus loin, je m’arrête. La tente ravito est loin. Je grelotte de nouveau. Je reste là, immobile, une éternité. La tente me paraît encore plus inaccessible que les Tseppes. Je la regarde encore en grelottant, retardant l’inévitable de quelques secondes.

Puis, je fais demi-tour et regagne le poste médical. Moins de cinq minutes se sont écoulées.

Il n’y a plus de montagnes, juste une illusion créée par les tours de la Défense au loin. Un bracelet rouge et blanc dépasse de la manche de ma veste. Quelques courbatures et des pieds douloureux me rappellent que c’est bien vrai, j’ai passé le week-end dernier à parcourir cent quarante kilomètres et près de huit mille mètres de dénivelé sans trop de casse.

Bien sur, il y a des « si », si je n’avais pas changé de chaussures à Courmayeur (j’aurais eu moins mal au pieds), si j’avais emporté une première couche de plus pour être plus au sec après Champex (j’aurais été plus confortable et je me serais moins refroidi), si j’avais basculé sur de l’eau claire avec un peu plus de sucré solide (j’aurai peut être été mieux hydraté), si j’avais été plus rigoureux dans l’analyse de la situation, au lieu de me laisser porter par les impressions (j’aurais peut être mieux géré l’après Bovines)…

Mais voilà.

Reviendrais-je sur l’UTMB ? Certainement, car l’UTMB mérite sa notoriété exceptionnelle, par son ampleur, la notion même de Tour du Mont Blanc qui en appelle à notre inconscient collectif, toit de l’Europe, patron incontestable des hauteurs locales. Parce que, malgré la professionnalisation de l’organisation, l’argent brassé, les T-Shirts en tête de gondole au « Marché U », et les stages qualificatifs,  l’UTMB reste un monument. Il y a plus long, ou plus raide, ou plus accidenté, ou plus exotique,  mais il n’y a qu’un Tour du Mont Blanc.

Alors, oui, je reviendrai, me préparant mentalement à l’ambiance de foire, mais plus tard. Il n’y a pas que l’UTMB dans le trail, et j’en ai un peu marre de privilégier une fin août chamoniarde au détriment de tant et tant de courses qui font envie, ailleurs, plus calmes sans doute, moins usine.

En attendant, toujours pas de polaire rouge pour votre serviteur, mais la conviction que l’ultra trail est tout de même une chouette activité. Une activité de dingues, une folie gratuite.

Et dans ce monde que le marketing s’efforce de segmenter en tranches valorisables, une folie gratuite, ça n’a pas de prix.

25 commentaires

Commentaire de benlacrampe posté le 08-09-2013 à 18:01:08

Merci pour l'humour, l'honnêteté et le recul de ton récit.

Commentaire de gj4807 posté le 08-09-2013 à 18:39:39

Aaaaaargh.... on se dit en te lisant qu'il ne manquait rien, ou plutôt un tout petit quelque chose comme une tête connue entre Champex et Trient ou bien un lever de soleil... Bravo pour ta plume, Guillaume

Commentaire de Bert' posté le 05-12-2014 à 15:13:38

Jacques, même plus d'un an après, je suis encore "hanté" de t'avoir loupé de vue à Trient !
Tu y retournes quand ? ;-)

Commentaire de jpoggio posté le 05-12-2014 à 21:46:17

Pas de sitôt, j'ai d'autres envies :)

Commentaire de bubulle posté le 08-09-2013 à 18:48:45

Il est très beau ce récit, Jacques. Honnête et réaliste, comme on te l'a déjà dit. C'est vrai que ton abandon m'a surpris car je m'étais persuadé que tu avais passé le coup de moins bien du moral, dans la descente vers La Fouly (le SMS "Non!"). Ça laisse sûrement des regrets car, finalement, on ne le voit pas bien venir, ton abandon et ça donne trop l'impression qu'il tenait à peu de choses. Mais, bon, peut-être aussi t'a-t-il épargné de grosses galères sans plaisir (la montée de Catogne a été une des plus difficiles pour beaucoup.....juste éventuellement devancée par....la Tête aux Vents).

Sûrement tu y reviendras, oui. Et, en tout cas, un récit si bien écrit, ça se savoure même si l'issue n'est pas aussi heureuse qu'on le voudrait. À un de ces jours, au détours de nos bossounettes franciliennes!

Commentaire de jpoggio posté le 08-09-2013 à 22:13:16

Mon drame (...), c'est que je connais la montée qui mène à Catogne...Ca ne m'a pas aidé à être héroïque.

Commentaire de sarajevo posté le 08-09-2013 à 19:03:26

Punaise ... il manquait pas grand chose ...
mais tu as raison l'UTMB ou le sommet du Mont Blanc (bien plus simple) ... même si tout le monde dit que c'est nul ou qu'il y a trop de monde, il faut se la faire !!
Bravo a toi et depuis le TOE mythique, tu n'as rien a prouver !!!!

Commentaire de Arcelle posté le 08-09-2013 à 20:29:53

Avant, je dois dire que j'avais peur pour les BH, mais en suivant l'avancée de ta course après la mienne, j'y ai vraiment cru, et puis ... J'imagine à quel point ça doit être rageant ... Bravo tout de même pour ta course, et surtout pour ton récit très lucide.
A bientôt sur la MH ou ailleurs

Commentaire de jpoggio posté le 08-09-2013 à 20:37:37

Ben non, Arcelle, ce n'est même pas rageant. Chaque fois que la frustration pointe son nez, je pense "140 bornes, 7900 mD+". Pas dégueu, quand même :).

Commentaire de PhilippeG-641 posté le 08-09-2013 à 21:53:25

Génial ton récit Jacques, j'adore, beaucoup d'humour !
Je suis fan ;-)
Tu as raison, il y en a tellement d'autres de courses attirante mais celle là est à part même si de plus en plus critiquée, un soupçon de magie ?
Je vois que bubulle était autant assidu au suivi live sur kikourou qu'à l'envoi de SMS pour vous soutenir, quel boulot, pfff, pire que de courir :-)

Commentaire de Arclusaz posté le 08-09-2013 à 22:19:05

"Pas dégueu, quand même", oui, c'est exactement ça !

Bravo le Jacques !

Commentaire de Bert' posté le 08-09-2013 à 22:44:30

Quel dommage quand même ! Je te sentais si bien déterminé et assuré de conclure quand on s'est croisé à Bonatti...
En tout cas, ça reste énorme ce que tu as fait et j'étais ravi de t'avoir enfin croisé :-))

Commentaire de JLW posté le 08-09-2013 à 23:27:40

Rien que pour lire ton prochain recit j'espère bien que tu y retourneras. Merci Jacques pour ton temoignage edifiant.

Commentaire de Jean-Phi posté le 09-09-2013 à 16:06:23

Tu as tout dit ici : "Et dans ce monde que le marketing s’efforce de segmenter en tranches valorisables, une folie gratuite, ça n’a pas de prix."
C'est ce qui ramène invariablement vers la déraison....
Merci Jacques pour cette belle tranche de vie.

Commentaire de sabzaina posté le 10-09-2013 à 21:21:15

Même en sachant que tu avais abandonné (je n'aime pas ce mot mais c'est le seul qui me vient là...), en lisant ton récit, je me suis surprise à croire que tu irais jusqu'au bout. On ne s'y attend tellement pas, tu semblais avoir donné le tour.... Grrr c'est rageant quand même.
Bravo pour ces 140 km Jacques. (en plus tu me grilles au jeu des 365h... va falloir vite remédier à cela)
PS: J'adore ton idée de Cyrano balise, je pense que je l'utiliserai certainement dans un prochain trail.

Commentaire de jpoggio posté le 10-09-2013 à 21:26:23

C'est pour ça que je dis "arrêté".
(Et moi aussi, je me surpris à croire que j'irai jusqu'au bout...:D )

Commentaire de sabzaina posté le 10-09-2013 à 21:35:00

Ah oui tu as raison: "arrêté" c'est bien mieux :)

Commentaire de Rem posté le 10-09-2013 à 22:19:42

Merci pour ce très beau récit .. et bravo pour cette belle course aussi même si le scénariste de l'histoire a un peu bâclé la fin :) On s'est croisé sur la place du triangle de l'amitié au depart avec Benos.. et je me suis retrouvé (plus tôt / GrandColFerret) dans la même situation pour finalement arrêter comme ça , en 5 min. C’était un grand soulagement . C'est maintenant un grand regret. Je vais essayer aussi de le coucher sur le papier. Rdz-vous l'année prochaine au "Triangle de l'amitié" :)

Commentaire de jpoggio posté le 26-09-2013 à 22:00:57

La peste soit de mon incorrigible distraction, j'ai omis ta participation à l'aventure. Voilà qui est rectifié, si tu relis le début !

Commentaire de Japhy posté le 11-09-2013 à 06:12:58

Ha oui, quand même, 140 km au final...tu t'es bien battu, pas de regret!

Commentaire de TomTrailRunner posté le 18-04-2016 à 18:34:38

Une magnifique leçon de vie, une magnifique leçon de course : on s'y croit...et moi qui commence à m'imprégner doucement de récits, je suis certain que je penserai au tien si tout va bien ou si tout va mal

MERCI

Commentaire de bubulle posté le 04-09-2023 à 09:16:25

On est beaucoup à s'être imprégnés de ce récit de Jacques, pour se dire, à certains moments, qu'on ferait quand même mieux de se mettre un grand coup de pied au cul. 10 ans après, il n'a pas perdu de sa pertinence (le récit....mais Jacques aussi!)

Commentaire de Eddy_87 posté le 04-09-2023 à 17:25:55

Très beau récit, merci du partage sur le fil UTMB.

Commentaire de jpoggio posté le 04-09-2023 à 19:45:43

Je pense que je n'avais pas relu ce récit depuis dix ans, c'est instructif, même si je ne retournerai probablement jamais sur l'UTMB (voir le fil "Maladies du cœur et course à pied"...)

Commentaire de TomTrailRunner posté le 09-09-2023 à 08:02:00

Idem ...revenu le lire avec délectation

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