Récit de la course : Marathon de Berlin 2006, par Hippolyte30
4 secondes de bohneur !
Marathon de Berlin
Le mur est tombé... en 10796 secondes
"Good Luck". Le gars qui me souhaite un bon marathon de Berlin a un large sourire et il lève le pouce en l'air pour m'encourager.
Il est 8h30 du matin ce dimanche 24 septembre. Avec Ludovic, un copain du Midi Libre, nous sommes déjà placés dans notre sas de départ. "Block C". C'est un bon sas situé 20 mètres seulement derrière celui des internationaux. Comme il y a 39500 inscrits, c'est important de partir avant le gros des troupes. Ce dossard préférentiel n'est pas une faveur des organisateurs pour les journalistes. Nous sommes placés devant grâce à nos temps réalisés au marathon de Paris. Comme pour une course de voitures, les meilleurs aux essais sont privilégiés.
Comme notre block est encore vide, nous décidons de ressortir et d'aller courir dans les jardins autour de "Unter den Linden", les Champs Elysées berlinois. " 10 minutes, pas plus hein !" dis-je à Ludo pas vraiment séduit par ma proposition. Il préfère garder du jus pour plus tard.
Au bout de quelques minutes, je repère un cameraman de la TV japonaise en train d'attendre quelqu'un. Instinctivement, par réflexe professionnel, je me dis «: Ce mec-là n'est pas là par hasard. Les cracks doivent être dans le coin !" Le lieu est magnifique de quiétude à 300 mètres seulement du brouhaha et de la sono. C'est une clairière entourée d'arbres centenaires avec une pelouse bien verte coupée à raz. Le plus beau stade d'entraînement rien que pour nous. Pas pour longtemps.
Au loin, 5 à 6 athlètes noirs semblent voler au-dessus du sol comme dans un ballet. Leurs foulées sont fluides, légères, miraculeuses.
Ils s'entraînent au moins à 14 km/h. Le premier du groupe est aussi le plus petit ( 1m64 pour 53 kg). Il a un large sourire. Je l'ai reconnu dans la seconde. " Regarde la-bas Ludo, c'est Haile Gebreselassie" Un mythe, une légende sur pattes. 2 fois champion olympique du 10.000m, 4 fois champion du monde, recordman du monde sur semi en 0:58:55 !!!
Gebre est venu à Berlin ( prime de participation : 250.000 Euros) pour battre le record du monde de Paul Tergat (2:04:55). Il a l'air décontracté. Moi, je suis là ( et ça m'a coûté fort cher-800euros-) pour battre mon record personnel (3:01:45) et je suis stressé comme jamais.
Arrivé à notre niveau, je lui crie en anglais de Montpellier : "let's go Haile, good race for you". Il répond à mon salut par des applaudissements et repart en courant. Avec Ludo, nous nous regardons. Franchement, nous sommes ridicules avec nos ponchos en plastique jaune. On dirait des robes. L'organisation les distribue à tous les participants pour éviter le coup de froid dans les sas en attendant le départ. Malgré tout nous décidons de leur emboîter le pas. Gebre et ses lièvres courent à notre allure marathon. C'est un très bon échauffement, le meilleur de notre vie. Conscients du ridicule, nous n'arrêtons pas de rigoler comme des baleines. Courir avec Gebre... Après quelques minutes, nous dépassons le groupe pour dire au revoir. Gebre me voit et me lance en rigolant: "Good luck " Je le salue une dernière fois. Il est plus sage de souffler et d'arrêter les conneries. Voilà un marathon qui s'annonce bien. Haile Gebreselassie nous a souhaité bonne chance. Nous sommes les seuls dans le coin. Cela nous gonfle d'énergie positive. Quel seigneur ! A 1/4 d'heure du départ... "Non, mais t'imagines, c'était Gebre, le Négus. Y'a même un film qui est sorti au cinéma sur sa vie en Ethiopie " " pffoouu, on a du bol. Y'a qu'à nous que ça peut arriver ce genre de rencontres"
Départ dans 5 minutes. Il faut se concentrer. Zut, le vent se lève et il fait déjà très chaud. Berlin va enregistrer ce jour là un record de chaleur autour des 29 degrés ! Pas génial pour le record d'Hailé... et le mien. Mon rêve est toujours le même : Ca devient même une idée fixe. Je veux terminer dans la même heure que le vainqueur et passer sous la barre mythique des 3 heures soit 2:59:59 secondes, ni plus, ni moins. Mon pote Ludo qui a déjà un 2h52 au palmarès n'arrête pas de me répéter en souriant : " Tu passes sous les 3 heures et t'es un marathonien expert. J'ai lu ça dans Jogging international. Toi, pour l'instant, t'es que confirmé..."
Les sas de départ sont nickels. Pas de bousculade jusqu’à 3 minutes du coup de feu. Puis, petit à petit, nous avançons les 1 contre les autres sous la banderole "Start". Nous partirons 7 secondes seulement après les meilleurs. Il est temps de balancer notre poncho pour dévoiler notre belle tenue bleu blanc rouge du "Club Marathon France" généreusement (?) offerte par notre voyagiste, Thomas Cook. Avec ça, nous espérons être encouragés par notre public... Les organisateurs annoncent 1M5 de spectateurs. On a payé cher pour voir ça. J'espère que tous nos fans seront là.
9h00 : C'est parti pour 42km195. De suite, je me cale sur la ligne bleue. C'est une bande continue peinte sur le goudron et censée symboliser la ligne idéale pour faire le moins de mètres superflus. Le temps de baisser la tête pour regarder où je mets les pieds, je ne vois déjà plus Ludovic. C'est Fantômas. Il s'est volatilisé. Vraiment, il a disparu dans la masse des coureurs. J'essaie de repérer son maillot tricolore. " M'enfin ! il est où ce malade. Je croyais qu'il devait partir tranquille. Il ne m'a même pas dit au revoir." En fait, il va effectuer son 1er km en 3'40. Il est jeune. Il tente le coup. C'est bien, il a du sang. Moi, j'ai tellement en travers de la gorge mon temps à Paris que je me calme d'entrée. " Tout doux, Denis, tout doux". Je pars sur une base de 4'15 au kilo. Je me raisonne vraiment car j'ai des fourmis dans les jambes. Des grappes de coureurs me dépassent dans les 5 premiers kilomètres. Ca m'énerve de courir avec le frein à main. Je n'arrête pas de me répéter " Calme-toi ! Le marathon ne commence qu'au 35 ème kilomètre. D'ici là, tu gères !"
Du coup, très rapidement, j'ai un sentiment de lassitude comme si je m'ennuyais " Encore 37 km à courir. Ben, j'ai pas fini! "
Le parcours est plat comme une sole. Je n'ai pas de repères à Berlin, je ne connais pas ses habitants et je parle pas un mot d'allemand. Je me demande subitement ce que je cherche, là, tout seul au milieu de cette foule d'inconnus. Personne à qui parler. Du coup, mon esprit vagabonde. Je suis déconnecté. Mon cerveau passe d'une idée à l'autre.
Je pense alors à la course du petit-déjeuner organisée la veille entre le château de Charlottenburg, sorte de Versailles local et le stade olympique de Berlin, historique au moins à 2 titres: Hitler l'a fait construire en 1936 pour de sinistres J.O et c'est sur cette pelouse que Zidane a mis un " coup de boule " à Materazzi, 2 mois plus tôt. Comme 10.000 autres participants, nous ne voulions pas rater ce footing de 6 km. Mieux, nous voulons pénétrer les premiers dans le stade. L'âme du sprinter américain Jesse Owens doit encore traîner dans le coin. Nous avons des frissons en arrivant sous le stade à la manière des marathoniens lors des Jeux Olympiques. La piste est là toute bleue, la pelouse est vierge de montants. Les Italiens chantent. Clic clac, nous immortalisons le moment.
Et voilà, bien fait, j'ai un point de côté. Bien fait. Mon frère me répète souvent : " Si t'es pas concentré, tu as un point de côté, c'est mathématique." Bon, il faut que je m'y remette. Objectif : 2:59:59 !
Au 5éme km, je suis dans les temps, largement: 20'57" soit 20" d'avance. Bing. Je me fais alors bousculer par un concurrent Portugais. Il m'insulte copieusement. Selon lui, je lui ai coupé la trajectoire sur la ligne bleue. Vu ma concentration, c'est possible, j'en suis désolé mais en même temps j'en doute. Il s'éloigne en bougeant les bras. Juste derrière, le dossard 15000 me tape sur l'épaule et me fait comprendre que le Portugais n'est pas bien et de ne pas me faire de soucis. Je l'aime bien ce type. Un Israélien s'appelant Nir Mohlo, impossible à rater dans sa belle combinaison tournesol. 300 mètres plus loin, le Portugais m'attend et ..tend la main: " excuse me. It doesn't matter. There's no problem. Ok ?" "Ok man!". L'incident diplomatique est clos.
10éme km: Je m'ennuie toujours autant. J'ai 30 secondes d'avance( 41:59). Tout se passe à merveille mais je n'arrive pas à prendre du plaisir. Pourtant, il y a un des ces peuples sur les trottoirs. Tout Berlin est de sortie. Mieux, le monde entier s'est donné rendez-vous. La communauté danoise est fortement représentée. Il y a des tee shirts rouges aux croix blanches à tous les coins de rue. Malheureusement, je suis un fantôme. Personne ne m'encourage. Je suis transparent. Je n'accroche aucun regard. Ben alors, il n'est pas beau mon maillot Bleu-blanc-rouge ?
15éme km: 1:02:55 soit 1 minute d'avance. Je prends un 2ème sachet de gel en prévision des coups de moins bien. C’est du glucose pour mes muscles, de l’essence. Je refais le plein. Comme j’ai de l’avance sur mon tableau de marche, j’en profite pour m’arrêter systématiquement à chaque ravitaillement, tous les 5 kilomètres. Seulement, vu le peuple, et ma taille, c’est périlleux. Pour ne pas me faire renverser, en arrivant au point d’eau, je lève les bras en l’air pour avertir derrière les adeptes du ravitaillement à la volée. Je bois un puis un 2ème verre d’eau sans me presser, je prends un bout de banane et je repars. Mauvais point pour l’organisation : il n’y a que des gobelets et pas de bouteilles. Et moi, comme je n’ai pas fait Intervilles, je ne sais pas boire dans un verre en plastique sans tout renverser ou, au mieux, sans m’étouffer. C’est marrant, j’utilise cette technique pour la première fois, et, en fait, à mon niveau, on ne perd pas de temps. On en gagne même puisque je rattrape rapidement les gars de mon groupe après avoir repris de forces. C’est comme cela que je perds parfois de vue mon copain israélien pour le retrouver 500 mètres plus loin. Copain, c’est beaucoup dire. Il est toujours un peu devant moi mais sait-il encore que j’existe ? En tous cas, c’est mon repère tout jaune au milieu du peloton. Dans une course à pied, j’ai souvent besoin de me raccrocher à quelqu’un comme un oiseau à une branche.
20éme km : 1 : 24 : 04 soit 1 : 15 d’avance. Putain, j’ai de ces jambes aujourd’hui. Pourtant, les 4-5 jours précédents la course, j’étais au plus mal. Je suis une petite chose souvent grippée. Diarrhée, mal de gorge, mal à la tête, fatigue générale. Et, miraculeusement, ce matin, tout va bien. Ce doit être le stress. Comme quoi, il ne faut jamais trop s’écouter. « Si tu es malade avant une course, cela veut dire que tu es en pleine forme » m’a répété Ludo au moins 10 fois pour me rassurer. Il y a de la sagesse dans ce petit lozérien de 28 ans. « Mais non, c’est mon pote Christophe Laurent, le cycliste professionnel mendois qui me l’a dit. « Ah, bon, il est aussi docteur ton pote » En tous cas, ça se confirme ce matin. Je prends un gel anti-oxydant pour prévenir l’apparition de crampes. J’ai mis tous mes produits dans une sacoche achetée la veille au marathon expo. Elle est accrochée au short. Problème : elle brinqueballe dans tous les sens et me gène en courant. Pire : le système d’accroche me lacère la peau en frottant au niveau de la hanche. 10 jours plus tard, j’ai toujours une cicatrice purulente à l’aine.
Il y a de plus en plus de monde dans les rues de Berlin. Ca me sidère toujours les gens qui prennent sur leur dimanche pour aller voir souffrir des inconnus. Le marathon, ça interpelle les passants. « Mais pourquoi se mettent-ils dans cet état ? » Franchement, à mi-parcours, au moment où je me pose cette question, je ne vois aucune réponse intelligente. « Qu’est ce que je fais là ? »
Les Berlinois tapent sur des casseroles, d’autres jouent de la trompette à une note. Ils crient, dansent et font du bruit. Des gamins, par milliers, veulent qu’on leur tape dans la main. Difficile de faire plaisir à tout le monde. Et puis, je ne veux pas perdre trop de jus à faire le spectacle et demander une ola comme en avril dernier à la Bastille. J’ai assez fait le couillon à Paris pour ne pas recommencer à Berlin. Egoïstement, je suis de plus en plus dans ma course, centré sur mon corps, ma respiration, à l’écoute des premiers signes de fatigue.
21 km est des poussières : C’est la mi-course. 1’10 sec d’avance. Je me balade ! Le public devient bruyant. Impressionnant et fatiguant à la fois. J’aspire à plus de calme. Je pense à Ludovic. Il doit être loin devant. Au bout de chaque 1000 mètres, je cherche la borne kilomètrique pour calculer mes temps intermédiaires J’appuie sur le bouton rouge de mon cardio pour comptabiliser les temps. Parfait ! Je suis bien formaté avec l’habitude prise à l’entraînement. Jamais au-dessous de 4 : 08 le km, jamais au dessus de 4 : 18.
30éme km : 2 : 06 : 55. Toujours 1 minute d’avance. C’est beaucoup et en même temps très peu. Si je flanche légèrement, je vais tout rater. Mais je me freine. J’ai peur du 35éme km. C’est le mur du marathon. Et ici, à Berlin, le mur, on ne joue pas avec. Je me méfie, je me raisonne. « Tout doux, Denis, tout doux, landsam » Je commence à douter un peu. Et si je ratais mon marathon ?
Je prends un gel « coup de fouet » en prévision du coup dur. Il arrive je le sens. Mes jambes pèsent de plus en plus lourd. Mes pieds tapent le sol de plus en plus fort. Le lendemain le journaliste de L’EQUIPE écrira : « Lui, le poids plume (…) lutte à présent de toutes ses forces pour s’arracher à la force terrestre. (..) Sa bouche est grande ouverte et sa foulée, d’ordinaire sautillante, adhère au bitume » Et là, il parle évidemment de Gebre. Moi, c’est pareil en pire. Je fais 10 kilos de plus que l’Ethiopien et je suis à peine plus grand. Ca doit pas être beau à voir. Voilà pourquoi personne ne m’encourage. Je suis moche à regarder. Et puis, j’ai chaud. Il fait chaud. Jusque là, je préférais éviter les lances à incendie des camions pompiers disséminés le long du parcours. Maintenant, je les cherche. J’ai soif, très soif. Il est ou le ravitaillement ?
Et puis, le vent est en pleine poire sur le retour. Vu ma taille, ce n’est pas un gros problème. Un coup d’œil autour de moi et j’attends de grands gaillards pour me protéger derrière. Attention, il faut bien choisir. Certains n’aiment pas être poisson pilote. D’autres font comme certains animaux pour éloigner les prédateurs. A ce moment de la course, ils sentent tellement fort qu’il vaut mieux passer son chemin sous peine d’asphyxie. Il faut rappeler aux runners qu’il est bon de prendre une douche décontractante le matin d’une course. Un peu plus loin, 2 marathoniens vêtus du même maillot se relaient dans un bon rythme. Ils me déposent. J’aimerais partager ce moment difficile avec quelqu’un. Je ne vois plus l’Israélien.
35éme km : 2 : 28 : 21. Plus que 55 secondes d’avance. Ca va être juste, juste. Je bois 3 verres au ravitaillement plus un coup de fouet. « Bah, dégueulasse. ! » Je perds du temps et j’ai mal au ventre. « Merde, merde, je suis en train de tout foirer ! » Subitement, je ne peux plus courir à mois de 4 : 30 au kilo. Pas besoin d’être bon en maths. Il reste 7 km et 195 mètres. 7 x 15 secondes en trop = c’est mort, foutu. C’est dingue ce truc de marathon. Le coup de bambou exactement au 35éme km comme à Paris. Bis répéta.
Dans le coin, on est censé voir notre hôtel. J’entends un « Allez la France, allez vas-y » C’est notre accompagnatrice de l'agence de voyage. Elle a reconnu le maillot Bleu blanc rouge. "T’es 4 ème". De quoi elle parle ? Je ne comprends pas. Je la regarde, je la salue au ralenti. Je cherche toujours l’hôtel. Un immeuble imposant impossible à rater le long de Bullowstrasse en plein quartier homo. Je ne le verrais jamais. Je suis tellement à côté de mes pompes que je regarde à droite de la rue alors que le bâtiment se situe à gauche.
Au 36éme km, le meneur d’allure payé par l’organisateur pour ceux qui espèrent faire moins de 3 heures me dépasse. Avec sa chasuble verte fluo siglée « unter 3 stunde », il est curieusement tout seul. Il n’a plus personne à mener. J’essaie de l’accrocher mais j’abandonne au bout de 100 mètres. Il sert à quoi ce gonze ? Il continue tel un robot bien programmé. Ca y est, je flanche. Je suis en sur régime. Le moteur va péter comme après la tour Eiffel. J’ai mal partout. Le 36éme km m’est fatal. Je suis dégoutté par l’accumulation de gel dans mon estomac mais j’en prends un dernier : le Red Tonic de la dernière chance, du glucose à l’état pur.
C’est plat, plat, tout plat. Moi aussi, je suis à plat. Et puis, merde, j’en ai ma claque de ces longues avenues toutes droites, plates comme Jane Birkin. « Il n’y a pas de descente dans cette ville. Et, elle est où la Potzdamer plat(e)z. Je veux en finir. Qu’on en finisse ! Je suis lessivé »
37éme km : « Relève-toi, relève-toi, Denis. Un peu de dignité. Tu es en train de courir comme un petit vieux. » Mon frangin trouve souvent que je me traîne comme un footballeur à la retraite, les fesses en arrière, le buste en avant. Il me répète : « Il faut que tu sois fier de courir. Il ne faut pas avoir honte. Lève la tête. Fais le beau et tu respireras mieux. »
Le meneur d’allure a disparu. Je pense très fort à mes enfants, à Sandrine. Elle me dit souvent : " fais attention Denis, à force de courir, tu as le cerveau qui va tomber dans les chaussettes." Pas de danger à ce moment-là car ça turbine un max là-haut sous ma casquette éponge. J’ai un peu honte de laisser tomber. Avant de décoller pour Berlin, Hippolyte, 8 ans et ½ et Eléonore, 6 ans, m’ont chuchoté un tendre « merde » à l’oreille. C’est la tradition avant une compétition. Je n’ai pas le droit de les décevoir. Mais, je n’en peux plus. « Je ne suis qu’une merde. Je ne vaux pas mieux. C’est nul. T’as pas fait 8 semaines de préparation à raison de 6 sorties hebdomadaires pour tout perdre en 5 km. Plus de 750 km d’entraînement pour rien. Je ne peux pas le croire. Allez, bouge-toi. Et puis, ce marathon, il t’a coûté une fortune. » M'insulter intérieurement m'aide à garder un certain rythme. Je ne m’effondre pas vraiment.
Je pense aussi à ce jeune séminariste rencontré miraculeusement à Clarensac une semaine auparavant lors de la course des 2 côtes. Tout en courant, nous avions discuté «En ce moment, me racontait-il, je devrais être en train de servir la messe à Nîmes mais l’Evêque m’a dispensé et j’ai pu venir ici » J'ai sauté sur l’occasion : « Si j’osais, est-ce que vous pourriez prier pour moi dimanche prochain. Je participe au marathon de Berlin et je pense avoir besoin d’aide pour passer sous les 3 heures » Comme il a promis, c’est le moment d’y croire. C’est peut être lui mon ange gardien.
« Tes enfants, Dieu, l’entraînement. Il te faut quoi encore pour changer de vitesse ? » Je me souviens alors du « Good luck » de Gebreselassie . Le ½ Dieu a déjà fini en 2 : 05 : 56, 7éme meilleure performance mondiale de tous les temps ! Haile peut me donner des ailes. " Il a dit good luck en souriant" Il pourrait même venir me rechercher. Les effets de la potion magique font effet. Je me dépouille. Les jambes n’en peuvent plus, les mollets sont durs et à la limite de l’explosion mais le cerveau a repris les commandes…et il commande d’accélérer !
38éme km : avant-dernier ravitaillement. Putain que j’ai soif et chaud. Plus une seconde à perdre, tout en courant, je me verse un verre sur la tête, en renverse plusieurs sur la table par maladresse et j’en bois deux comme je peux. J’attrape aussi un gobelet de thé « Beurk, y’a pas de sucre » et je manque de le vomir. J’ai encore soif…
40éme km : J’ai une seconde de retard. Je cours en 4 : 35 et je dois gagner 20 secondes par kilo. C’est impossible mais j’ai un gros mental depuis quelques minutes. Comme j’accélère, je rattrape de nombreux marathoniens à la dérive. Le malheur des autres fait mon bonheur. C'est le marathon et son cortège de défaillances. Je dépasse la 1ère féminine française. Elle terminera en 3:00:42. C'est mon destin. Dans les courses régionales, je suis souvent au même niveau que les meilleures filles. J'aime bien ça car, en génèral, elles sont jolies à regarder avec de belles jambes et qu'en plus, elles sentent bon. Le final est digne d’un film à suspens. J’aperçois enfin la porte de Brandebourg, là bas au fond de l’avenue. C’est la foule le long du dernier kilomètre mais je ne vois rien d’autre que le goudron. Je n’entends plus rien. Tout est au ralenti comme dans le brouillard. J’évolue en plein rêve à moins que ce ne soit un cauchemar. Un grand moment de solitude. « Ce n’est pas possible, je n’y arriverais jamais. Je vais rater mon pari pour 10 secondes voir moins. Nooooonnn » Je passe sous la Porte de Brandebourg à fond. Au loin, à 400mêtres, je vois le panneau d’affichage avec les secondes : 2:59:45, …46,…47… C’est un super mauvais film. Je sprint. En tous cas j’essaie. ( En fait je verrais l’image de mon arrivée plus tard sur Internet, ce n’est pas impressionnant!). Je vais tout rater, c’est une tragédie. 2 :59 :55…56…57 « NOOONNN »
42km195 : “biiip…” fait ma puce. Comme pour tous les concurents, cette pastille de plastique est accrochée sur la chaussure. Elle enregistre le temps du coureur au départ et à l'arrivée au moment où nous passons le tapis de la ligne finale. Mais moi je lis le tableau d'affichage général déclenché par la puce du premier : 3:00:03. « biip » Mon cœur s’est arrêté. Mon cardio encéphalogramme est plat. Je suis détruit. « Fait chier ! J’ai raté le truc pour 3 secondes ! »
Et là, comme par magie, mon ange gardien me tape sur l’épaule en voyant mon désarroi. C’est le copain israélien. Je ne l’avais même pas vu. Il est arrivé dans la même seconde et me dit « No problem. The good time is the time of your ship (puce). It’s OK for you and me. We are under 3 hours.” Le temps réel est celui de ma puce, pas celle des meilleurs partis 7 secondes avant moi.! Génial. En fait, J'ai réalisé : 2 heures 59 minutes et 56 secondes. C’est mon temps réel, mon rève, passer sous les 3 heures! C'est juste, juste mais "Juste, c'est bon! " comme me l'a toujours dit mon père.
« Where do you come from” me demande l’Israélien en me serrant la main. " De Montpellier." "C’est drôle, me dit-il, mon frère habite Montpellier " Et je le perds définitivement de vue dans le no man’s land de l’arrivée. Une belle blonde me remet la médaille aux couleurs de l’Allemagne., un vieux brun me couvre avec une couverture de survie jaune. De chaque côté, il y a à boire et à manger sur 300 mètres mais je ne peux rien avaler. J’avance comme un automate. Je n’ai envie de rien à part vomir.
« J’ai réussi, j’ai réussi, je n’y crois pas. Merci les enfants, merci Haile, merci Mon Dieu ; merci tout le monde » J’ai envie de crier mais je suis trop faible. J’évolue dans un monde intérieur. C’est dur d’être seul à ce moment là. J’aurais tellement envie de partager ce moment avec Sandrine et les petits. Je me fais masser quelques minutes sous les arbres du jardin d’Unter den Linden. Je reprends vie dans les mains d’une étudiante kiné de Berlin. Si seulement elle pouvait appuyer un peu moins fort sur les mollets.
Je retrouve Ludovic à notre point de rendez-vous. Une pelouse où il fait bon s’allonger en plein soleil. Il a réalisé 2h52 comme à Paris.
« Et toi Denis, racontes ? . Je prends mon temps « Ludo, putain, j’ai réussi pour 4 secondes. T’imagines, pour 4 secondes. Je ne sais pas comment j’ai fait. C’était perdu et j’ai fais le truc. ." J’ai des trémolos dans la voix. Je suis à 2 doigts de craquer. Il le sent. Je le laisse et quelques secondes plus tard, je fonds en larmes. Trop de bonheur, trop de souffrance, trop de solitude aussi. Je pense à ma femme qui me supporte dans tous les sens du terme et à mes bouts de chou. Voilà, je l’ai fait. 2heures59 minutes et 56 secondes. Je me suis dépassé. Un temps ridicule au niveau mondial mais c’était mon record du monde. "Voilà, maintenant, on est des vrais marathoniens. Il fallait en faire 2 pour avoir le titre" triomphe Ludo. Je lui répond " Pour moi ce sera le dernier. Tu m'entends, plus jamais je ne ferais un marathon à fond. C'est trop dur. Je n'ai rien apprécié. je suis allé au delà de mes forces. Vraiment."
...En ce moment je suis en train de m'inscrire au marathon de Londres....
Denis Clerc 42 ans Ludovic Trabuchet 28ans
788éme sur 31472 arrivants 368éme en 2:52:14
Journaliste France 3 Journaliste Midi Libre
PS: 10 heures plus tard, nous voilà, pas vraiment frais, à la marathon party pour la remise des prix. Sur la piste de danse, il y autant de monde qu'au départ de la course. Apparement, certains en ont gardé sous la semelle. Après 45 minutes de déhanchement et de récupération active, nous avons besoin de respirer. Pourquoi décidons-nous d'aller au fond de la salle voir derrière le grand rideau ? Mystère mais nous tombons sur Haile Gebreselassie entouré par la sécurité. Personne n'ose l'approcher sauf nous. On a des choses à se dire en anglais niveau 6éme : "do you remember me ? est-ce que tu me reconnais ?" " Bien sur ! "me répond-il avec son éternel sourire. Je le tiens alors par les 2 épaules et le regarde droit dans les yeux :" Tu sais, j'ai fait sous les 3 heures et c'est grâce à toi. Tu m'as donné la force. J'ai pensé à ton "Good Luck". J'ai l'impression qu'il comprend. En tous cas, il est vraiment sympa et continue de m'écouter, la prunelle des yeux toute brillante. " Une photo, c'est possible ?" Il dit oui et sourit de toutes ses dents malgrè la sécurité qui veut nous renvoyer derrière le rideau rouge. Il me serre par la taille comme un vieux copain. Je ne suis pas vraiment "fan de..." dans la vie mais ce cliché, je vais le garder précieusement. 54 minutes séparent ces 2 coureurs....
3 commentaires
Commentaire de Baobab posté le 28-03-2007 à 17:36:00
Salut Hippolyte !
il est énooorme ton Cr. Quel régal !
Bravo pour ta perf'. jusqu'au dernier moment je n'y croyais pas. j'ai eu l'impression de vivre la course en "live".
Bonne préparation pour le marathon de Londres.
Commentaire de Say posté le 29-03-2007 à 23:08:00
Yesss!!! Veni, vidi et vici pour 4 secondes. Tu t'es bien arraché pour ça. Sympa Hailé.
Bravo pour la qualité de ton récit très vivant.
Coli, ki n'écrit pas aussi bien
Commentaire de JK42 posté le 17-09-2011 à 18:26:13
Merveilleux récit,très bien écrit même si normal, pour un journaliste (tu es journaliste c bien ca?). En tous cas ca fait envie, je décole pour Berlin dans quelques jours (ce sera mon second marathon), et j'espère avoir autant de bonnes sensations que toi. Et autant de réussite pour mon objectif (sous les 3h15).
Bonnes perf..
Il faut être connecté pour pouvoir poster un message.