Récit de la course : Grand Trail du Nord - 136 km 2008, par romook

L'auteur : romook

La course : Grand Trail du Nord - 136 km

Date : 4/10/2008

Lieu : Dunkerque (Nord)

Affichage : 3061 vues

Distance : 136km

Objectif : Pas d'objectif

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Grand Trail du Nord : point de vue du coureur, point de vue de l'accompagnateur

Compte rendu

Compte rendu

Grand Trail du Nord


Par Romook


« L’esprit tout entier est tendu vers un seul but : faire avancer le bateau. » Eric Tabarly



Un départ étrange…


Il est 3h45, mon « téléphone-réveil » sonne. Je me lève. Je ne suis pas très sûr de comprendre pourquoi j’ai décidé de m’inscrire à cette course et encore moins de savoir si, finalement, j’ai envie d’y aller… Je ne prête guère attention à mes pensées : je ne suis pas du matin. Mettez moi la même course, départ à 10h, et ces réflexions disparaîtront naturellement.


J’entends du bruit dans l’hôtel. Je sais qu’il y a un autre coureur puisque mon coéquipier et moi avons dîné avec lui. Je ne m’inquiète pas, c’est un ultrafondeur qui a l’expérience de ce type de course. Il sera également sur le départ, c’est évident. Je vais frapper à la porte de la chambre de mon coéquipier. Il est déjà levé. L’ouïe affûtée, il avait entendu mon réveil. En fait, c’était donc lui l’autre coureur dans l’hôtel... Vite, faire un café lyophilisé avec la bouilloire… Meilleur moyen de me réveiller.


Je me demande pourquoi on se presse tous les deux pour être à l’heure sur cette course qui va durer plusieurs heures. Ce n’est pas comme si je cherchais à faire un temps. Je sais qu’il y a des barrières horaires à respecter, mais quand même… J’envisage même à un moment de me recoucher pour revenir débuter la course vers 7h00 du matin. Non, vraiment, je ne suis pas du matin, vous l’aurez compris. Toutes les excuses sont bonnes pour me donner une bonne raison de me recoucher.


Je bois mon café pendant que JC se prépare. Je l’admire. Il arrive, dès le lever du lit, à prendre une douche. Pour moi, c’est la partie la plus désagréable de la journée si je ne suis pas bien réveillé. Je remarque une phrase écrite sur les draps de mon lit : « L’esprit tout entier est tendu vers un seul but : faire avancer le bateau », signé Tabarly. Je note cette petite phrase dans mon esprit. Je suis certain qu’elle prélude à la journée qui va venir.


Après quelques ablutions rapides, je suis en préparation des pieds. JC m’observe avec attention. Il découvre l’univers de la prévention des frottements : crème NOK et sparadraps. Il me prévient que nous allons être en retard. JC est mon ami et, à cette heure matinale, j’en mesure toute sa signification. Il est là avec moi, pour m’accompagner tout au long d’une journée qui sera aussi difficile que pour moi, même si les difficultés ne se situent pas au même niveau. JC est là, tout simplement. Je lui fais une entière confiance et ce n’est pas par hasard que c’est à lui que j’ai proposé de m’accompagner dans ce périple. Cette épreuve l’intrigue. Je l’intrigue. Toutes ces intrigues qui intriguent l’intriguent…


J’ai beaucoup de mal à démarrer la journée. Pourtant, je suis en forme. J’ai même eu un fou rire nerveux à propos d'une histoire de bol... Je suis également serein. Il m’annonce qu’il est 4h45 et qu’il est temps d’y aller. Vu le nombre de paquet à emmener dans la voiture, on en emmène une partie, laissant l’autre dans la chambre pour que JC vienne les rechercher après le départ. Je me demande vraiment pourquoi on se presse : que changeront quelques minutes de plus ou de moins ?


Nous nous dirigeons vers la voiture. Le vent est tombé et l’air est sec. Mon instinct de ch’ti me fait savoir qu’il ne pleuvra pas. J’abandonne mon poncho de pluie qui pèse 300 gr de mon sac. Tout poids superflu doit être évité. La voiture démarre et nous traversons les différentes routes que JC connaît visiblement très bien. En plus d’être ami, il est aussi ici en connaisseur du terrain. Il me fera partager ses connaissances du parcours tout au long de la course.


Nous longeons la mer et il est 4h58. Rien à l’horizon. C’est le noir le plus absolu. La mer est haute et les vagues sont très près du bord. Je me dis intérieurement qu’il est impossible de faire un départ ici. La voiture s’arrête et je sors rapidement. Je me dirige sur la plage et je ne vois rien en direction du circuit prévu pour la course. Pourtant, c’était bien ici le lieu de départ... Appel au PC Course. Le départ a été déplacié en raison de la marée. Quelques minutes plus tard, nous sommes sur le « nouveau » lieu de départ. Il est 5h05 lorsque j’entre seul dans les dunes... Je suis officiellement le dernier de la course, mais je n’en ai que faire. J’ai juste un peu peur de me perdre : impossible, le balisage était très bien fait.


Ma course a commencé un peu brutalement. Arrivé en retard, le peloton est déjà parti. Je suis le seul coureur sur le parking. Tous les membres de l’organisation sont en train de ranger le camp. J’ai la sensation d’abandonner un peu légèrement mon ami JC. Il reste derrière moi à me faire des signes de la main. Je lui renvoie ses marques d'amitié. Ca y est, je suis parti. Je suis dans le noir, dans le sable, avec pour seuls accompagnateurs le faible halo de ma frontale et les balises luminescentes accrochées aux arbres.


Je suis pressé de voir des coureurs. Je n’ai aucune idée du type de coureurs que je vais rencontrer. J’imagine que ce sont des « spécialistes » de ce type de course. D’une part, ma première intuition est de me dire que rares sont ceux qui vont partir sur une distance aussi longue sans expérience – et là, je me fustige déjà de mon inconscience. D’autre part, le temps de ces derniers jours étaient tellement épouvantable que seuls les plus motivés vont partir sur 136 km de boue… Fort de ces réflexions, j’angoisse à l’idée de ne rattraper personne car, bien entendu, même si je suis le dernier, il n’est pas question de se brûler les ailes en courant éperdument à la recherche du temps perdu.


Je remonte quand même quelques coureurs, puis, j’arrive à un groupe de personnes. Rapide coup d’oeil sur le dossard… Ho ! Le raton-laveur ! Je lance un timide « bonjour, c’est Romook. » A cette heure matinale, je ne suis encore sûr de rien. Je ne sais pas si on peut parler ou non aux coureurs, certains voulant peut-être vivre leur course comme une expérience mystique, tout en silence... Pour ma part, j’étais effectivement parti à la recherche d’une nouvelle partie de moi. Je me suis mis à l’ultra il y a quelques années pour des raisons sentimentales et j’y avais trouvé là une forme de méditation active… Ce départ augurait donc le début d’un nouveau chemin dans mon existence. Non pas que j’ai besoin de faire le point particulièrement, mais ça ne fait jamais de mal de se retrouver face à soi-même et à ses propres réflexions pendant quelques instants. Une course de 136 km semble laisser le temps nécessaire pour se retrouver face à soi-même, surtout lorsque les difficultés se présenteront.


C’est donc avec tout ce background de questionnement intellectuel que j’aborde le raton-laveur, espérant pouvoir causer un brin, sans le déranger outre mesure. Nous avions évoqué le fait de nous rencontrer juste avant le départ. Mon arrivée tardive après le départ avait amputé cette possibilité. Rester donc à savoir dans quel état d’esprit il allait courir cette course… Le retour est immédiat et c’est avec beaucoup de chaleur que nous nous mettons à discuter en traversant les dunes. Nous entendons la mer, pas très éloignée, sans jamais l’apercevoir. Nous évoquons des courses que nous avons courues, échangeons des impressions, le temps et les kilomètres défilent sans que je m’en aperçoive…


On sort des dunes et on traverse un peu de bitume. Mon GPS indique 11 km. D’après le tracé initialement prévu, nous pouvions supposer être à deux kilomètres du premier CP. Je quitte le raton-laveur et vogue à mon propre rythme, persuadé que, de toute façon, à un moment ou à un autre, il va me rattraper. Or, première surprise, après quelques centaines de mètres, voici de nouveau des dunes… Je sais que l’organisation a créé un second itinéraire pour éviter la mer, mais, d’après le tracé initial… Je me fais quelques réflexions sur le fait que le détour va rallonger le parcours, puis me reconcentre sur les dunes. Je remonte pas mal de coureurs, bien que je ne cours pas très vite. Je me sens bien et rien ne me fait sentir une quelconque fatigue.


Coup d’œil au GPS : je suis au quinzième kilomètre et l’on sort des dunes. J’appelle JC pour lui dire que j’arrive et que j’ai pris du retard sur mon plan de passage à cause d’un détour dans les dunes. Il m’attend au bout d’une ligne de bitume et me prend en photo. Je suis très content de le voir.


Point de contrôle 1 : Ghyvelde, 17 km, arrivé à 7h00, 1h55 de course, reparti à 7h30


Au détour d’un virage, c’est le PC 1. JC m’attend. Il est tout sourire. Toutes les affaires sont sorties du coffre de la voiture. Je n’ai plus qu’à me servir. Je regarde mon GPS. Nous avons parcouru 17 km au lieu des 13 initialement prévus. La course ne fera donc probablement pas 136, mais 140 km. J’ai une demi-heure de retard sur mes temps de passage, ce qui, au regard des 4 km de détour, tout à fait normal. Je ne m’en émeus pas.


« Tu as une demi-heure de retard sur tes plans de passages, il faut que tu te débrouille pour rattraper au moins un quart d’heure sur la prochaine étape. » m’annonce JC. Je le regarde et je me demande si je dois rire ou non. Ce qui est sûr, c’est que l’un des types de l’organisation qui est dans son dos à ce moment-là, est complètement ahuri par la réflexion. Et on peut le comprendre ! Il reste a priori 123 km pour « rattraper » 30 minutes pour arriver à Lille à une heure convenable pour que mes amis viennent me rejoindre… Et JC claironne qu’il faut rattraper au moins 15 minutes sur le prochain tronçon…


Il me semble qu’à ce moment-là, il fait preuve d’un excès d’optimisme à mon égard. D’abord, vais-je finir l’épreuve ? Ensuite, pourrais-je arriver avant 9h00 du matin qui est sa dead-line, pour ses occupations familiales à assumer pour la fin du week-end ? Enfin, serais-je capable d’arriver avant minuit, qui était mon objectif initialement programmé ? J’avais, en fonction de la typologie du terrain et de ma connaissance de mes capacités physiques, fait une approximation de ce que j’étais capable de faire. En fait, je n’avais pas posé minuit comme point de mire. J’avais lu les cartes et estimé la vitesse à laquelle je pourrais courir en fonction de mon état de fatigue supposé et du terrain. J’en avais déduit que j’arriverais vers minuit.


Je lui réponds bien évidemment que « je vais faire ce que je peux », tout en me disant dans mon for intérieur que je connais assez bien la machine qui doit me conduire jusqu’à Lille et qu’en tant que machiniste de ce corps, je m’emploierai à n’en faire qu’à ma tête… Qu’il me pardonne, mais à ce moment-là, le temps ne m’importait pas. Tout simplement, il y avait 4 km de plus sur le tracé du parcours, donc une demi-heure de plus à prévoir sur le temps final.


La course d’ultrafond me donne la sensation d’être équivalente à une course de vitesse comme un 3000 mètres ou un 10 km. Vous avez un moteur et il a des capacités. Au moment où vous prenez le départ, vous savez ce qu’est capable de faire, au mieux, votre moteur. Essayez de le pousser plus loin et vous allez directement dans la contre-performance. Ainsi, si vous connaissez votre VMA, vous avez une idée de ce que sera votre meilleur temps possible sur 10km. Inutile de rêver faire deux minutes de moins, c’est techniquement impossible, sauf avoir le vent dans le dos, un coureur qui court 1,5 m devant vous et une absence totale d’obstacles sur le parcours. Bref, des conditions de laboratoire. Sans être un spécialiste du trail, je pense pouvoir affirmer, sans grande chance d’erreur, que le trail est, par sa nature même, le contraire même des conditions de laboratoire, même avec le vent dans le dos.


Ainsi, connaissant ces conditions de base, je sais en repartant du PC 1 que je ne chercherai pas à rattraper 15 minutes car mes prévisions de temps ont été faites sur des vitesses de course pour des distances de 60 km environ, avec une portion de 20 km assimilable à un trail. Je n’ai jamais couru plus de 67 km, donc au-delà, c’est de l’expectative. Je n’ai aucune idée de ce qui peut se produire dans mon corps. Peut-être vais-je connaître des coups de fatigue importants et inattendus ? Peut-être vais-je me blesser ? Je vais donc poursuivre au même rythme que celui initialement prévu, sans tenir compte de mes prévisions précédentes, car c’est ce rythme qui maximise mes chances de parvenir au bout du trail avec de bonne chance de succès (sans blessure et avec un « bon » temps).


Je repars sur le chemin bitumé. Un premier rond point à traverser et, tout de suite, on se retrouve sur un chemin de campagne, mi-bitumé, mi –caillouteux, avec quelques flaques d’eau à éviter. Tout de suite, je me rends compte que, même si mon arrêt au ravitaillement était dans le quart d’heure que je me suis autorisé, j’ai perdu du temps. Je cours normalement, à une moyenne de 10,5 km/h environ, avec une sensation de facilité déconcertante… Je remonte dès les premières centaines de mètres des coureurs. En fait, ce sera le lot de toute ma course pendant les 120 premiers kilomètres, doubler ceux que j’avais déjà doublé auparavant, simplement parce qu’ils passent moins de temps que moi au ravitaillement…


Progressivement, le jour se lève sur les prairies du nord. Nous suivons des chemins de bitume campagnard classiques. Nous traversons quelques chemins de terre contenant systématiquement deux ornières de boue, vestiges laissés par des tracteurs. Plusieurs concurrents me feront la remarque qu’il n’y a pas assez de chemin « nature. » Je ne suis pas d’accord, mais c’est vrai que c’est mon premier trail et que j’imagine que certaines courses doivent se courir quasi exclusivement dans la nature.


Pour ma part, ces ornières sont une torture permanente. Je ne supporte pas du tout ces chemins herbeux plein de boue. Mes chevilles se tordent dans tous les sens de manière à peine perceptible, mais pourtant bien réelle. Mon entraînement n’avait pas prévu ce type de terrain et je ne trouve pas la bonne manière de les aborder… Le pied se pose sur un sol presque stable qui se dérobe juste au moment où l’on se croit stabilisé. Si ce n’est un chemin que j’ai traversé une nuit à Arnèke, je n’ai jamais couru sur ce type de terrain.


Ce type de terrain est une vraie calamité. Je suis fragile des deux chevilles, pour m’être fait des entorses dans ma jeunesse. J’ai gardé un tel mauvais souvenir de ces périodes de non-course, que le moindre pavé, même sec, me remplit de crainte. J’avais prévu des bâtons de trail pour grimper les monts, c’est dès ce moment-là que j’aurais dû les utiliser. En effet, mes chevilles vont se détériorer en quelques kilomètres, de manière quasi imperceptibles, mais si profonde que je devrais arrêter la course pendant plusieurs mois et faire des séances de kiné après ce grand trail…


Après quelques-uns de ces chemins boueux, le circuit s’engage dans une petite forêt. Le soleil est à présent bien présent en terme de luminosité. Cet ombre me plaît et me « détend. » Je jette un coup d’œil rapide à mon GPS. J’approche déjà du PC 2. J’essaie de faire des calculs savants pour voir si je suis toujours dans les temps, prenant en compte les 4 km supplémentaires. Je me perds dans des calculs invraisemblables et des estimations. Au bout du compte, j’en déduis que je ne sais pas où j’en suis.


J’appelle JC sur son portable. Il est déjà en ligne. « Sûrement avec ma mère » me dis-je. Pourquoi cette réflexion ? J'aurai pu tenter de vous persuader que j'étais pourvu de don extrasensoriel me permettant de deviner qui téléphone à qui. Mais, dans ce cas très précis, je déclarerai simplement que si JC, au moment où je suis censé arriver au ravitaillement est en train de téléphoner, c’est sûrement parce qu’il a quelqu’un de bavard au téléphone et que par politesse il ne peut pas raccrocher. Evidemment, ça ne peut être que ma mère. Un raisonnement logique qui anéantit toutes les théories sur l’extrasensorialité des êtres humains : vous me voyez désolé de vous apprendre ça au détour d’un CR sur un ultratrail.


Je laisse donc un message sur son portable en indiquant que s’il n’est pas là rapidement, je me restaure et repars rapidement. Je suis en pleine forme et c’est vrai qu’avec ce soleil qui est sorti des ténèbres depuis peu, cela donne une terrible envie de courir ! Je suis bien réveillé maintenant et je dois m’affronter en quelque sorte. En effet, il y a toujours un cheval sauvage au fond de moi qui sommeille et qui ne demande qu’à démarrer à fond de cale. Me mettre à faire de la vitesse au tout début de cette course serait une grande idiotie. C’est pour ça que j’aime l’ultrafond, pour ce bras de fer que je dois faire avec moi-même pour rester raisonnable quand tous les indicateurs sont au vert, que vous avez une pêche d’enfer et que vous commencez à vous dire que vous pourriez courir plus vite que Ushain Bolt. C’est là que réside la difficulté : continuer à courir au petit rythme raisonnable que vous savez être celui adapté pour la course que vous faîtes.


Point de contrôle 2 : Bergues, 36 km, arrivé à 9h15.


Sortant de la forêt en arrivant au point de contrôle 2, j’ai repris un quart d’heures sur ma demi-heure de « retard ». C’était difficile, mais je n’ai pas fait exprès. Difficile à cause des chemins boueux... A ce moment-là, je ne pense plus que je suis à Bergues. « Bergues », depuis le film « Bienvenue chez les ch’tis », ce village a été mis sous les projecteurs. J’aime le nom de ce village depuis bien plus longtemps... Cela remonte à l’époque où je lisais énormément... Dans mes pérégrinations littéraires, j’avais rencontré Gombrowicz. Et là, le choc, je suis tombé dans son « Cosmos. » Arriver à Bergues aurait donc dû être chargé de souvenirs littéraires sonores…


« - Tri – li - li.

Moi, rien. Je restais assis.

- Tri – li – li.

Le silence, de nouveau, la prairie, l’azur, le soleil déjà plus bas, des ombres qui s’allongeait.

- Tri – li – li !

Mais cette fois il y allait carrément, c’était agressif comme un signal d’assaut. Et aussitôt tomba un

- Berg !

A voix très haute, très nette… je ne pouvais pas ne pas demander ce que cela signifiait.

- Comment ?

- Berg !

- Quoi, berg ?

- Berg !

- Ah oui, vous parliez de deux juifs… C’est une histoire juive.

- Quelle histoire ? Berg ! Le berguement du berg dans le berg – vous comprenez ? – le bemberguement du bemberg…

Il ajouta d’un ton rusé :

- Tri – li – li !

Il remua les bras et même les jambes, comme sous l’effet d’une danse intérieure, triomphale. Il répéta machinalement et obscurément un berg… berg… venu de profondeurs mal discernables.

- Bon. Eh bien, je vais faire un tour. » (Gombrowicz, Cosmos)


Ce livre a été une forme d’initiation pour moi. Livre rempli de plein de mystères logiques. Livre impénétrable et simple à la fois. Un livre qui est un guide pour l’interprétation de la réalité. Le livre à avoir lu si on aime les expériences littéraires surréalistes – ce n’est pas un livre qui puise dans le surréalisme, c’est l’expérience que le lecteur en fait qui est surréaliste... Bref, lisez-le.


Le ravitaillement me permet de remplir ma poche à eau. J’en profite pour vider le sable de mes chaussures et de mes chaussettes. Un peu de crème NOK ne serait pas un mal. Mais JC n’est pas là. Je suis partagé entre la colère, le sentiment d’abandon, l’envie de lui apprendre qu’on ne m’abandonne pas et repartir sans égard à mon accompagnateur dont l’absence démontre son manque d’intérêt évident pour moi, et l’inquiétude qui lui soit arrivé quelque chose car, vraiment, il n’y a aucune raison pour qu’il ne puisse pas être là – sauf à être en train de parler à ma mère.


L’accompagnateur, dans une telle épreuve, a une importance considérable pour le coureur. Ce n’est pas un rôle que l’on peut donner à n’importe quelle personne. Cela suppose beaucoup de connivence entre le coureur et l’accompagnateur. Cela suppose aussi beaucoup de compréhension de ce qu’est ce type d’épreuve pour l’accompagnateur car le coureur connaît des hauts et des bas psychologiques qu’il faut savoir anticiper et gérer. Il peut connaître aussi des sautes d’humeurs qui peuvent passer pour des caprices. La fatigue physique et le doute permanent qui ronge le coureur sur ses capacités à terminer l’épreuve font que tout tient dans un difficile équilibre. Evidemment, toute rupture d’équilibre qui entrave la performance trouvera probablement son bouc émissaire dans celui qui, généreusement, a offert de sacrifier son temps pour suivre un demi-fou dans son délire...


JC n’a pas d’expérience de course à pied longue, ni même courte à ma connaissance. Pour pénétrer cet univers, il a lu des CR en document d’étude afin de comprendre ce qui pourrait bien se passer dans ma tête et dans la tête des autres coureurs. Sans vouloir généraliser une expérience personnelle, il me semble que chacun des coureurs vit, lors du déroulement de la course, une course où, psychologiquement, l’être se charge d’une pression qui sera soit une force positive (renforcement de l’envie de terminer la course), soit négative (impression de n’être pas à la hauteur qui conduira à l’abandon). L’accompagnateur se doit de manœuvrer subtilement pour que cette pression reste dans son côté positif.


JC n’est pas là. Je me raisonne en me disant que toutes les probabilités font qu’il est probablement retardé, sans avoir eu d’accident, que tout va bien et que cela ne signifie pas qu’il se désintéresse de moi. C’est incroyable comme les sentiments peuvent fuser rapidement dans certains moments de fatigue et devenir complètement irrationnels. Fatigue ? A ce moment-là de la course, je ne suis absolument pas fatigué au sens classique du terme, mais la machine subit une forme de pression nerveuse. Cette contrainte, me semble-t-il, exerce sur le jugement une déformation proportionnelle à nos craintes de ne pas voir se réaliser nos désirs.


Je sors. Je l’appelle une dernière fois en marchant vers la sortie du ravitaillement. Il me répond en me disant, affolé, qu’il est vient d’arriver et qu’il était en ligne avec ma mère… Je repère la voiture et, en quelques minutes, j’ai changé de chaussette, mis de la crème NOK, supprimé la boue qui était collée sous mes chaussures. Elles se sont probablement allégées de 200 grammes chacune.


Je repars. A peine 800 mètres après avoir quitté le ravitaillement, un grand froid me saisit le bas du dos, les fesses, puis l’arrière des cuisses. Ce n’est pas douloureux, mais c’est glacé, comme si… Je tâte avec ma main : je suis trempé. Je sens que l’arrière du sac fait du goutte à goutte. Je m’arrête. Rapide contrôle : la poche à eau s’est vidée en partie. Je suis mouillé. Je me suis arrêté déjà trop de temps. Je me changerai au point de contrôle suivant. Je referme correctement la poche à eau : il m’en reste assez pour faire la distance. Je repars donc. Il est déjà presque 9h50…


On poursuit dans le village un petit moment, puis on bifurque vers des petites routes bitumées. Le trajet ne me laisse quasiment aucun souvenir, si ce n'est JC qui me poursuit quelques instants pour prendre une photo. Il y avait du soleil, mais la température était idéale pour courir. Malgré le fait que mes vêtements sont mouillés, je ne ressens aucune gêne, même intellectuelle.


Je déroule les kilomètres sans encombre, sans difficulté particulière. Tous les voyants sont au vert et c'est en pleine forme que je rejoins Wormhout où je dois faire un changement complet de ma tenue. Je veux mettre des vêtements plus légers car j'ai toujours ma tenue de nuit (bonnet, cuissard long, gants, tee shirt manches longues...) et j'aimerais me sentir plus léger et confortable. J'appelle JC pour qu'il puisse me préparer quelques affaires afin de limiter le temps au check point.


Tout va bien, mais mes chevilles sont déjà « usées ». Cela m’inquiète assez peu car c’est une douleur très légère, tout à fait supportable. Ca ne ressemble pas à une tendinite, ni même à une déchirure musculaire. C’est une douleur toute neuve, que je ne connais pas encore. Ca ne m’inquiète que très moyennement parce que je peux continuer à courir dessus sans inconfort particulier.


Point de contrôle 3 : Wormhout, 49 km, arrivé à 11h30, 6h25 de course…


Je me rappelle d'une arrivée au CP 3 très agréable, sous le soleil. Quelques nuages menaçaient d'un peu de pluie et quelques gouttes sont tombées. Mon flair de gars du nord ne me trompe pas, je ne risque rien : il ne pleuvra pas.


Je suis en bon état et j’en profite pour varier mon alimentation en mangeant quelques dattes et des tranches de jambon au ravitaillement. Un des bénévoles me propose une soupe au vermicelle. A la seule idée d’avoir quelque chose de salé et de chaud en même temps, je me mets immédiatement à saliver. Quelle déception lorsque je découvrirais que la soupe au vermicelle est lyophilisée avec de l’eau qui sort d’une cafetière électrique. Objectivement, ce n’était pas mauvais mais ça m’a fait une impression bizarre au fond de moi…


Je me mets du cliptol gel mentholée sur les chevilles, qui reste pour moi l’un des meilleurs produits pharmaceutiques d’accompagnement des petits bobos. Je m’en tartine une grande couche sur les deux chevilles. Immédiatement, la sensation de fraîcheur semble atténuer mes petites douleurs. Je dois changer la combinaison en entier et j’aurais aimé prendre une douche. J’ai la peau qui vient d’être en contact pendant plus d’une heure avec un liquide très sucré… Ca colle de tous les côtés, c’est très désagréable. Je ne prendrai pas de douche et je le paierai beaucoup plus tard…


Globalement, je me sens bien. Pourtant, JC m’annoncera plus tard qu’il m’a vu arrivé en étant persuadé que j’allais abandonné là. Je n’ai aucun souvenir d’une douleur ou d’une fatigue particulière qui aurait pu justifier une telle impression. J’émets donc une hypothèse scientifique : le corps peut marquer une fatigue physique qui ne reflète pas forcément l’état intérieur du coureur, et vice-versa. La science nous donnera un jour la réponse.


JC me donne les bâtons en m’annonçant que le futur dénivelé risque de rendre nécessaire leur utilisation. Je suis circonspect sur cet instrument. Je me rappelle avoir indiqué sur le road –book que je devais prendre les bâtons. Ainsi est faite l’organisation, mon organisation. J’ai noté et expliqué un certain nombre de chose à JC pour qu’il me « coache » pendant la course. Il est en quelque sorte mon double « conscient ».


Une telle course peut vous rendre déraisonnable car vos sensations ne reflètent pas forcément la réalité. Le sachant, j’ai prévu un garde-fou en la personne de mon ami. Comme il n’a aucune expérience de ce genre de course, je lui ai transmis tout ce que je sais. Il sait donc à quel moment je suis supposé changer de chaussure, prendre les bâtons, changer les sparadraps des pieds, remettre de la crème NOK, remplir ma poche à eau, manger... Et surtout, il sait pourquoi à tel moment, je dois faire telle ou telle chose.


En effet, je me méfie de moi et je suppose qu’à un moment, si je ne suis pas disposé à faire telle chose car cela m’indispose, contre tout bon sens, je veux qu’il puisse me rappeler à l’ordre et surtout argumenter. Je ne suis pas homme à me laisser dicter ma conduite et mon caractère peut vite amener mon interlocuteur sur le terrain de la dialectique où j’ai toutes les chances de l’emporter, avec (parfois) « un peu de » mauvaise foi…


C’est JC qui m’a suggéré l’idée des bâtons, en pensant notamment que nous allions passer par un endroit appeler le « trou du diable » du fait de sa dangerosité. Nous ne passerons pas par ce chemin, mais j’aurai tout de même les bâtons. Au moment où j’ai quitté le point de contrôle, j’étais embarrassé avec les bâtons, mais j’avais noté que je devais les prendre. Inutile de tergiverser : l’argument ultime de JC aurait été de me mettre le road-book sous le nez. Vous avez beau dire, avec toute la mauvaise foi du monde, quand vous avez écrit de votre propre main « prendre les bâtons », et bien vous prenez les bâtons. Un point c’est tout.


Je quitte donc le point de contrôle muni de ces deux instruments que je trouve lourds, encombrants, inutiles. Cet inconfort est contrebalancé par mes bonnes sensations dans ma tenue propre. Le ciel s’est obscurci, mais le temps est beau. C’est reparti en trottinant vers le mont Cassel.


J’ai déjà couru de manière « non officielle » dans les Alpes maritimes, l’Aveyron, les Vosges, surtout dans mon cher Avesnois, notamment autour du lac du Val Joly. Une chose est sûre : j’aime le dénivelé. J’aime quand ça grimpe. A tel point que je serai prêt parfois, au pied d’une côte que j’aborde en voiture, à m’arrêter pour chausser mes runnings et me mettre à grimper. Gravir une grande montée, presqu’abrupte, ça m’excite et ne me décourage jamais. Au contraire, chaque centimètre pris est toujours un centimètre qui me satisfait. Je règle mon allure et ma foulée pour être la plus économique possible : j’ai l’impression d’être un orfèvre en train de tailler une pierre précieuse dans ma recherche du geste parfait.


L’un de mes rêves, c’est le 100 km de millau. Pour avoir passé plusieurs étés à Millau dans ma jeunesse, en stage de guitare, j’ai eu l’occasion plusieurs fois d’aller courir là-bas et mes souvenirs d’alors me permette de sentir quel bonheur je trouverai à grimper ses longues côtes, que l’on retrouve à Gérardmer ou encore dans les environs de Conques. Une côte qui dure deux, trois ou quatre kilomètres avec un fort dénivelé, c’est l’extase.


En revanche, le faux-plat, la côte qui se déguise en un serpent qui grimpe sans vouloir le faire franchement, alors là, ça ne me plaît pas. Pas du tout. J’ai l’impression que l’on me vole le plaisir de grimper. Psychologiquement, je n’affronte plus, je patiente. J’attends patiemment qu’enfin on me donne la côte finale, la vraie, la difficile.


JC m’avait parlé avec emphase du mont Cassel, du mont des Récollets, du mont Noir et du mont des Cats… Dans les Flandres, qui reflètent vraiment le plat pays, ces 4 monts font figures de « montagnes ». On les voit de très loin. Ca grimpe fort en terme de dénivelé. Je ne les ai jamais vus autrement que de loin, par le biais de l’autoroute. Je n’ai jamais posé les pieds sur eux. Je ne les connais pas. Mon instinct me dit que cela ne va pas être difficile. Sacrilège que de dire ça autour de moi dans le plat pays. On me cite des courses cyclistes très difficiles, on me parle de « casses pattes. » L’excitation de la rencontre est donc à son comble.


Depuis les Moëres, on grimpe sur du faux plat. Ca fait maintenant plus de 20 kilomètres qu’il y a un petit dénivelé positif, celui qui, insidieux, ne veux pas être franchement une montée. Le dénivelé timide, qui se découvre toujours après un virage où une haie vous masquait la route, comme un long serpentin qui grimpe tout doucement. A ce point de la course, les distances entre les coureurs se sont étirées et cela ressemble à une longue traversée du plat pays en solitaire. Pas de voiture. Personne ou presque à l’horizon. Juste un long chemin de bitume comme je les aime, entrecoupé parfois d’un passage à travers champs ou pâtures.


J’ai mes bâtons à la main et je me demande bien à quoi ils vont me servir puisque c’est du faux plat. Dans le lointain, je vois le Mont Cassel qui se dresse comme un lointain objectif. Je sais que le prochain CP sera après le Mont Cassel. Ce dernier est donc un point de passage obligé et cette pseudo-montée m’est psychologiquement difficile car elle ne m’intéresse pas.


J’avance tranquillement, m’arrête de temps à autre pour faire le point avec moi-même. Je constate que mes chevilles ne sont quasiment pas douloureuses lorsque je suis sur le bitume, mais que le moindre contact avec un chemin un peu abîmé, herbeux ou terreux me fait tout de suite souffrir. Je fais aussi le point en me disant que je vais bientôt battre mon record de distance personnel qui est de 67 km. Et puis je suis heureux de traverser le Nord, ma région, mon pays…


Je suis ce que l’on pourrait appeler un « globe-trotter », plus par nécessité professionnelle que par envie. A tel point que j’ai fini par me définir comme « sédentaire international ». Lorsque je voyage, je retourne aux mêmes lieux, mêmes endroits, cherche à recréer un environnement de routine autour de moi. En fait, ce que j’aime dans le voyage, c’est rencontrer des personnes qui ont une culture intérieure différente de la mienne, avec des codes de communication différents. Je me sens bien à peu près partout, mais le lieu que je préfère, c’est le Nord et la ville « la plus belle du monde » reste Lille…


Je suis parfaitement adapté à ce climat puisque la chaleur et le soleil ne m’apportent que de l’inconfort… Bref, je ne me sens bien qu’ici. Toutes ces réflexions, évidemment fusent dans ma tête pour occuper cette lente montée vers le Mont Cassel.


Au détour d’un virage, je m’aperçois que la route part vers la droite alors que le Mont Cassel commençait vraiment à être visible de face… Et c’est parti pour une boucle de deux kilomètres qui semble m’éloigner de la tant attendue rencontre. J’arrive alors à une petite chapelle où est un bénévole, perdu au milieu de nulle part et qui m’encourage lorsque je passe. Je lui fais une blague : «  Pour Shanghai, je continue sur cette route ? » Il me regarde interloqué, puis éclate de rire et me précise qu’à son humble avis, il faudra que je prenne sur la gauche dans quelques kilomètres…


Cette micro conversation de 20 secondes va m’occuper l’esprit jusqu’au pied de la côte qui mène au Mont Cassel, enfin. Alors je démarre l’ascension, m’attendant à une terrible montée qui devait ressembler, dans mon imaginaire, aux pires côtes du 100 km de Millau. La côte est assez raide, il faut le reconnaître. C’est équivalent des côtes que l’on rencontre à Gérardmer, mais en beaucoup moins long. Dans le doute de savoir ce qui m’attend après cette première côte, je me préserve et utilise mes bâtons en restant dans l’herbe. Arrivé au sommet, on doit redescendre dans des sous-bois, puis traverser un champ boueux puis on regrimpe. C’est plus sévère cette fois, mais cela ne dure pas très longtemps, tout au moins passez à mon goût. D’après mes souvenirs, cela devait faire environ un petit kilomètre.


On traverse Cassel puis on repart pour des descentes et des montées. Dans mes souvenirs, je ne me rappelle aucune différence entre le moment où j’ai grimpé le Mont Cassel et le moment où j’ai dû traverser le Mont des Récollets. D’après les cartes, nous sommes passés dessus. Mais avec une différence de dénivelé de 30 mètres entre les deux sommets, cela ne m’étonne pas de n’avoir pas vu les différences.


Ensuite, c’est une longue descente vers Terdeghem durant laquelle j’aurais la joie de croiser JC et ma mère. Cela m’arrêtera quelques instants, quelques minutes pourrait-on dire, mais quelle importance sur une course d’une telle distance. Je ne suis pas là pour faire un temps, mais bien pour visiter ma région en courant. Cela me touche beaucoup, surtout avec la solitude qui commençait à s’installer du fait de l’étirement du peloton.


Après quelques routes de bitumes, me voici arrivé au point de contrôle 4. J’arrive en n’oubliant pas de me dire que je franchis à l’instant mon record de distance personnel. Je n’éprouve pas de fatigue particulière. Je n’ai pas mal aux jambes. J’ai « normalement » mal aux chevilles. Les voyants sont donc toujours tous au vert. J’aperçois le parking et me dirige vers ma voiture-balai.


Point de contrôle 4 : Terdeghem, 69 km, arrivé à 14h20 (9h15 de course) / départ à 14h50,


« Alors nous devons garder une allure réduite ? demande Hugh.

- Exactement, assura Doc, C’est toujours le rythme qui tue, jamais la distance. » (La grande course de Flanagan, Tom Mc Nab)


Ici, je sais que la course commence réellement car je pénètre maintenant dans l’inconnu. Je pense avoir couru de manière très « sage » jusqu’à maintenant pour pouvoir aborder cette seconde partie de course avec le plus de jus et d’entrain possible.


Je suis accueilli avec des « Mars. » Je suis content car ma réserve de « Snickers » est terminée. Mais c’est la première fois que je vais en manger, que ce soit en entraînement ou en course. Je jette un rapide coup d’œil sur la valeur calorique. 70 Kcal de moins qu’un Snickers… La différence paraît peu importante. Pourtant comme je brûle plus de 700 Kcal à l’heure, il faut que j’en mange plus pour avoir un apport de calorie équivalent. J’ai peur d’être trop « lourd » ou d’être trop « balonné ».


Mon corps a l’habitude de se restaurer pendant la course. Je fais tous mes entraînements sur ce modèle. Le jour d’une course, je ne change rien. C’est pour ça que je ne considère pas qu’une course soit différente d’un entraînement, sauf à dire que plein de chose sont des éléments qui facilitent la course. Il y a la nouveauté d’un paysage à découvrir, les personnes que l’on rencontre sur le chemin, le ravitaillement qui permet de se restaurer plus facilement sans être obligé de cacher des bouteilles dans les bosquets ou encore de se trimballer une réserve d’eau de deux litres, les encouragements des spectateurs… Bref, tout un ensemble d’éléments qui rendent la course plus facile que l’entraînement. Paradoxal, non ?


On en retirera que je ne suis pas vraiment un challenger. Si je me suis mis à courir en vue de faire du long, c’est pour jouir pleinement du plaisir de courir, sans me sentir tyrannisé par un chrono. J’ai l’impression d’être devenu une sorte d’esthète de la course à pied. Parfois, quelqu’un qui me double déclenche une envie irrépressible de lui montrer qu’il y en sous la semelle. Mais, c’est aussi pour apprendre à maîtriser cet instinct bizarre et fort animal que je veux faire du long. C’est une forme d’ascèse de l’instinct de compétition. Bien évidemment, avec le temps et la confiance qui viendront, je serai plus enclin à me laisser partir. En ce moment, je suis dans une phase où je découvre un univers et j’y vais à tâtons car il n’y a pas de seconde chance pour les calories brûlées prématurément.


L’arrivée à Terdeghem est toute symbolique. Cela correspond très exactement à la sortie la plus longue que j’ai faite en entraînement. Pour moi, ça marque donc l’entrée dans le début de la course. De ce fait, j’ai besoin d’une pause, plus psychologique que physique, et je la prends. Ce sera un de mes plus longs arrêts pendant la course. Ca me fait plaisir de voir ma mère qui a fait plus de cent kilomètres pour « voir son garçon courir. » Sans qu’elle n’en soit consciente, ni même moi d’ailleurs, je passe plus de temps aussi à discuter avec elle et JC que je ne l’aurais fait si elle n’avait pas été présente. C’est une pause psychologique à tout point de vue.


Mon objectif numéro un est de terminer la course en bon état. Le second est d’arrivée avant minuit à Lille. Cela fait un peu de moins de dix heures que je cours et je suis très exactement à la moitié. Je me sens très bien physiquement. L’utilisation des bâtons m’a permis de gagner beaucoup de temps et mes chevilles ne sont plus très douloureuses.


Fait divers : je perds mon bracelet qui permet de contrôler les points de passage au pointage. C’est dans l’indifférence total des coureurs autour de moi, alors que je viens de me servir un « jambon – fromage » (deux tranches de jambon roulées sur elles-mêmes avec du cheddar en tranche fourré à l’intérieur) sur la table de ravitaillement, que je découvre que mon bracelet posé le temps de me faire mon sandwich artisanal n’est plus là. Il n’est plus là. D’un seul coup, il brille par son absence douloureuse. Je commence à prendre peur. Vais-je pouvoir finir la course ? Je ne pense pas que ce soit un détail car à chaque point de contrôle il est poinçonné donc j’imagine qu’à l’arrivée on m’annoncera qu’on ne peut pas noter mon temps car je ne peux pas fournir la preuve que j’ai couru la course.


Un des gars du ravitaillement, qui s’appelle Dominique, commence à vider la poubelle devant moi en expliquant qu’il vient de jeter tout ce qui traînait sur la table et que c’est probablement de sa faute. Chacun des coureurs regarde la scène visiblement insensble au drame qui m’anime. Même s’ils ne peuvent rien faire pour moi, un petit mot, un regard interloqué, quoi que ce soit m’aurait touché. J’ai l’impression de me vider de mes forces à l’idée d’avoir perdu ce petit bout de papier orange… Dominique est surexcité : il en fait une affaire personnel. Son agitation désordonnée me rassure, je suis pris en main. Il déclare alors qu’il faudra faire poinçonner mon dossard à la place et qu’il sera mon témoin en cas de litige, qu’il va faire prévenir tous les points de contrôle, qu’il n’y aura pas de problème.


Je repars soulagé vers ma « voiture - ravitaillement » où je vais à nouveau changer de vêtement, le froid s’abattant doucement – à moins que ce ne soit la fatigue qui me gagne. Le rituel est bien rôdé : crème NOK pendant que JC remplit ma poche à eau. Je me mets en route, après une pause de 40 minutes, en direction de Godewaersvelde.


Je repars sans inquiétude sur cette étape « roulante. » JC connaît bien le coin et me dit que je peux courir rapidement, il n’y aura aucune difficulté. Les difficultés reprendront après le prochain point de contrôle. « Rapidement. » Je dirai plutôt « régulièrement » car c’est vrai qu’il n’y a quasiment pas de dénivelé.


A un moment, on passe sur un petit pont qui surplombe l’autoroute. La veille, sous une pluie battante, nous étions passés à cet endroit et JC m’avait dit que le lendemain vers 14h00 si tout se passe bien, je passerai là. Il est presque 15h30 quand je passe cet endroit. Mais tout se passe bien. Je mettais toujours demandé, en passant sur l’autoroute d’où pouvait bien venir cette route qui passait par-dessus l’autoroute, maintenant je sais.


C’est vrai que pour un lillois de mon âge, c’est-à-dire un homme de 33 ans, l’axe « Dunkerque – Lille » semble ne pouvoir se faire que par l’autoroute, comme si les villages qui jalonnent la route ne pouvaient communiquer entre eux que par cette autoroute… On a de ses idées parfois…


Cette étape est l’une des plus bitumeuses du parcours, si mes souvenirs sont bons. A un moment, on traverse un champ qui avait été fraîchement coupé du maïs et dont la terre était à peine sèche en surface, ce qui aurait pu rendre ma progression douloureuse et difficile sans l’usage de mes bâtons (quelle merveilleuse invention pour la boue!). Ma progression reste incroyablement rapide dès qu’il y a de la boue. Je dois faire du 13 km/h de moyenne, ce qui me donne la sensation de voler ! A côté de ça, mon petit trottinement sur bitume à 10 / 9,5 km/h me paraît être d’une lenteur indescriptible…


La variété des paysages et ma facilité d’évolution fait que j’oublie très rapidement que je suis censé faire une longue course. Dans ma tête, je cours chaque tronçon comme s’il était une tranche de vie indépendante d’un tout. Je n’ai pas conscience que je suis en train de dérouler une course de plus de 100 km. La seule marque de ce grand challenge se retrouve dans ma vitesse de croisière qui reste ostensiblement basse sur le bitume. Tous les voyants son au vert, pourquoi devrais-je m’inquiéter ?


Une remarque s’impose pourtant. Mes chevilles sont douloureuses à cause des chemins boueux et chaque morceau de chemin de ce type me fait grincer les dents d’appréhension. Néanmoins, c’est une douleur qui n’est pas aigue, qui est diffuse, mais permanente et bien réelle. Exactement le type de douleur que l’on connaît en faisant de la longue distance. Une petite douleur qui s’installe et vous accompagne. Par l’entraînement, le corps finit par reconnaître les douleurs « normales » et sans conséquence, et celles qui sont inquiétantes parce qu’inconnues… Je ne pense pas qu’il y ait un critère. Chacun doit avoir des douleurs personnelles, situées à des endroits différents. Pour ma part, les chevilles ont toujours été mon point faible. En courant, cette fois, je sais que mes chevilles ont un problème inhabituel et qui n’est pas à mettre sur le compte d’une fatigue normale. Le « problème » est que ce n’est absolument pas inquiétant, ni handicapant.


Le « problème » ? Le fait est que, dans ce genre de course, il faut gérer un équilibre difficile à maintenir de tension et de fatigue physique qui s’accumule dans un corps soumis à des efforts légers, mais qui, par leur répétition, constituent une grande violence. Tout est insidieux. J’essaie donc, à travers les brumes de mon plaisir de courir en me sentant léger, de discerner si cette douleur est due à des ornières inhabituelles pour mes pieds ou s’il s’agit d’une douleur qui marque le début d’une lésion grave. Comme je cours à une vitesse nettement inférieure à ma vitesse habituelle, j’ai du mal à clarifier cette épineuse question – sans compter qu’il est difficile d’anticiper sur une douleur inconnue : j’ai oublié ma boule de cristal chez moi.


L’utilisation des bâtons, que j’expérimente pour la première fois, est extraordinaire. Dès qu’il y a un chemin boueux, je multiplie complètement ma vitesse par rapport à celle que je fais sur le bitume ! J’ai la sensation de voler et surtout mes chevilles sont extrêmement allégées par cet instrument. J’avais lu qu’il ne fallait pas hésiter à utiliser des bâtons dans un trail. Dans mon for intérieur, je trouvais que ce devait être encombrant pour un gain minime, que nenni ! Si j’avais eu les bâtons dans la première partie du parcours, il est certain que mes chevilles n’auraient pas rencontré de difficulté et ne me feraient pas mal comme maintenant, même si cela reste léger.


Tout au plaisir de faire une course qui réalise un de mes rêves, je ne suis dès lors pas très enclin à abandonner pour une douleur légère alors que je suis déterminé à finir en marchant s’il le faut… Je poursuis donc mon chemin en ignorant la chose, ce qui me fait dire que tous les voyants sont au vert, c’est-à-dire « normalement orange. » Tout est relatif.


Au détour d’un passage dans une forêt, me voici arrivé au point de contrôle suivant. Déjà ? J’ai explosé ma moyenne ! J’ai fait 12 km en 1h10 ! En fait, sur le moment, j’ai l’impression que c’est très rapide. N’ayant aucune mauvaise sensation, j’ai déjà oublié que je suis dans un territoire inconnu, au-delà des 69 km...


Point de contrôle 5 : Godewaersvelde, 81 km, arrivé à 16h00 (10h55 de course) / départ à 16h40



Au point de contrôle, je retrouve ma mère et JC qui m’attendent. Je suis heureux de leur expliquer ma trouvaille concernant les bâtons et leur utilisation pour les passages boueux. J’ai énormément soulagé mes chevilles et j’augmente considérablement ma vitesse avec l’utilisation des bâtons. C’est vraiment incroyable…


Je pars me ravitailler : j’ai envie d’un peu de salé. Je ne trouve que des pâtes pas bien cuites et ça ne me fait pas envie. Du côté des bénévoles du stand, ils sont toujours aussi accueillants. Le temps changer mes sparadraps, de remettre de la crème NOK, etc… Je vais prendre du temps, beaucoup de temps, à ce ravitaillement... C’est un bénévole qui viendra, sous couvert de plaisanterie, me relancer dans le flot de la course en se moquant gentiment de ma pause. « Et vous prendrez bien un peu de thé ? » ou encore « A moins que vous ne comptiez passer la nuit ici ? » sont des exemples de boutades qu’il me lance. On rit bien.


Je repars donc, puisque telle est ma destinée, en faisant une démonstration de l’efficacité des bâtons à mes accompagnateurs. Le chemin repart direction une forêt, directement dans le Mont des Cats. C’est un fort dénivelé qui m’attend, mais avec l’usage des bâtons, je vole littéralement. Je grimpe à toute allure et j’arrive en quelques minutes en haut du Mont des Cats.


Une fois arrivé, je me demande si je suis déjà arrivé ou non. En effet, JC et ma mère voulait me prendre en photo. D’après le road-book, je suis arrivé. J’entends effectivement leurs voix sur un parking. Je m’y rends et leur crie : « Alors ? On les fait ces photos ? J’ai une course à finir moi ! » Ils sont évidemment surpris de me voir déjà arrivé. Quelques photos et je repars. J’ai une forme extraordinaire.


C’est alors un long chemin au travers de la forêt que l’on doit suivre. Il fait sombre. Mais avec les bâtons, mes appuis sont extrêmement sûrs. Je ne cherche pas tant à les utiliser pour aller plus vite ou pour m’aider, mais plutôt pour me stabiliser en limitant le risque de chute. Je suis devenu un bipède à quatre pattes. Je rattrape plusieurs concurrents partis avant moi du dernier PC, comme d’habitude. Bientôt, je me retrouve avec un italien et on jouera au chat et à la souris jusqu’à la sortie de la forêt. Une fois, je suis devant lui, un peu plus tard, c’est le contraire…


Mon objectif est d’arriver à Bailleul avant la nuit. Je sens que si je me fais piéger dans cette forêt en pleine nuit, la progression va évidemment s’en ressentir. La lenteur induite par l’obscurité et les difficultés du terrain rendront l’avancée malaisée. Je me « dépêche » de sortir de cet endroit. L’italien semble avoir le même souci que moi. Du fait de cette navigation au sein de la forêt, on ne se voit pas progresser.


Puis c’est à nouveau la route jusqu’au Mont-Noir. J’avance sans difficulté particulière. Aucune douleur particulière ne m’habite. Ma préparation, pour le moment, semble bien adaptée. Je ne pense plus à rien. Je suis devenu une machine à courir : j’écoute la musique d mon mp3. Tout va bien. J’aperçois enfin le Mont-Noir.


Sa traversée me fait espérer de passer devant la maison de Marguerite Yourcenar. On passe effectivement devant une belle demeure qui me semble bien être celle-ci... Mais je n’en suis pas sûr. La vue est magnifique sur les Flandres. Malheureusement, je n’ai pas trop le temps de flâner ici. La lumière de la fin de l’après-midi commence à prendre des teintes violacées qui annonce la venue du crépuscule.


Je replonge dans la forêt et continue mon petit jeu avec l’italien. Cette compagnie tacite nous entraîne l’un l’autre je pense. Nous sommes un petit groupe de deux. Je me prends d’affection pour lui alors que je ne lui ai même pas adressé la parole. C’est une curieuse sensation que cet attachement pour un inconnu alors que la seule chose qui nous relie est le fait de suivre le même parcours… Je n’ajouterai pas d’adjectif supplémentaire au mot « parcours » car la notion de « course » ou de « compétition » n’a rien à faire ici. Peu importe la place, nous sommes tous ici confrontés à nos propres limites. Notre adversaire est bien évidemment notre allié pour terminer cette épreuve, à savoir le corps qui nous transporte.


Il serait de ce fait inapproprié de vouloir donner une connotation de compétition entre cet italien qui souffre probablement autant que moi et qui se bat également pour poursuivre son chemin malgré les défaillances physiques ou morales qui doivent nécessairement l’affecter par moment. Cet attachement est peut-être né, tout simplement, de ma volonté de le voir m’aider si je devais « décrocher ». Une forme d’attachement utilitariste inconscient, en quelque sorte.


Une grande descente assez technique se profile devant nous en sortant de la forêt. Nous surplombons la campagne. D’un seul coup, se révèle sur toute la longueur une file de coureurs au loin. Je n’imaginais pas qu’ils étaient encore si nombreux si près devant moi, pensant que le peloton s’était étiré beaucoup plus. La descente est rapide, mais je sens que mes cuisses sont « anormalement » douloureuses… J’encaisse simplement le coût des kilomètres. Il est évident qu’il faudra bien finir par payer l’addition à un moment ou à un autre. Probablement que cette descente est une alerte pour ce qu’il reste à parcourir.


JC m’avait mis en garde contre ces monts des Flandres et je l’ai écouté. Je pense que, sans lui, j’aurai fait partie de tous ces coureurs qui abandonnaient à ce CP. L’hécatombe étant patente depuis la sortie du Mont Noir… De nombreux coureurs que je n’imaginais pas être si nombreux devant moi, sont sur le bord du chemin en train de se soutenir mutuellement. Plusieurs sont sur le bord de la route, accroupis, la tête entre les mains, déçus. Je propose de l’aide à certains. Leur dépit d’abandonner à ce moment de la course est visible et ce n’est pas toujours de manière très courtoise que l’on refuse mon aide…


Evidemment, pendant la traversée de ces monts, je ne peux pas ne pas penser à Marguerite Yourcenar, dont la demeure est accessible. Cette écrivain connaissait parfaitement ces lieux, et c’est son fantôme qui m’a accompagné dans cette partie de la course.


« Des monts qu’on appellerait ailleurs des collines, le Mont Cassel, relayé au nord par la quadruple vague des Monts de Flandre, le Mont-des-Cats, le Mont Kemmel, le Mont-Rouge, et le Mont-Noir dont j’ai une connaissance plus intime que des autres, puisque c’est sur lui que j’ai vécu enfant, bossuent ces terres basses. Leurs grès, leurs sablons, leurs argiles sont eux-mêmes des sédiments devenus peu à peu terre ferme ; de nouvelles poussées des eaux ont ensuite érodé autour d’eux cette terre à son niveau d’aujourd’hui : leurs crêtes modestes sont des témoins. Ils datent d’un temps où le bassin de la Tamise se prolongeait vers la Hollande, où le cordon ombilical n’était pas encore coupé entre le continent et ce qui allait devenir l’Angleterre. A d’autres points de vue aussi, ils témoignent. La plaine autour d’eux a été impitoyablement défrichée par les moines et les vilains du Moyen-Age, mais les hauteurs, plus difficilement converties en terres arables, tendent à conserver davantage leurs arbres. Cassel, certes, a été dénudé de bonne heure pour faire place au camp retranché où se réfugiait la tribu attaquée par une tribu voisine, et plus tard par les soldats de César. La guerre, à intervalles presque réguliers, a battu sa base comme autrefois les marées de la mer. Les autres buttes ont mieux gardé leurs futaies, sous lesquelles à l’occasion se réfugiaient les bannis. Le Mont-Noir en particulier doit son nom aux sombres sapins dont il était couvert avant les futiles holocaustes de 1914. Les obus ont changé son aspect de façon plus radicale qu’en détruisant le château construit en 1824 par mon trisaïeul. Les arbres peu à peu sont revenus, mais, comme toujours en pareil cas, d’autres essences ont pris la relève : les noirs sapins pareils à ceux qu’on voit à l’arrière plan des paysages de peintres allemands de la Renaissance ne prédominent plus. Il est vain d’imaginer les déboisements, et, s’il en est, les reboisements à venir. » (Marguerite Yourcenar, Archives du Nord)


Je me sens bien intérieurement. Quelques-uns m’encouragent à finir, certains me le demandant comme s'il était important pour eux que je finisse. Ce spectacle de grande débâcle, très soudain et concentré sur un seul endroit, me fait froid dans le dos. Et si j’étais en train de me tromper sur mes capacités, et si dans quelques kilomètres je finissais de la même manière…


Je trottine en compagnie de l’italien qui abandonnera à Bailleul lors de mon arrivée au CP. Après avoir traversé les monts, l’épreuve ultime semble être cette micro-côte qui permet d’arriver au ravitaillement. Je jette un rapide coup d’œil au GPS… 100 km, me voilà « centbornard. » Ca fait 14 heures que je suis parti… et je viens d’arriver au 100 km. Satisfaction intérieure immense. Je suis content et cette micro côte s’oublie tout de suite. Je suis arrivé au CP dans les lueurs de la nuit qui tombe. Tout va bien.


Point de contrôle 6 : Bailleul, 100 km, arrivé à 19h00 / Départ à 20h00


En entrant dans la salle, en compagnie de ma mère et de JC, j’observe un drôle de spectacle. Des bracelets de pointage sont collés sur une planche, signe de nombreux abandons. La plupart des coureurs se promènent avec une couverture de survie sur eux. La nuit vient de tomber, amenant avec elle la fraîcheur.


Les conditions sont parfaites pour avoir envie d’abandonner. Un sentiment de lassitude qui se ressent au travers de la pièce. Beaucoup de coureurs qui râlent. Le froid et la nuit qui s’installent à l’extérieur de la salle de ravitaillement…


Je suis tout à ma joie intérieure d’être « centbornard. » Voilà, ça y est, c’est fait en un peu plus de 14h00 sur un trail. Il ne me reste qu’un peu moins d’un marathon pour finir et d’après mon JC, les difficultés sont derrière moi car il n’y a plus que du plat ou quasiment maintenant. Il s’empresse d’aller me chercher des pâtes pour que je change mon alimentation. J’en salive déjà, assis sur ma chaise et contemplant le spectacle autour de moi.


Je me sens bien et c’est vrai que, dans mon confort, je n’ai pas trop envie de repartir. J’apprécie le fait de me faire chouchouter par JC. Il revient rapidement avec une assiette de pâte, l’air dépité. Les pâtes ont été cuites avec l’eau d’une bouilloire, à la bonne fortune, sans assaisonnement. J’en mange un peu mais je les délaisse très rapidement car c’est vraiment mauvais et elles me donnent tout de suite mal au ventre. Ma pause n’en finit pas.


Dans mes souvenirs, je ne parle pas beaucoup. Je suis posé dans cette salle comme un objet étranger, comme si je ne faisais pas partie de la même course que ceux qui m’entoure. Je prends une heure de pause… Une heure à juste « buller » sur ma chaise. Cherchant à savoir si je n’ai pas une bonne raison de m’arrêter, alors que tous les voyants sont sur « ok. » Avec le recul, je me demande si je n’étais pas tout simplement en train de réaliser que ce que j’avais projeté n’était pas un projet complètement dingue et que je doutais d’un seul coup de ma préparation et de ma capacité à terminer. Les personnes autour de moi semblaient beaucoup souffrir alors que tout était pour le mieux pour moi. Il y avait donc quelque chose de louche.


C’est JC qui me rappelle qu’il va falloir penser à repartir. De toute façon, il n’y a plus qu’un marathon... alors allons-y. Je sors de la salle pour aller changer mes pansements des pieds et prendre des vêtements plus chauds pour la nuit, ainsi que mon poncho pour la pluie. Mon instinct du nord sent arriver la pluie…


Après une heure de pause et une dernière photo, me voici repartit dans la nuit, sous un petit crachin qui pourrait être rafraîchissant s’il ne fallait pas lutter contre l’idée qu’il y avait encore un « petit » marathon à faire… En soi, je m’imaginais faire mon marathon en 5 heures de course, tranquillement, en petite foulée.


En sortant de bailleul, je remonte à nouveau des flopées de coureurs mais j’observe tout de suite que ma progression se fait à 50% avec le mental et à 50% avec mes jambes. Elles ont envie de marcher les coquines. Ma tête contrôle et la machine continue à avancer. J’envie les micro groupes de deux ou trois personnes qui sont ensemble dans la nuit. J’ai mis mon mp3 en marche, mais je n’ai pas très envie d’écouter la musique. Contrairement à ce que j’imaginais, ce n’est pas plat. C’est une route très variée en terme de dénivelé. Ca me rappelle l’Avesnois. Il y a un petit dénivelé de 5 mètres, positifs et négatifs, environ tous les deux cents mètres. Ca grimpe et ça redescend tout de suite, puis ça remonte, sans jamais réussir à se stabiliser.


Je repère au loin les frontales qui me précèdent et c’est avec beaucoup de plaisir que je m’efforce de les rattraper. Elles deviennent mes objectifs intermédiaires. Je remarque je commence à avoir du mal à m’orienter. On traverse des genres de bosquets, mais dans la nuit, on ne voit pas du tout où est le chemin. A de nombreuses reprises, je sors mon road-book pour vérifier que je suis « probablement » sur la bonne route et qu’il faut tout simplement continuer tout droit en l’absence d’indication.


C’est à partir de cette étape que j’ai commencé à ressentir une peur de me perdre, de ne pas finir, de brûler des calories inutilement. L’envie me prenait de rester avec des groupes de marcheurs, mais ils étaient trop lents pour ma course et trop rapides pour que je les suive en marchant.


A ce moment-là, mon point de mire, c’était une heure du matin pour être arrivé à Lille. J’ai un peu plus d’une heure trente de retard sur mes prévisions de course. A ce moment-là de la course, les causes sont faciles à trouver : un kilométrage plus long d’environ 5 kilomètres qui représente environ 40 minutes de course supplémentaire et des pauses au ravitaillement qui sont également plus longues que celles que j’avais envisagées, notamment celle de Bailleul où je me suis vraiment fait plaisir.


Et puis tout va basculer progressivement. Une pluie viendra jouer les troubles-fête… Je commencerai par ne pas m’en inquiéter : je suis un ch’ti sur son territoire, ce n’est pas la pluie qui va m’arrêter… Ici, je joue à domicile. Mais les réflexions tournent dans la solitude de la nuit. Et je commence à me visualiser, trempé, pour finir les 18 km qui me sépare d’Armentières. Avec le froid. Je me dis que mes tendons des chevilles qui sont déjà nécessairement soumis à rude épreuve, risquent de ne pas supporter le froid mouillé qui glisse insidieusement sur le bas des jambes.


Je m’arrête. Je sors mon poncho. J’ai mal aux jambes. Tout est trempé et plein de boue autour de moi. Précautionneux pour ne pas salir mon sac et ne pas le poser dans l’eau, me voici en train de me contorsionner pour enfiler le poncho. L’opération me paraît prendre un temps infiniment long.


Je repars en courant dans les ornières. Grâce aux bâtons, ma course se voit démultipliée en vitesse. J’ai la technique maintenant... Mais j’ai mal aux bras également. Et le poncho m’empêche d’être libre de mes mouvements. Et je n’ai plus envie de courir. Et j’ai mal aux chevilles. Et je n’ai plus envie de boire cette boisson sucrée dégueulasse. Et les snickers commencent aussi à me dégoûter. Pourquoi j’ai choisi la même musique qu’à mon entraînement alors que je la connais par cœur ? Mais qu’est-ce que je fous au milieu de nulle part, sous la pluie, dans la gadoue, en pleine nuit, loin de toute habitation ? Je suis cinglé. A n’en pas douter.


La pluie s’arrête. Je vais m’arrêter pour enlever mon poncho. Impossible à ranger dans mon sac, avec la pluie, il est plus lourd en plus. Je galère. Je prends mon temps. Vivement qu’on en finisse. Je vérifie plusieurs fois mon GPS pour être certain que j’avance bien au niveau des kilomètres et je vois mon temps qui s’allonge encore et encore. Je ne tiens pas la moyenne que je m’étais fixé.


Des coureurs que je venais de dépasser quelques minutes auparavant me voit sur le bord de la route, en train de me dépatouiller avec le poncho pendant que la pluie commence véritablement à me tremper. La suite du chemin, dans l’obscurité totale, n’est que flaques d’eau, de boue… Un vrai petit chemin de campagne, sans bitume. Je vais avancer à la lumière de ma frontale sur ce terrain glissant. Ce n’est pas très engageant. Je monte mes bâtons, ajuste le poncho. Et c’est reparti.


Une centaine de mètres après avoir repris la course, je redécouvre un second souffle. Je redépasse les coureurs à une vitesse importante. L’utilisation des bâtons soulage tellement mes chevilles que je reprends une vitesse élevée très vite, vitesse qui s’effondrera naturellement dès le bitume revenu.


La pluie cesse. J’ai trop chaud avec mon poncho. Allez, je m’arrête et l’enlève. Deux lumières se dandinent vers moi et me double. Les deux coureurs. Une fois le poncho rangé, la pluie recommence. Sortir ou ne pas sortir le poncho ? Je crois que je n’ai plus envie de me poser la question. Allez Romook, fais avancer le bateau ! Allez ! Je redémarre sous une petite pluie. Il ne fait pas froid. Il ne fait pas chaud. En fait, je n’arrive pas à savoir quelle est la température extérieure… Je redémarre en vitesse de croisière « escargot. »


Par moment, je crois apercevoir au loin de la lumière. Les deux coureurs ? Peut-être. Allez, allez… Les allers-retours oculaires vers mon GPS sont nombreux. Je n’avance pas. C’est un fait. Puis un chemin forestier… Y a des drôles de bruit : j’ai peur. Mais comme j’avance avec les bâtons, la portion est vite avalée. Et puis les deux coureurs sont devant moi. Je les rattrape, ultime effort vers un improbable objectif court terme nécessaire pour trouver un peu de jus.


Je les ai doublé… J’entre dans Armentières. Des lumières de ville oranges… Je croise quelques voitures don certaines ralentissent pour voir passer l’étrange UFO que je suis… « UFO », voilà une expression bien choisie. « Unidentified Flying Object » qualifie parfaitement ce que les automobilistes rencontrent sur leur chemin. Une lumière allumée sur le front, deux pattes tordues, des bras dont les prolongements vont penser à des membres d’insectes, qui se dandinent ans la nuit, tout de sombres vêtus, avec des bandes réfléchissantes jaunes sur les bras… « Ultrafondu » qualifie également parfaitement l’état d’esprit dans lequel je suis. Plus de jus dans le cerveau. Juste un reste de courant électrique pour transmettre l’information «  cours. » Allez, « vas-y, cours Forrest, cours ! »


Les lumières me faisaient penser que j’étais bientôt arriver. Et bien non, là encore, je vais reperdre du temps à chercher l’improbable point de contrôle. J’appellerai plusieurs fois le standard de la course pour trouver des informations. Un micro ruban de rubalise indiquait la direction à prendre… Je pense que c’était visible. Mais l’envie d’arriver, conjuguée avec une fatigue physique et mentale importante, fait sombrer les neurones dans une léthargie et une paresseuse torpeur qui rend l’opération « chercher son chemin » particulièrement difficile.


Peu importe, je finis par arriver près de cet improbable point de contrôle, suspendu au-dessus d’une salle où se déroule une soirée de mariage… Les gens m’encouragent à travers la baie vitrée, ça fait chaud au cœur. C’est complètement surréaliste pour moi… Ca l’est probablement encore plus pour eux qui voient passer des lumières pâlottes sur des têtes défaites par trop de kilomètre…


Point de contrôle 7 : Armentières, 117 km, arrivé à 23h00 / départ à 23h30


Je grimpe l’escalier en compagnie de JC. Ca fait du bien de le voir. Il est là. Les pansements sont là. Je prends conscience que j’ai du mal à manger et à boire. Je n’ai plus envie de grand-chose… Mais je vais terminer, c’est sûr. Il ne reste plus qu’un semi-marathon, quel rigolade ! Allez, dans deux heures, tout est terminé.


J’ai les fesses qui me brûlent. Entre les fesses. Je pense que j'ai des irritations. Je vais donc changer de slip et me remettre de la crème NOK. En fait, l’opération est très délicate et je souffre le martyr. L’eau sucrée, qui s’était répandue dans mon dos à la sortie de Bergues, a un peu collé le tissu à ma peau. Les frottements des 80 kilomètres ont fini de rendre la zone très sensible. Je décide de me « laver » la peau avec de l’eau claire… Ca brûle de manière incroyable. Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’en courant, je n’avais pas vraiment senti que ça faisait si mal.


Je sors des toilettes après m’être changé et avoir mis de la crème, en canard. Le redémarrage sera difficile. Tout autour de moi, les coureurs sont tous défaits. Ca prend des allures d’hôpital de fortune en pleine campagne de guerre. J’ai beaucoup de chance d’avoir JC qui m’accompagne avec la « valise » à pharmacie… Très rapidement, quelques coureurs autour de moi viennent prendre des « Compeed », puis de la crème NOK, et enfin quelques ibuprophènes et du gel « Cliptol »…


JC est visiblement très inquiet. Je le rassure : je vais finir. Le corps va bien, si on excepte ce problème de brûlure aux fesses. Le problème est plutôt intellectuel. Il me transmet quelques messages d’encouragement. Mais il faut repartir. Je me sens las. C’est normal. JC m’interroge à nouveau pour savoir si je repars. Je me lève en criant « Ce n’est pas 21 minables kilomètres qui vont m’arrêter ! Je vais leur marcher dessus ! Un petit semi et c’est fini ! » Je me dirige vers la sortie. Je descends les escaliers et c’est reparti.


JC m’accompagne jusqu’au lieu du départ. Me voici lancé le long de la Deûle. C’est plat. C’est un petit chemin tout droit. Pas un virage. Rien. Mon mp3 tombe en rade. Plus de batterie. Me voici dans le silence. Je trottine tranquillement. Toujours tout droit. Toujours tout droit. Droit devant. Tout droit devant.


Les mètres défilent et se ressemblent totalement. Pas de paysage à contempler. Le petit chemin de la Deûle est juste à côté de cette dernière, orné d’arbustes. Pas de maison. Pas de possibilité de voir la campagne. Rien que ce petit chemin blanchâtre qui n’en finit pas d’être tout droit. Impossible de se perdre. C’est déjà ça. La solitude, dans le silence, m’envahit tout doucement. J’ai un peu froid. Je n’ai plus envie de manger, je suis barbouillé. Les snickers ne passent plus. L’eau ne passe plus. Les voyants intérieurs commencent à passer « orange. »


Dans mon tableau de bord, je constate que les chevilles font mal et les bâtons ne sont pas utilisables du fait de la nature du chemin. Les jambes poursuivent leur chemin sans aucun problème musculaire particulier. Le système digestif n’est plus en bon état car il y a le dégoût de boire et de manger, mais sans douleur particulière. Je commence à avoir envie de dormir. Mais je trottine.


Oh ! Surprise, on traverse pour aller sur l’autre rive. Je regarde le road book. Ok, on continue tout droit le long de la Deûle. J’arrive sur un parking et je vois un morceau de rubalise sur une barrière. Je passe derrière cette barrière et me retrouve dans un champ. Je regarde le road book. Le tracé longe la Deûle. Je m’avance un peu et je surplombe la Deûle d’au moins 4 mètres. A la lueur de ma frontale, je trouve le chemin étonnant mais je ne me formalise pas. On continue tout droit.


J’avance, j‘avance péniblement dans cette herbe et ce terrain imbibé d’eau. Je me suis à marcher pour économiser mes forces. Sans musique, sans personne pour être près de moi, ni devant, ni derrière. Je suis plein de doute. Je regarde mon GPS. Ca fait deux kilomètres que je suis dans ce terrain étrange. Je viens d’arriver devant des fils barbelés. Je regarde encore le road book. Il y a bien la Deûle à côté de moi, sur la gauche, comme prévu et… Mais, j’aperçois le même chemin blanchâtre juste à côté. Je crois que je me suis perdu. Je téléphone au PC Course. On m’explique que, de toute évidence, je ne suis pas au bon endroit. Je me fait presqu’engeulé. Allez, Romook, demi-tour !


J’essaie de trottiner sur ce terrain où les bâtons m’auraient bien servis. Mais JC m’avait prévenu qu’il n’y avait plus que du « roulant »… Le ciel se met à crachiner. En arrivant enfin au bout lorsque je repasse la barrière, je constate que cinquante mètres plus loin, il y a le chemin blanchâtre qui me tend les bras… avec un morceau de rubalise. Je comprends mon erreur : trop fatigué et pressé d’arriver, j’ai continué tout droit car sur le road book ça semblait tout droit. Je me sens ridicule d’avoir perdu du temps et de l’énergie. Mon moral s’effondre. Normalement, je devrais rire intérieurement de mon erreur. Mais, en fait, non, c’est pas drôle. C’est triste. Je me sens floué de ces kilomètres ajoutés inutilement. J’en suis le seul responsable. Je viens d’ajouter 4 kilomètres supplémentaires… Quel idiot !


Je repars en trottinant pour « rattraper » le temps perdu. Seul, dans le vent, le froid, le crachin et les détours faits dus à des balises de parcours difficiles à repérer dans la nuit, je n’ai pas tenu mon objectif en terme d’horaire. Je viens de perdre plus de 20 minutes à chercher mon chemin... Une fois sur le bon chemin, je suis envahi de doute en permanence : suis-je vraiment sur le bon chemin ? De ce fait, je ralentis ma foulée pour chercher le moindre signe qui me conforterait dans l’idée que je suis dans la bonne direction… C’est d’autant plus ridicule que le chemin est tout droit… Tout droit… Et les minutes s’égrènent comme des heures. Aucun coureur ou marcheur en vue. C’est le moment où la tête doit tout faire pour faire avancer la machine.


Mon corps fonctionne relativement bien dès qu’il est chaud : je n’ai aucune douleur anormale. La douleur musculaire s’estompe dès la première centaine de mètres courue. Les douleurs tendineuses prennent un peu plus de temps. Mais qu’importe, tous les voyants sont au orange-vert-orange. Le problème : c’est mon mental. C’est fini. Je ne veux plus continuer car je n’y arrive plus. Je ne sais pas quelle heure il est. Je sais juste que cela fait plus de 20h que je cours. Mais où est donc ce p… de point de contrôle ?


Dans la nuit, sur le chemin qui longe le canal, il n’y a rien qui ressemble plus au mètre que l’on vient de parcourir que celui qui se présente à chaque nouvelle foulée. Rien pour rompre la monotonie qui s’installe. Rien pour donner envie d’aller plus vite, plus loin… Même la perspective de l’arrivée ne me fait plus frémir. J’ai déjà couru 130 km sur mon GPS. Mes objectifs de base sont réalisés. Premièrement, j’ai traversé le Nord à pied, à quoi sert-il que je poursuive dans la partie que je connais le mieux ? Deuxièmement, j’ai réalisé une belle course en terme sportif. J’ai doublé la plus longue distance que je n’avais jamais couru. Non, je n’ai rien à attendre de ces kilomètres qui restent jusqu’à la ligne d’arrivée. Je repense à mon cousin qui me dit tout le temps que l’histoire ne retient que les noms des champions, je serai un DNF (did not finish). Dans tous les cas, pour moi, ça ne fait aucune différence : je ne suis pas un champion et je n’ai pas couru cette course pour impressionner qui que ce soit.


Je pense aussi à JC qui m’accompagne et qui a des obligations familiales demain dans la matinée. Je ne veux pas lui briser sa journée totalement. Une bonne partie de la nuit est entamée et je ne veux pas abuser de lui à cause de mes défaillances… Je suppose que cela l’embêtera de me voir abandonner, mais il comprendra que son intérêt est aussi pris en compte dans cette décision. Et il y a Cat, une amie qui va venir au point de rendez-vous également. Je suis content de la voir, même si maintenant que je sais que je vais abandonner, c’est juste dommage qu’elle se soit déplacée pour moi. Mais elle comprendra aussi, j’en suis sûr.


D’un seul coup, des larmes montent dans mes yeux et je suis étouffé par l’idée d’abandonner. Je sais que c’est nul de prendre cette décision si prêt de la fin, mais, seule une personne qui vient de faire plus de 130 km peut comprendre pourquoi ces pauvres malheureux petit 12 km me contraignent à cet abandon… J’arrête, c’est décidé. Je pleure parce que je suis heureux d’en finir. Je pleure aussi parce que j’ai la sensation d’avoir quelque chose d’inachevé… Ainsi va la vie de l’ultra probablement. Des hauts et des bas, et parfois des bas qui sont si profonds que l’on a perdu l’espérance de revoir la lumière. Il arrête de pluviner.


Je suis dans un trou noir dont l’épaisseur des ténèbres ne semble pas vouloir cesser de croître. Ils sont à l’intérieur de ma tête, mais aussi autour de moi, dans cette nuit, sur ce chemin qui n’en finit pas, où je suis seul. La seule solution pour me faire finir serait de ne pas m’arrêter au point de contrôle. Il faut pointer donc c’est hors de question. Une fois au chaud, je sais que je ne repartirai pas dans le noir et le froid. De toute façon, depuis Armentières, je n’arrive plus à boire, ni à manger. D’une certaine façon, le corps me dit « non »… Enfin, le ravitaillement. J’arrive. Ouf !


Point de contrôle 8 : Quesnoy sur Deûle, 133,5 km, arrivé à 3h00


Je pénètre dans le ravitaillement. Ma décision est fermement prise dans ma tête. Ca s’arrêtera ici. Je suis usé mentalement par cette course. Je n’arrive plus à maintenir une quelconque cadence de course. Marcher me fait faire du 2 km/h… Je ne me vois pas marcher pendant 6 heures jusqu’à la ligne d’arrivée. Je sens qu’il est dommage d’arrêter à 12 km environ avant la fin. Mais j’ai peur des kilomètres à rallonge d’un circuit qui change de ce qui est prévu sur le « road book », d’un balisage imprécis… Bref, de perdre du temps et de l’énergie pour des problèmes d’organisation…


Dans la salle, le ravitaillement est quasiment vide. Nous sommes à peine 6, moi inclus. Pas de Cat. Deux coureurs sont là. Je les reconnais. D’un seul coup, je sens qu’il va me falloir du courage pour abandonner. Ils sont seuls. Je suis accompagné par JC. Je suis un des rares coureurs à avoir bénéficié d’une assistance « maison. » Abandonner devant eux semble un luxe que je ne peux pas me permettre.


Je prends mon courage et annonce à JC que « c’est très dur, je ne sais pas si j’aurais la force de repartir. » L’un des types du ravitaillement m’annonce que je vais repartir, que je ne peux pas abandonner. JC est crevé et ne dit rien. Je ne sais pas s’il comprend mon choix, s’il considère que, vu mon état physique, c’est la solution sage ou s’il est simplement consterné par ma décision.


On me propose de me restaurer, de me reposer un peu avant de repartir. Je prends un thé. Plus rien ne passe depuis environ une bonne vingtaine de kilomètre... La saturation du sucre probablement. C’est peut-être aussi les pâtes que j’ai mangées au PC6. Pas assez cuite, elles m’avaient paru très indigestes. Un thé non sucré, ça me semble bien. Ca me réchauffe tout de suite. Le téléphone de « JC assistance » sonne. C’est Will qui me dit qu’ « à partir de maintenant, ce n’est que du bonheur ! » Ca me fait rire, parce que justement, depuis une dizaine de kilomètre, c’est justement le contraire.


Peu après la conversation téléphonique de JC, la question se pose de repartir ou non. Je suis lessivé et je crains qu’il manque des balises et que je me perde… Quoi que je ne vois pas comment je vais pouvoir me perdre dans la partie que je connais le mieux du parcours. A peu près 30% de ce tronçon correspond à l’un de mes parcours d’entraînement. Je sens qu’il y a tout à la fois de la fainéantise et de la mauvaise foi de ma part.


Une des personnes du ravitaillement me propose un peu de soupe et me propose de me reposer, de dormir un peu. Si je me repose, je ne repars plus, c’est certain. Il doit le sentir parce qu’alors que les deux autres coureurs viennent de repartir, il m’enjoint à finir la route avec eux. « Tu les rattraperas sans problème, ils sont cramés. » A voir la tête qu’ils avaient, je sais bien qu’ils ne l’étaient pas plus, ni moins, que moi. Son idée était de me remettre dans la course. Quelques minutes se passent et il sort un instant. En revenant, il me dit : « Il ne pleut plus, tu peux y aller. » La pluie n’a jamais été un obstacle. Sans vraiment savoir pourquoi, je me redresse et me dirige d’un pas décidé vers la sortie. JC m’encourage.


Sur le seuil de cet abri, me voici à nouveau dans le noir. Dans le vent. Sous le crachin. Je prends alors conscience qu’il ne pleuvait pas au moment où je suis rentré dans le PC. Je me suis fait avoir par le type du ravitaillement. Je me retourne et regarde la chaise sur laquelle j’étais assis. Elle est à cinq mètres de moi environ, peut-être un peu moins. « Trop loin, tant pis, j’y retourne. » J’allume la frontale et je repars en trottinant sur le sombre chemin. Le canal est à droite. Il y a des graviers sur ce sol plat, tout plat, très très plat… Rapidement, je m’aperçois qu’il faut courir pour se réchauffer. Je n’ai plus le choix. Je constate que mon GPS a rendu l’âme : plus de batterie. Me voici réellement sans point de repère. Je cours plus par nécessité que par envie.


Si je marche, j’attrape froid et je suis terriblement lent. Donc je cours. J’entends du bruit derrière moi. Oooops ! Une frontale me frôle. « Ca va ? » « Grrmm.. » Il est déjà deux mètres devant moi. Je décide d’en faire mon lièvre. Bon sang, ce n’est pas 12 minables et ridicules kilomètres qui vont m’arrêter ! Je vais leur passer sur le corps ! Je poursuis le coureur et progressivement je le vois s’éloigner. Je l’ai perdu de vue au bout de dix minutes environ.


Je m’arrête parce que j’ai un gravier dans une de mes chaussures. Je vais en profiter pour vérifier l’autre. J’ai froid. Et si je marchais vite ? Quelle heure est-il ? Depuis combien de temps ai-je quitté le point de contrôle ? J’ai froid. Courir. Vite. Repartir. Arrête de marcher, Romook, cours maintenant. Allez ! Allez ! Courir. Une seule idée en tête : faire avancer le bateau ! Dépêche-toi ! Froid donc courir… Trottiner, bien, c’est déjà bien… De trottiner à courir, il n’y a qu’un pas… Allez ! Allez !


Et c’est reparti en course. Et si j’essayais de faire un temps, le meilleur temps possible ? Ce serait amusant de voir à quelle vitesse je peux courir après 130 et des poussières de kilomètres… Oui, mais si je me fais mal, je n’arriverais pas plus vite, voire beaucoup plus lentement. Tiens, je vais marcher pour voir à quelle vitesse je peux marcher quand je fais l’effort pour marcher vite. Allez, juste un essai.


Je marche quelques mètres et porte ma vue sur mon GPS, sombre comme la nuit qui m’entoure. Plus de batterie, j’avais oublié. Bon, il faut courir. Il n’y a que ça à faire. Tiens, c’est amusant, j’ai encore un gravier dans la chaussure. Je l’enlève ? Ah non, finis de traîner. Je cours.


Et je me remets à courir… pendant quelques minutes qui me paraissent défiler par dizaine… Concrètement, ce devait être quelques dizaines de secondes. Et je remarche. Puis, je retente de courir. Le petit jeu se répète jusqu’au moment où une bifurcation arrive sur le parcours. Un coureur arrive comme une fusée derrière moi encore… Je n’ose pas sortir le road book, il est certain que ce n’était pas prévu. Mon moral chute à nouveau. Je ne veux plus avancer. Je ne veux plus marcher. Et si je me perds à nouveau ? Où vais-je me retrouver ?


J’essaie de suivre le coureur, mais sa foulée est bien trop souple pour moi. Il est sur le 65 km, c’est sûr. Je n’essaie même plus de me traîner derrière lui. Je le vois partir. Tiens, un abribus, je vais enlever les graviers de mes chaussures... En fait, il n’y a de gravier que dans ma tête. Je n’ai tellement plus envie d’avancer que tous les prétextes sont bons pour m’arrêter et faire une petite pause. Je m’en rends compte. Je pense à JC, seul dans la nuit, à m’attendre près de la ligne d’arrivée.


Je me remets à courir. Cette fois, je vais tenir jusqu’à l’arrivée. Quel soulagement de voir apparaître le pont sur lequel je passe lorsque je m’entraîne à la Citadelle ! Cela ne me donne pas plus d’énergie, mais cela me permet de maintenir à peu près mon allure. Je poursuis mon chemin sur mon propre circuit. Je connais chaque gravier, chaque bosse… Tout est familier. Je suis content. J’appelle JC alors que je suis au niveau de l’écluse pour lui annoncer que d’ici un kilomètre je serai arrivé.


Lambersart, 145 km, 4h50


Je suis content. Je suis heureux. Je vais finir mon premier trail. Je viens de courir à peu près 145 km et je suis « en forme ». Je sais que mon corps est plus en forme que mon moral et ça m’étonne. N’empêche qu’il continue à avancer tant que la lassitude ne s’installe pas dans ma tête. Si proche de l’arrivée, il n’y a plus aucun risque que j’arrête de courir. Je ne cherche pas à accélérer, bien sûr. Je n’ai aucune idée de l’heure qu’il est, ni du temps global que j’ai mis. Je m’en fous. J’avance comme un tanker que l’on ne peut pas freiner.


JC m’attend près de l’arrivée avec A., un ami de JC que je connais bien – et qui a toujours été intrigué (et émerveillé) par les courses de longue distance. Ils sont venus me cueillir quelques centaines de mètres avant mon arrivée. J’essaie de faire bonne figure en alignant les pieds l’un devant l’autre. Rien n’y fait, je dois être aussi gracieux qu’un hippopotame qui tenterait, sur deux pattes, d’avancer avec des palmes aux pieds. Il est un fait : je n’avance quasiment plus. Je crois même, dans mon souvenir, qu’il leurs est possible de me doubler en marchant un peu vite pour se retrouver sur la ligne d’arrivée pour les photos finales.


« La ligne d’arrivée », constituée d’un tapis rouge à peine éclairé que je ne remarque pas tout de suite. Il y a deux personnes de l’organisation. Ce n’est pas vraiment une arrivée triomphale. Je n’avais rien imaginé, mais dans mon non-rêve, ça se passait différemment. Probablement que j’espérais quelque chose d’un peu plus vivant, avec un peu de public et des amis. Je m’étais fixé une arrivée à minuit pour profiter d’une ambiance plus... Il est presque 5 heures du matin, un dimanche : tout le monde dort.


On me remet un tee shirt « Finisher 2008. » JC et A. sont ahuris. « C’est tout, ça s’arrête comme ça ? » Il n’y a pas de ravitaillement. Je demande un thé : il n’y en a pas. J’aurais une petite bouteille d’eau à la place. A. : « T’as fait tout ça pour un tee-shirt ? – Non, le tee-shirt, c’est en prime. Je l’ai juste fait. C’est ça qu’est important. » Avouer quand même que les gens qui ont déjà du mal à croire qu’on peut courir un marathon risque bien de trouver qu’on est complètement cinglé de se lancer dans de telles épreuves avec pour seul objectif celui d’être finisher...


Ou alors, c’est ça être « ultrafondus ». A force d’user la semelle, le cerveau se met lentement à chauffer, puis à fondre, laissant la réalité se dissoudre dans un semi-rêve permanent, avec des objectifs de fous. On perd la notion de la valeur des choses : un tee-shirt technique, ça vaut environ 23h45 de course, ou encore 145 km de trail, des chevilles enflées, des heures à se demander pourquoi on continue, des heures à se dire qu’on a beaucoup de chance d’être ici et maintenant...


Epilogue


En quelques minutes, je rentre chez moi. Un petite douche rapide et me voilà au dodo. A peine 6 heures plus tard, je serai debout : mes chevilles ont doublé de volume. Pourtant, je marche normalement, avec quelques courbatures. Je suis impressionné par ce corps qui encaisse une telle charge sans broncher – ou presque.


Chaussettes de contention et arrêt total de la course pendant deux semaines. Puis, je suis de nouveau à l’étranger. Je ne peux pas courir : repos forcé. Tant mieux. Mon objectif suivant est la Saintélyon. En rentrant de mon voyage, je recours un peu. Douleur dans le pied gauche, légère, diffuse, mais présente. Ca ne m’empêche pas de courir, mais dès que je suis fatigué, même au repos, elle est présente. Je suis inquiet.


Mon médecin me parle d’une inflammation à soigner avec des anti-inflammatoires. Après trois semaines, la douleur est toujours présente. Pas de Saintélyon dans ces conditions. J’attends d’être guéri. Arrêt total.


Le temps passe et les choses ne changent pas. De temps en temps, une petite course « test » et la douleur se rappelle à mon bon souvenir. Je finis par aller voir un kiné au mois d’avril. Il m’informe que les os de mon pied gauche se sont un peu déplacés, ce qui peut générer une tension sur des tendons d’où la douleur. Trois séances de manipulations plus tard, la douleur est partie...


Le Grand Trail du Nord a été la réalisation d’un rêve pour moi : traverser le département que j’aime, avec toute sa variété de paysage, en courant. C’était un très bon moment et je ne regrette pas de l’avoir fait. J’ai appris qu’il fallait utiliser les bâtons dans les chemins un peu boueux et c’est une découverte majeure pour moi. Par ailleurs, cette course m’a mis en confiance pour la suite. Je re-signe pour l’année prochaine, c’est sûr. C’est une course que je conseille : les défauts d’organisation, bien qu’ils n’en soient pas vraiment, seront sûrement absents de la seconde édition. Il faut bien une première fois à tout et à tous.


Avec une spéciale dédicace pour JC, qui m'a permis de trouver la force nécessaire pour aller jusqu'à la ligne d'arrivée.

Romook


 

***

Le GTN, vécu par un accompagnateur

I

3H45, une sonnerie troue la nuit et m’arrache à Morphée. Chambre cossue, nid douillé, un rêve par rapport aux prochaines vingt heures. Objectif Lune ? Non, Lambersart, le Grand Trail du Nord, Romook est un fou.

Tout commence mal : cinq minutes de retard sur ligne de départ, et Romook s’élance seul dans un sombre trou de sable. Déjà je m’inquiète. Et s’il se perdait ? J’arrive à Ghyvelde, à l’intersection d’une route de campagne et d’une nationale. Au loin, un troupeau de lampions qui gigotent. Romook en fait peut-être partie. Quelques colistiers accompagnateurs ou bénévoles me promettent un enfer. Les lucioles se rapprochent. Les premiers courent à un rythme soutenu. Ce sont peut-être les premiers encouragements qu’ils reçoivent depuis le départ. Ils sont heureux de voir des spectateurs. Je suis impressionné par l’âge de certains. L’un d’entre eux, une bonne soixantaine, n’a pas de cuisse, mais deux allumettes. Il est visiblement connu, quelques bénévoles s’exclamant  « Allez Michel » avec beaucoup de connivence. Quelques femmes passent devant moi. Alors qu’un homme regardera systématiquement les fesses moulées d’une femme mince, je n’ai pas ce réflexe ; l’admiration inhibe toute pensée sexuelle. Ce spectacle des « frontales » est touchant. Sous ces points lumineux, des hommes et des femmes. Je me trouve au bout d’une route presque droite d’environ sept cent mètres : c’est un trait de lumière courbe qui avance dans le nuit. Enfin Romook. Il ralentit légèrement pour ces premières photos. J’ai froid, plus que les coureurs qui transpirent sous leurs gants et bonnets. Le Grand Trail du Nord vient juste de commencer.

 

II


Premier Check Point (CP) à Ghyvelde, il est 7H15. Romook est en forme et motivé. Je lui transmets les encouragements téléphoniques de sa marraine, qui est une lève-tôt… Je suis content de le voir. Tout le matos est prêt, par terre. J’ai préparé sa boisson : trois cuillères de poudre énergétique, 75 cl d’eau, bien remuer, recommencer dans une seconde bouteille, et voilà sa potion magique pour les prochains 15 Km. Le CP, dans un quartier résidentiel, est une petite ruche agitée, où l’on s’arrête peu de temps. Quelques photos pour le départ, et je recharge la voiture. Le jour se lève vers 7H30. Les rayons froids du soleil rendent le plat paysage des Flandres maritimes assez magiques et mystérieux. Brumes matinales blanches, tout est laiteux et humide. L’air et le temps sont suspendus. Les oiseaux commencent à chanter ; même les lointains coups de feu des chasseurs participent à ce tableau champêtre qui se réveille. Etrangement, une balle noire rompt cette harmonie. Lancée à toute vitesse, vrombissante, elle avance comme une folle à la recherche de son maître. Très confortable je dois dire, et s’il fallait seulement trouver une raison utile d’être avocat, ce serait celle là… Ce gendarme sympathique m’indique le prochain lieu de passage de coureurs, après un culpabilisant « roulez moins vite monsieur » !

 

III

 

CP manqué. Romook est arrivé à « 9H19 » au stade de Bergues. Là, il n’est pas très content. J’y suis arrivé à 9H40. Difficile de s’orienter avec ces cartes pas assez détaillées, surtout lorsque l’itinéraire des coureurs coupe à travers champs. J’ai en outre perdu du temps avec des prises de vue, ainsi qu’au téléphone avec la maman Romook, inquiète pour les intestins de son fils. Après l’avoir rassuré à grands coups d’Imodium, et avoir convenu un rendez-vous à Cassel, je me perds dans je ne sais quel village des Moëres. Malgré mon retard, Romook prend tout de même le temps de s’appliquer quelques noisettes de Nok, crème magique, de changer de chaussettes et de reprendre des forces. Toujours en forme, toujours motivé. Le terrain fut jusqu’à présent plat. Vivement les monts. En attendant, j’ai prix quelques prises de lui. Coup de fil de sa marraine, le second, assez inquiète mais de tout cœur avec son filleul. Je repart avec cette idée de croiser l’itinéraire des coureurs. Très drôle d’ailleurs. Je me gare et le vois arriver en même temps. Je ne vais tout de même pas manquer ces prises. « Reflex » vissé sur l’épaule, je cours alors pour le prendre de face. Il courre vite le bougre. Donc je courre derrière lui. J’ai vingt mètres de retard, puis dix, puis cinq. Ca y est, le l’ai. J’ai cinq mètres d’avance, puis dix, puis vingt. Fixe, coupant ma respiration tels ces archers s’apprêtant à décocher : click, click, click… Au moins je ne les ai pas volées celles-là. Je regagne la voiture essoufflé, direction Esquelbecq. J’attends. Pas de Romook en vue, mais des coureurs qui, pour certains, sont déjà marqués. Traumatisé par mon dernier retard à Bergues, je prends la décision de partir au prochain CP, à Wormhout, où je devrai livrer à Romook les marques d’encouragement de sa grand-mère.

 


IV

 

Les arrivants semblent gaillards. Près de soixante coureurs ont déjà pointé, et une quarantaine sont déjà repartis. Tiens, un coup fil. « A l’aide :-) » ! C’est le nom d’appel de Romook sur ce portable d’un jour. Catastrophe : la poche de boisson qui se trouve dans son sac à dos s’est ouverte. Il est trempé. Il me faut donc préparer tout un arsenal de guerre : slip, tee-shirt, cuissard, chaussettes. Tout se trouve dans le coffre, au minimum en quadruple exemplaire. Romook a été d’une prévoyance proche de celle des marins qui préparent le Vendée Globe. Il arrive en mauvais état. Le physique est assez atteint, mais surtout le moral. Il semble épuisé. Quel changement depuis Bergues ! Sans lui livrer ma pensée, bien entendu, je m’interroge sur sa capacité à finir le trail, d’autant plus que les monts arrivent. Nous ne sommes qu’à 50 km de course, il n’est que 11H30. Le CP n’en finit pas. Après s’être changé, il s’applique de la crème : Nok, Cliptol gel sur les chevilles. Il boit, il mange, il se repose un peu. Je lui dis de ne pas oublier ses bâtons pour les prochaines difficultés du parcours. Il les prendra et s’avèreront fondamentaux selon ses dires. Durant ce ravitaillements, un appel d’une femme, impressionnée par ses talents, son endurance et sa folie. Je réponds à cette femme : « Romook est increvable ». Romook me demande quand il arrivera à Bergues... Interloqué, je lui dis que Bergues était le CP précédent. « Quoi ? Mais je n’ai même pas vu le panneau de la ville ! ». Capricieux, il me demande d’y retourner pour prendre en photo le panneau d’agglomération. J’arrête ici le lecteur. Romook serait-il tomber dans le « panneau » de « Bienvenu chez les Ch’ti » ? Je n’ose même pas m’imaginer prendre en photo un panneau « Bergues ». C’est la folie du moment ; on les dévisse même ! Romook serait-il descendu si bas ? Si vous le connaissez, vous ne pourrez pas le croire, et vous aurez raison. Lorsque Romook aime les choses que tout le monde aime, c’est très souvent pour des raisons différentes du sens commun et populaire. « Berg » est un mot sans signification utilisé par Witold Gombrovitch dans un roman absurde, Cosmos, que Romook m’a offert voilà déjà plusieurs années. Cela donnera certainement de belles pages sur son blog, parfaitement illustrées par la photo du panneau d’agglomération. Cet aller-retour fait, direction Cassel à la rencontre de la maman de Romook.

 

V

 

Je m’arrête à Hardifort, coup de fil de la grand-mère oblige. Une fois garé sur la grand place de Cassel, je donne rendez-vous à la maman de Romook devant l’Hôtel de ville. Elle ne me reconnaît pas. Normal, nous ne nous sommes jamais vu et je n’ai pas ce bouquet de violette à la ceinture que je lui avais promis. Je m’empresse de la rassurer sur l’état de son fils, et nous partons sur l’itinéraire pour le rencontrer. Les coureurs que nous croisons sont frais, heureux de pouvoir bénéficier des paysages qu’offre cette ville traditionnelle des Flandres. Nous ne croisons pas la route de Romook qui tarde à venir, et nous décidons donc de déjeuner dans un estaminet. Bière et potje-vlesche de rigueur, le tenancier est un gars assez discret, mais bourru. Cheveux mi-long, barbe fleurie, il nettoie soigneusement ses verres en m’écoutant décrire cette folle journée. Il est certainement impressionné par l’effort des coureurs, mais ce sentiment ne paraît pas sur son visage. Il ne peut pas s’enthousiasmer au risque de laisser dissimuler une certaine légèreté de l’être qui pourrait trahir un manque de rigueur et de froideur qu’il se doit de garder en toute circonstance. Pas de doute, c’est un flamand ! Je connais bien cette attitude, car j’ai baigné dedans durant toute mon enfance. J’ai grandi après tout à quelques kilomètres d’ici. Cette attitude est assez drôle en comparaison de celle de la mère de Romook, femme guillerette, jamais avare d’un bon mot et de réponses assez absurdes et décalées aux questions que je lui pose. Tout à coup, lui échappe une parole qui nous aurait coûtée le peloton d’exécution en période de guerre : « Mais dites-moi, vous avez certainement observé un regain d’intérêt pour la région depuis "Bienvenu chez les Ch’ti", non ? ». Aille, aille, aille ! Erreur fatale. Innocence très certainement due à une origine avesnoise. Ce film ignore complètement une réalité bien ancrée dans notre région : l’absolue étanchéité linguistique, culturelle, identitaire, entre la Flandre et le reste de la région. Le patron se fige : « Non, pas vraiment ». Traduction : comment osez-vous opérer ce rapprochement entre la Flandre séculaire, houblonnière, flaminguande, riche d’une histoire faite de luttes culturelles et de quête identitaire, et ce film, qui se place dans la confusion la plus totale, ignorant qu’ici, "in parl pas com'cha", et qu’à Bergues, c’est le grand Vauban qui a sévi, et non les mineurs et métallos qui ont contribué à pérenniser une sous-culture ch’ti qui corrobore elle-même une infériorité sociale. Tout de suite, j’essaie de rattraper le coup sur le ton de la plaisanterie : « Alors là madame, vous risquez peut-être de blesser monsieur. En général, les flamands n’aiment pas beaucoup qu’on les compare aux ch’tis ». Ouf, nous l’avons échappé bel. La patron me regarde, et toujours en nettoyant ses verres de bières estampillés des 70 marques qu’il affiche orgueilleusement sur sa carte : « C’est juste que c’est pas pareil ». En fais-je trop ? Je ne pense pas. Un jour, je vous raconterai ce qu’il en coûte de commander un Pepsi au Blauwershof (« auberge, repaire des brigands, des fraudeurs »), à Godewaersvelde (CP n° 5) : Chris vous fixe, et vous invite froidement, glacialement, à aller ailleurs si vous souhaitez boire ce genre de boisson, juste après avoir mis un pied au coup à des enfants de clients qu’il trouve (à raison) dissipés, et juste avant de préparer son arrière salle pour une réunion d’indépendantistes… Mais le potje était très bon !

 

VI

 

Nous nous mettons d’accord avec la maman de Romook pour nous diriger vers Terdeghem, CP n° 4. Avant cela, il nous faut passer chez Shopi : Romook veut des « Snickers », parce qu’il paraît que c’est très énergétique (> 250 Kl/barre). En route, nous le croisons. Incroyable, si nous avions voulu le faire exprès… J’ai trouvé le klaxon dans le cockpit où il n’y a que des boutons de toutes les couleurs qui clignotent. Donc, je klaxonne. Romook se retourne, il nous voit, lève un bâton, et s’engouffre dans ce que j’avais faussement assimilé au « Trou du Diable », célèbre chemin vététiste de Cassel. Nous voilà à Terdeghem ; check point du style salle de sport ou centre aéré, mais « HQE » bien sûr. J’y rentre, et le spectacle est dérangeant. Que de souffrances. Des corps meurtris qui ne courent pour rien, si ce n’est pour l’essentiel. Des visages qui s’éclairent furtivement à la vue de ces bols de soupe bien chaude, mais qui se referment instantanément à l’idée des soixante-dix kilomètres qu’il reste à parcourir. Il est 14H30, et Romook va bientôt arriver ; aussi, je m’empresse de préparer ses boisons énergétiques, goût orange de synthèse. Comme il l’a écrit sur mon road book : la course commence à cette étape. Jamais il n’a couru autant de kilomètres, et c’est l’incertitude sur sa capacité à dépasser la barre de 70 Km. Je m’attends à le trouver épuisé, et dans un état encore plus inquiétant qu’à Wormhout.

 

VII

 

Et bien non, il arrive frais comme un gardon. Mais oui, c’est le "perdreau de l’année". L’usage des bâtons rend son évolution assez gracieuse. On dirait une danseuse. Il est très motivé, et ne souffre pas trop apparemment. Selon lui, ces bâtons sont révolutionnaires. Il nous dit que c’est dur, mais qu’il se sent bien. Pointage, crèmes, pansements, changement de bonnet, remplissage du sac. Il est déçu que nous n’ayons pas trouvé de Snickers. Je me fais fort de lui en acheter, mais ne communique pas trop sur ce point : je ne voudrais pas lui créer une fausse joie si les rayonnages du Champion de Steenvoorde devaient aussi être dévalisés. Les check points sont toujours assez longs, non pas dans l’absolu, mais au regard de son prévisionnel. Il repart à 15H30, soit 45 minutes de trop par rapports à ses anticipations.

 

VIII

 

Cette étape semble assez light : il s’agit uniquement de rejoindre Godewaersvelde. Romook arrive à 16H55. Toujours assez frais. Il reste quelques instants, le temps de changer de chaussettes et de s’appliquer de la crème. Le rituel est maintenant rodé, et je ne m’en étonne plus. Romook est heureux de voir dans la caisse bleu en plastique des paquets de Snickers, que nous avons réussi à trouver à Steenvoorde, où nous en profitâmes pour faire le plein de la voiture qui consomme beaucoup. Il repart avec ses bâtons pour affronter les Mont des Cats et le Mont Noir. Ils lui fournissent une aide précieuse, et en repartant, il nous montre avec quelle élégance il les utilise. On dirait un skieur de fonds. Son rythme est impressionnant, ses pas très longs. J’immortalise le moment par quelques photos avant qu’il ne s’engouffre dans un océan de verdure. Il me faut une nouvelle fois tout ranger. Vu les difficultés qui l’attendent, l’étape devrait être longue. Nous nous arrêtons au sommet du Mont des Cats pour prendre quelques photos. A peine nous garons les voitures que Romook est déjà là. C’est même lui qui nous interpelle de loin, du style : « Et alors, si vous voulez prendre des photos, c’est maintenant ». Il ne peut en effet se permettre de perdre du temps à cause de nous. Quelques clichés, et il entame sa descente vers Berthen.

 

IX

 

Nous décidons, avec sa maman, de faire une halte à l’abbaye, histoire d’acheter un peu de fromage. Un moine en robe cistercienne débarque dans le magasin. Il est jeune, tout comme sa barbe. Plutôt beau mec. Dommage pour ces demoiselles, il porte une alliance à l’annulaire gauche : il est marié avec Dieu. C’est un vrai contraste d’apercevoir Romook, tendance nihiliste, et ce moine, tendance mystique. Nous reprenons la voiture et nous décidons de nous arrêter à la Villa Yourcenar. C’est l’occasion pour moi de décrire l’endroit à la maman de Romook. Il s’agit de la maison familiale des Yourcenar, où la petite Marguerite a passé son enfance. La littérature doit à ce lieu des pages importantes. L’enfance s’y épanouit, et on se prend à imaginer la petite marguerite dans cet arbre centenaire, aux ramifications idéales pour construire des cabanes et autres histoires fantastiques de pirates et de carte au trésor. Il est entouré d’une barrière, autant pour le préserver que pour éviter la chute d’intrépides touristes. La vue de la Villa, du bas du parc, est très jolie. L’été, c’est le temps de flâner dans des allés couvrant plusieurs hectares, et d’écouter autant de conteurs que d’orchestres de chambres à l’occasion de ces « Dimanches de Mont-Noir ». Le villa est désormais un lieu de villégiature pour écrivain ; elle appartient, avec son parc, au Conseil Général du Nord.

 

X

 

Il ne faut cependant pas trop traîner, car Romook devrait passer juste derrière les grands arbres du fond du parc. Il n’aura peut-être pas pu admirer l’endroit. Petit passage secret que je ne connais que trop bien, et hop, nous voilà à nouveau flirtant avec l’itinéraire de la course. Seulement là, il n’y a plus de majestueuse arborescence pour nous protéger du vent. En effet, jusqu’à présent, le temps fut assez clément. Pas très chaud, mais non pluvieux et non venteux. Les dieux du trail ont certainement décidé de durcir la course. Le plafond est devenu bas, ce qui, du coup, fait baisser la température ; la pluie fait son apparition ainsi qu’un vent d’octobre pénétrant. Nous attendons au coin d’un chemin de randonnée. Quelques coureurs passent, dont certains sont très marqués par la fatigue. Je prends pas mal de photos qui s'avéreront floues : je n’imaginais pas qu’il me fallait déjà mettre le flash. A chaque passage d’un coureur, nous lui apportons nos encouragements. Ils doivent être étonnés de trouver deux spectateurs à cet endroit. La maman de Romook remarque deux pointes à l’horizon. De notre position, nous avons effectivement une belle vue, orientation plein sud. N’hésitant jamais à faire partager mes connaissances, traduisez, à étaler grossièrement ma science, je lui confie qu’il s’agit des terrils de Loos en Gohelle, les deux plus hauts d’Europe, à coté du 10-19, chevalets principaux de houillères du Nord Pas de Calais (note pour plus tard : en 2010, se déroulera la 10ème édition du « Trail des terrils loossois »). Après la guerre, l’Etat nationalisa les houillères du nord de la France. Le processus de reconstruction qui devait initier les Trente Glorieuses a impliqué un effort de production colossal, et la construction de ces puits d’extraction gigantesques. La logique est simple : tous les petits chevalements, ou chevalets, c’est comme vous voulez, appartenant aux anciennes compagnies de houillères privées (je vous conseille la lecture de Germinal pour plus de renseignements), ne permettaient pas de passer au stade de l’extraction à grande échelle. Les infrastructures étaient en outre anciennes. Idée : centraliser toute la remontée du charbon en un point, grâce au creusement d’un gigantesque réseau de communication sous tout le Nord Pas-de-Calais. Ce sont donc les puits n° 10 et 19, qui ont remonté des centaines de millions de tonnes de charbon pour chauffer la France et faire fonctionner ses trains et usines pendant une quarantaine d’années. C’est d’ailleurs assez drôle : du 10/19, Romook aurait pu, sous terre, rejoindre sa Mo Am’Gambie ! En tout cas, au moment où il arrive, il est bien loin de la Mo Am’Gambie dans laquelle il se ressource.

 

XI

 

Il est bien moins fringant qu’à Gode (dans le coin, on dit généralement « Gode » au lieu de Godewaersvelde). Il marche, sa foulée énergique ayant totalement disparu. Ses pieds semblent peser des tonnes. Nous descendons à sa rencontre, et je mitraille pour des photos qui seront donc floues, désolé ! Récemment, à une période très difficile de ma vie, Romook et moi nous étions retrouvés un soir, après une autre aventure qui figure certainement dans ce blog, dans un bar du vieux Lille : le Kremlin. Il me lut un formidable passage de Yourcenar, décrivant le chien pataud de la famille, un basset, qui, clopin-clopant, se déplaçait avec un certain embonpoint... « J'aime à croire que le chien Trier, qu'on a chassé de sa bonne place habituelle sur la descente de lit de Fernande, hume cette chose nouvelle dont on ne connaît pas encore l'odeur, remue sa longue queue pour montrer qu'il fait confiance, puis retourne sur ses pattes torses vers la cuisine où sont les bons morceaux. » écrivait Marguerite Yourcenar dans son livre « Souvenirs pieux », décrivant ainsi l'instant juste après sa naissance... C’est Romook ! Il semble peser plusieurs fois son poids. Nous souffrons pour lui. Je lui passe les encouragements téléphoniques de Dd, qui est impressionnée par le bonhomme. Encore lucide à cette heure, il me conseille tout de même de mettre le flash ! Il s’arrête trente seconde, et repart vers Bailleul, le prochain CP. Nous faisons de même.

 

XII

 

Comme nous disposons visiblement d’une marge certaine pour nous rendre jusque Bailleul, je décide de faire passer la maman de Romook par le Mont-Noir belge (Zwartberg) et par le Mont Rouge (Rotberg). Nous arrivons sur Bailleul, et peinons à trouver le CP. Ce fut d’ailleurs une constante durant toute cette journée ; les CP étaient très difficiles à localiser pour les accompagnateurs. Arrivés à Bailleul, un coup de fil. C’est Will. Content d’entendre un ami qui se fait rare (et c’est moi qui dit cela !), il me dit qu’il est à Bailleul pour quelques réjouissances festives. Tiens, c’est drôle. « Mais où exactement ? ». « Au Bistrot de Philo ». Incroyable, nous passons devant ! « Arrêtes-toi, arrêtes-toi ! ». Je me gare à la ramasse, la maman de Romook également. Splendide, Will sort du bistro avec un saladier en plastique sur la tête, un chemisier de femme et un collier exquis. Il est enthousiaste, et moi aussi. Je l’informe tout de même que, dans la voiture garée juste derrière nous, se trouve la maman de Romook. Il s’empresse d’aller la saluer avec tout le tact et l’intelligence sociale qui le caractérise… mais avec sa passoire sur la tête ! J’en profite pour converser avec René, Ludo, Kermitte, et autres convives. Je l’ai connais tous, c’est la bande de l’UBU. Je converse cinq minutes, mais suis contraint de les quitter, traumatisé que je reste par le CP manqué à Bergues. Will est quelqu’un qu’on ne peut qu’aimer, et qui sait se faire aimer : il a retrouvé dans la voiture les lunettes de soleil « Gucci » de la maman de Romook, qui prétendait désespérément les avoir perdu dès que nous nous rencontrâmes à Cassel. Comme tout le monde, elle aime donc déjà Will…

 

 

 

XIII

 

Arrivée au CP. S’y trouve beaucoup de coureurs en perdition : couverture de survie, mines déconfites, mollets tremblants. On dirait des soldats revenant à peine du front, mais s’apprêtant à y repartir. Nous attendons Romook qui tarde, qui tarde, qui tarde. Il ne sera certainement pas beau à voir. Je prépare les boissons, vérifie le ravitaillement en Snickers, et attend. Le voilà, il est 19H50, Km 94 officiellement. Mes craintes étaient fondées. Il court difficilement, son moral est visiblement atteint. Content d’arriver, il rentre de suite dans cette salle communale pour y trouver un peu de chaleur et de repos. Il n’a pas vraiment d’appétit. Je lui demande s’il veut des pâtes. Je m’affaire à lui en trouver, mais la méthode de cuisson est originale : cuites dans une casserole posée sur une table, à l’eau bouillante sortie d’une bouilloire… Evidemment, pas de sel. Il ne se régale pas. Je lui sers un peu de Quézac, comme il me le demande. Sa maman le regarde avec une légère inquiétude, mais ce n’est pas le sentiment le plus profond qui l’affecte. Plus sûrement, elle s’interroge sur l’origine de ce jusqu’auboutisme qui a toujours caractérisé son fils. Elle s’en est confiée à votre serviteur durant l’après-midi. Elle se décide à ce moment de repartir pour Beugnies. Elle nous quitte, et je lui précise bien entendu qu’elle ne doit pas hésiter à me rappeler pour obtenir des nouvelles. Romook décide de s’appliquer ses baumes et de changer de vêtements dans la voiture, moteur allumé de telle sorte que l’habitacle soit chauffé. Je reçois plusieurs coups de fil à se moment là. Son amie Cat, qui prévoit de faire sonner son réveil cette nuit pour être sur la ligne d’arrivée. Albertine et Yogi Tougoudou, qui témoignent de toute leur amitié à Romook, mais prévoient certainement de dormir au moment du franchissement de la ligne à Lambersart… En tout cas, ils me tiendront au courant. Je rappelle tout de même Yogi Tougoudou à son devoir envers son ami Romook qui compte sur sa présence… Succès mitigé pour mon argumentaire ! Voilà, Romook est prêt, il repart, seul. Il fait vraiment froid à cette heure, la nuit est tombée depuis son arrivée. Prochain arrêt : Armentières. De mon coté, je me retrouve également seul, et condamné à dîner un steak-frite à « L’épi de blé » sur la place de Bailleul, un samedi soir. Consolation que Romook aurait aimé partager : une Grimbergen pression.

 

XIV

 

Sur la route en direction d’Armentières, au niveau de Nieppes, je croise Romook sur la nationale empruntée par les coureurs. Lancé à 90 km (promis !), je n’ai que le temps de klaxonner trois fois. Il m’a vu. Au moins, il sait que quelqu’un est là. J’arrive à Armentières et éprouve les pires difficultés du monde à trouver le CP. « Complexe sportif Léo Lagrange » est indiqué sur mon road-book. Impossible à trouver. Je retourne sur mes "tours de roue" pour obtenir une indication de la part d’un bénévole... Il ne sait pas. Soudain, une fourgonnette blanche s’arrête derrière moi. Son chauffeur en descend en m’informant qu’il suit son fils sur le parcours, qu’il sait où se situe le complexe sportif mais qu’il n’a pas trouvé le CP. Nous nous rendons à cet endroit. En cours de route, la maman de Romook m’appelle. Elle est bien rentrée à Beugnies, et me souhaite bon courage pour la suite. Je suis énervé car je dois gérer à la fois le road-book sur mes genoux, la conduite et le téléphone. J’ai certainement manqué de cette courtoisie à son égard, courtoisie qui ne m’avait pas quitté de toute l’après-midi. Si vous lisez ces lignes, madame, je vous prie de bien vouloir m’en excuser.

 

XV

 

Le complexe sportif n’est pas très glamour. Au milieu d’une cité, une certaine faune y végète ce samedi soir qui semble tout aussi ennuyeux qu’un soir ordinaire de la semaine. Nous nous garons sur le parking du complexe qui est gigantesque. Impossible de trouver le CP. Nous croisons un autochtone sur le parking, que nous interrogeons et qui se propose de nous montrer le point d’accès au CP qu’il semble avoir isolé. Que faire ? Je ne peux pas rester sur ce parking trop éloigné du CP, car j’ai beaucoup de choses à décharger : caisse bleu en plastique, gros sac de sport, grand sac en papier vert, le réflexe… Et, sans ce garçon, je me perds à coup sûr. Son envie de tâter de la BM est manifeste. Et s’il piquer la caisse ? Tans pis pour la psychose, je tente. Il monte à mes cotés et m’indique la route. Ce garçon très simple s’avère un bon gars. J’ai du mal parfois à comprendre ses paroles, mais l’intention de m’aider est totale. Au final, sans son coup de pouce, je n’aurais jamais trouvé. Le CP se situe au premier étage d’un bâtiment moderne, dont les parois sont tout en verre. Au rez-de-chaussé, lumières et stroboscopes s’exibent. C’est étrange. Je m’avance, et oui, il s’agit bien d’un mariage. L’absurdité est totale ! A l’étage, j’arrive au contact de coureurs totalement épuisés. Beaucoup dorment un peu, la tête dans leurs bras posés sur une table. Il n’y a quasiment plus d’accompagnateurs. D’ailleurs, celui de la camionnette blanche a décidé d’aller dormir. Je m’y refuse, même si je suis levé depuis 3H45 : question de respect vis à vis de Romook. Je demande à une bénévole du CP un café qu’elle me tend bien volontiers. En bas, des gens dansent et boivent. En haut, des gens souffrent, hagards. J’attends. J’ai rempli une table des différentes fournitures de Romook, et j’attends. Bordel, que fait-il, il est parti de Bailleul vers 20H30 ? Il est 23H00, et aucune nouvelle.

 

XVI

 

Les coureurs arrivent au compte-goutte. Si le groupe a explosé dès la deuxième étape, personne ne semble plus courir la même épreuve dorénavant. Ah, des coureurs arrivent. Peut-être Romook. Incroyable, ils courent comme des gazelles ! Je n’en crois pas mes yeux. Un bénévole m’indique qu’il s’agit là des coureurs du 68 Km, démarré à Terdeghem à 20H00. Ouf, j’ai un temps cru à une hallucination. J’attends encore. Deux coureurs arrivent ensemble. L’un d’eux est couvert de sang sur le visage. Il s’est claqué un vaisseau nasale en raison du froid. Quelle horreur, une telle mésaventure après 112 km. « A l’aide :-) » ! Enfin des nouvelles de Romook. Il s’est apparemment perdu et a rajouté plusieurs kilomètres à la course. Selon lui, il lui reste 6 bornes avant le CP ; il prend tout de même la peine de me demander si j’ai bien mangé ! En bas, on continue à manger, à boire, à danser. Je sors dans mon duffel-coat pour tenter d’apercevoir une petite lampe dans la nuit dont la cadence me ferait penser aux pas de Romook. Toujours rien. Will m’appelle, Albertine également, qui me demandent de féliciter Romook qui a d’ores et déjà forcé l’admiration de nombre de ses amis. Je discute un peu avec un bénévole, et lui demande à tout hasard s’il a des nouvelles de la ligne d’arrivée. Le premier en aurait terminé à 18H30 ! C’est vraiment balaise. En plus, il me raconte comment s’est passé le CP. Il arriva, poinçonna son bracelet, mangea une demi banane et but un peu d’eau avant de repartir, sans s’asseoir, et en courant bien sûr ! Il précise que c’est un extra-terrestre, qui commence à être réputé comme tel dans le milieu du trail. Merci, j’avais compris. Toujours pas de Romook en vue. J’appelle mon ami A. pour lui demander d’être sur la ligne d’arrivée, que je prévois alors aux alentours de 4H00. Je sais que je peux compter sur lui dans toute circonstance, et il y sera donc. 23H50 : Romook arrive.

 

XVII

 

Il marche, est encore plus épuisé qu’à Bailleul. Là, c’est vraiment dur. Je ne veux pas trop faire transparaître mon scepticisme, mais je me sens obligé de lui demandé s’il souhaite continuer. Il reste tout de même 25 Km à accomplir. Il parle assez peu. Toujours le même rituel : crème, changement de chaussettes, et pour la première fois, changement de chaussures. Il prend la peine tout de même d’aller soigner ses fesses. L’ouverture de sa poche de liquide sucré un peu avant Wormhout se rappelle à son bon souvenir. Animal poilu, Romook ne supporte plus que ses fesses qui collent dans son slip ! Je me sens un peu impuissant face à ses souffrances. Je reprends ses bâtons qu’il utilisait jusque là mais qui commencent à endolorir les muscles de ses bras. En bas, on continue à s’amuser. Il recharge son sac en aliments sucrés. Il en a marre du pain d’épice, et se "terminera" aux Snickers.

 

XVIII

 

Des coureurs du 68 Km passent à vive allure, arrivent en même temps que certains du 136 Km. Le contraste est saisissant. Un groupe de trois rentre au CP. L’un d’entre s’exclame : « Je vous préviens les gars, je ne cours plus ! ». Vu leur état, rien d’étonnant. Ils regardent avec beaucoup d’appétit la trousse à pharmacie de Romook. Il a tout prévu, et eux, presque rien. C’est une vraie chance pour Romook que d’avoir une voiture accompagnatrice bourrée de ravitaillements et de produits pharmaceutiques. Ils lui demandent s’il n’aurait pas quelques pansements. Solidarité dans l’épreuve, Romook les laisse se servir, y compris en crèmes. Les prochains kilomètres seront durs pour le moral : chemin de halage jusqu’à l’arrivée, le long de la Deûle. La monotonie du parcours ne contribuera pas à galvaniser les troupes. Romook repart. Je l’accompagne sur quelques dizaines de mètres, l’encourage, prend les photos d’usage, et le regarde s’éloigner seul vers Quesnoy sur Deûle, prochain et dernier CP. Je reste un peu à Armentières, car je n’ai pas non plus très envie de repartir. Je prends du temps pour discuter avec les trois acolytes. Un d’entre eux se met un sac poubelle sur le tronc, histoire de bloquer le froid qui pénètre au travers de ses vêtements. Je leur demande ce qu’ils ont prévu de faire demain. Tous me répondent qu’ils vont dormir toute le journée. L’un d’entre eux, fataliste et écœuré, me livre qu’il n’a même pas pu poser une RTT lundi…

 

XIX

 

En route vers Quesnoy sur Deûle. Je m’étais perdu en arrivant à Armentières, je me perds en quittant le CP. Difficile de s’orienter, d’autant plus que très peu de personnes ont sorti leur nez dehors à cette heure tardive, si ce n’est un couple d’autochtones promenant leur chien et qui m’oriente dans une fausse direction. A Quesnoy sur Deûle, impossible de trouver le CP. C’en est trop. Je tombe sur une fourgonnette de gendarme, et leur demande de m’aider. Cela tombe bien, ils ne savaient justement pas quoi faire… Ils m’amènent au CP, au bord de la Deûle, à coté d’un club de Kayak, que je n’aurais, une fois de plus, pas pu trouver seul. Les gendarmes, un homme et femme en tenue, avaient prévu de s’y rendre au cours de la nuit, intrigués qu’ils étaient depuis quelques heures par ces silhouettes déformées par la fatigue, par ce ballet de lampions qui durait depuis plusieurs heures. Nous rentrons dans un préfabriqué, où plusieurs coureurs exténués se restaurent. Le gendarme hallucine, et est admiratif. On sent bien qu’il se considère tout petit, malgré son bon mètre quatre vingt dix , devant ces efforts là ; l’autorité qu’il représente est affectée. La gendarmette est bien moins sensible à ce spectacle des coureurs, qu’elle doit certainement trouver absurdes.

 

XX

 

Les coureurs ne se plaignent pas, heureux de savoir cette ligne d’arrivée à portée de pieds. Le CP est tenu par deux bénévoles expérimentés des trails. Je pense que l’organisation a souhaité placer ces deux gars sympas en fin de course, car ils sont certainement capables de comprendre les souffrances endurcies par les coureurs. D’ailleurs, il font montre d’une grande philosophie, et savent trouver les mots pour encourager les participants à terminer. Quelques uns en effet pensent à abandonner. Ils leur disent que cela ne servirait à rien et qu’ils auraient à regretter cette décision le lendemain. L’essentiel dans ce genre d’épreuve n’est pas de "faire un score", à tout le moins, cette préoccupation ne concerne qu’un nombre très limité de coureurs. L’essentiel est de terminer, et au moment le plus dur, une assistance psychologique est bienvenue. Les deux bénévoles racontent ainsi leur propre expérience, et ce sentiment de renoncement qu’ils ont déjà souvent éprouvés. Ils estiment, à raison, que l’essentiel étant de franchir la ligne à Lambersart, cette dernière étape qui s’annonce peut tout à fait se parcourir en marchant, et qu’il n’y a aucune honte à cela. Beaucoup de coureurs n’avaient de toutes les façons pas forcément prévu de courir ces 12 derniers kilomètres… Ils exhortent certains participant à se reposer, des tapis de sol étant spécialement prévus à cet effet. Un coureur accepte cette proposition et décide de dormir un peu. Peu importe les heures qu’il pourra perdre, car après tout, nous sommes encore loin des 32 heures éliminatoires. On lui prépare un couchage "douillé" dans un coin de la salle : tapis très mince, sac à dos en guise d’oreiller. Une barrière de chaises recouvertes d’un drap l’entoure de telle sorte à créer un semblant d’obscurité, à moins qu’il ne s’agisse de créer un espace clos, intime, à l’intérieur duquel cet homme d’une petite quarantaine d'années pourra trouver un peu de tranquillité et assumer pudiquement ses douleurs. Ses gestes sont d’une lenteur effroyable. Il s’assied à même le sol en lâchant un râle glaçant, enlève ses chaussettes avec l’énergie du désespoir. Celui là, je ne le reverrai plus.

 

XXI

 

De mon coté, je commence à fatiguer, et surtout à avoir la migraine. Je décide de prendre du paracétamol dans la pharmacopée du "trailliste" préparée par Romook, et beaucoup de café. J’attends. Je me rend compte soudainement que je n’ai même pas encore pris une photo de moi, seul. Je profite de cette journée qui veut que je possède cet appendice auditif pour m’immortaliser. C’est décidé, je ne m’en achèterai un que le jour où mes obligations professionnelles me le commanderont. D’ici là, hors de question. Ca sonne tout le temps. Cette musique électronique me gonfla toute la journée. En outre, lorsqu’il est au fond de la poche et qu’il se met à sonner, à coup sûr, le temps de décrocher, il n’y a plus personne. Je tiens ici solennellement à m’excuser auprès de Romook : fausse manipulation de ma part certainement, je lui aurais, paraît-il, envoyé automatiquement plus de 150 fois le même texto tout au long de la journée. J’espère au moins que ce n’est pas facturé ! Tiens, d’ailleurs : « A l’aide ;-) ». Je décroche, et nouveau rebondissement. Romook s’est encore perdu ! Si on cumule tous ces détours, depuis Leffrinckoucke, ce n’est pas 136 Km qu’il aura effectué, mais pas loin de 145. Il a apparemment retrouvé son chemin, et prévoit une arrivée à ce dernier CP dans trois kilomètres. Il est vrai que beaucoup de coureurs ont visiblement éprouvé des difficultés à s’orienter dans ce secteur, incriminant très souvent la même flèche rouge très ambiguë peinte sur la chaussée. Le temps de converser un peu avec nos deux bénévoles toujours aussi sympathiques, et Romook arrive.

 

XXII

 

Il sait qu’il ne lui reste plus beaucoup de chemin à parcourir, mais à ce moment là, tout ceci ne semble plus vraiment l’amuser. Il parle très peu, n’a pas faim, n’a pas très soif. Il n’a plus vraiment de goût pour grand chose, même pas pour la conversation. Il livre ses paroles à dose homéopathique, tout effort lui étant certainement difficile. Je crois même que je l’agace. Il est vrai que mon attitude doit être difficile à supporter, avec mes questions idiotes. « Ca va ? », « T’as faim ? », « T’as soif ? », « Tu veux changer de chaussettes ? », « Tu veux changer de Tee-shirt ? », etc… Nous avons toutes et tous déjà été agacés par des mères trop attentionnées, trop préoccupées, et bien que nous sachions qu’il ne s’agit là que de marques d’affections, on ne peut s’empêcher de leur signifier, avec plus ou moins de tact, qu’elles nous indisposent. Je crois qu’à cet instant, je suis un peu dans ce schéma, comme d’ailleurs dans une majorité de CP où j’ai voulu m’occuper de Romook. Je le prie de bien vouloir m’en excuser.

 

XXIII

 

Romook est dans un état que je laisse le soin au lecteur d’imaginer. Quelques photos pour pouvoir témoigner qu’il a pu, un jour, ressembler à ça… Ce qui me fait le plus sourire, sans que je ne lui montre bien évidemment, ce sont ces cheveux qui lui restent et qui se dressent en pointe humide lorsqu’il retire son bonnet. Humour douteux qui, à cette heure avancée de la nuit, n’appartient plus qu’à moi… Romook se repose sur une chaise. Les deux bénévoles l’ont pris en charge matériellement et mentalement. Suis-je jaloux ? Non, pas du tout, j’apprécie bien au contraire que ces types, vraiment sympas (je ne l’ai pas déjà dit je pense), s’occupent avec un tel soin des coureurs. Ils réitèrent leurs conseils : finir, c’est le seul objectif, quel que soit le moyen, en courant, en marchant, en s’arrêtant ici deux heures pour dormir… Hors de question de s’arrêter dormir pour Romook. Dormir, c’est mourir… Il repartira, bien décider à en finir. Cela m’arrange, car alors que nous devions, selon le prévisionnel, arriver à Lambersart aux alentours de 23H30, il est déjà 2H30, et il reste encore 12 Km à effectuer le long d’un canal. Mais pourquoi dois-je me lever impérativement à 9H00 ? Appel téléphonique : Will. Il me demande où est Romook. Précisément à trois mètres de moi. Il veut lui parler. Je ne sais pas si c’est une bonne idée. Je demande au champion, qui me fait un hochement de la tête, expriment ce faisant son refus. Will n’est pas vexé, il comprend, et lui transmet ses encouragements. Je n’aurai plus de coup de fil à partir de ce moment, si ce n’est ceux d’A., aussi égaré que moi à Lambersart.

 

XXIV

 

Romook s’élance pour la dernière étape ; il est passé 3H00. Il trottine : certainement un moyen de montrer qu’il peut encore faire valoir quelque chose sur le parcours. Il s’éloigne doucement, le long de ce canal qui n’en finit pas depuis Armentières. Je le reverrai à Lambersart, sur la ligne. Je m’affère doucement à ranger, pour la dernière fois, les caisses et sacs et à les mettre dans le coffre de la voiture. Elle aura été ouverte et fermée un nombre de fois important, et le moteur n’aura pas arrêté de démarrer et de s’éteindre. Bonne voiture, c’est de l’Allemand. Je n’ose imaginer comment aurait été ma Clio 1 de 1992, 1.1. essence (carburateur évidemment, mais moteur à chaîne du dernier modèle de Super 5 !). Je retourne une derrière fois dans le préfabriqué pour discuter, et arrivent les acolytes que j’avais laissés à Armentières (Cf. infra, épisode du coupe vent - sac poubelle). Ils sont dans un état encore plus détérioré, mais au moins, ils ont la chance de cheminer ensemble. Romook ne l’a pas, mais, au moins, il a trouvé une assistance à chaque CP. Ils s’effondrent sur les chaises, se prennent la tête dans leurs mains. Ils finiront, mais vraisemblablement pas avant 7H00. L’un d’eux estime qu’il doit avoir le pied en sang. Il enlève doucement sa chaussure, mais sa chaussette n’est pas tachée. Il enlève sa chaussette, et rien, si ce n’est une ampoule géante sous la voûte plantaire, que j’estimerais à 10 centimètres carrés. En comparaison, Romook n’a eu que très peu d’ampoules ; seulement une petite chose qu’il s’empressa de soigner au CP de Bailleul, dans la voiture. Ses pansements et baumes ont fait des miracles. Désespéré, cet homme me demande si je n’aurais pas, par hasard, quelques pansements et un peu de crème. Je ne peux raisonnablement lui refuser de quoi soulager ses souffrances. Je ne peux toutefois pas trop traîner, car je ne connais pas bien Lambersart et prévoit, d’ores et déjà, de me perdre. En plus, j’ai tout rangé… Il me faut donc retourner jusqu’à la voiture, alors que la pluie froide et le vent m’en découragent. J’y vais de bon cœur malgré tout, ces désagréments n’étant rien par rapport à ces souffrances. Romook ne m’en voudra pas : je laisse au bonhomme quelques pansements de son choix et un tube entamé de Nok, avant de repartir pour la ligne d’arrivée.

 

 

XXV

 

J’arrive à Lambersart, au terme d’une bonne moyenne (j’explose mon record en BM), mais me perd au niveau de l’avenue de l’Hippodrome. Décidément, les CP auront été difficiles à trouver tout au long de l’aventure. Le temps est mauvais : pluvieux, venteux et froid. A. m’appelle, il est perdu également. Pendant vingt minutes, ce ne seront que des coups de fil pour nous orienter. Finalement je me gare, et parcours mes derniers 200 mètres le long de la Deûle jusqu’à la ligne d’arrivée, épuisé… Je suis content de franchir cette ligne d’arrivée, car après tout, j’ai également vécu la course. La déception est toutefois grande. Aucun comité d’accueil digne de ce nom. Simplement une tente, et une salle communale cent mètres plus loin, avec nourriture et équipe médicale. L’arrivée est matérialisée par un tapis rouge, avec des drapeaux tout le long. Il n’y a cependant pas de spectateur, seulement le sourire d’une bénévole pour pointer les coureurs, et fixer définitivement le rang d’arrivée. Sous la tente, des coureurs en ayant enfin terminé reprennent leurs esprits. C’est drôle, s’y trouve un homme d’une quarantaine d’années avec lequel nous avions discuté la veille au soir à l’hôtel de Malo. Il avait prévu d’arriver en 22H00 à peu près, ce qui fut chose réalisée. Romook quant à lui avait annoncé un orgueilleux 18H30 qui avait laissé sceptique notre camarade. Il me demande bien évidemment où en est Romook, et savoure comme une petite victoire son appréciation de la veille. Je m’excuse auprès de lui de ne pas avoir pensé à l’emmener à voiture sur la ligne de départ, il y a 23H00. Avec Romook, au moment de nous coucher, soit à peu près vers 23H00, nous avions effectivement trouvé un peu égoïste de ne pas lui proposer d’effectuer ces quelques kilomètres en voiture. Il se presse de me rassurer : « Aucun problème, je m’y suis rendu en courant » ! Evidemment…

 

XXVI

 

Déjà une cinquantaine de coureurs ont franchi la ligne. On me confirme que le premier est déjà parti depuis longtemps, et qu’il en termina aux alentours de 18H30. Dès le départ, paraît-il, il avait annoncé que de toute façon, il avait son train à 22H00 ! Les coureurs arrivent de manière épisodique. Certains n’en croient pas leurs yeux. Un manque de lucidité évident leur fait rater le tapis rouge. Je m’empresse de leur signifier de prendre à droite, et donc de revenir en arrière de telle sorte qu'ils ont à rajouter quelques mètres à leur course. « Leur course » effectivement, car il faut voir à quel point la vision de la ligne d’arrivée galvanise le moral, et aide à rassembler les dernières forces dans la bataille. Ils sont heureux, et la capacité qu’ils ont eu à terminer ce 136 Km suffit à leur faire oublier leur malheur. Ils s’en souviendront bien assez tôt, le lendemain, lorsqu’ils se réveilleront endoloris dans leurs membres. A. me rejoint. Il a eu encore plus de mal que moi à trouver le Saint Graal. Il est enthousiaste à l’idée de voir Romook, qui tarde à arriver bien évidemment. Il est plus de 4H15 ; je passe mon temps à narrer à mon ami cette folle journée, à prendre les photos des arrivants du 68 et plus rarement du 136. Comme je ne voudrais pas rater les dernières photos qu’il me reste à faire, je m’entraîne… « A l’aide ;-) » : « J’arrive ! ».

 

XXVII

 

Nous scrutons le point de fuite du chemin de halage, à la recherche d’une minuscule étincelle de lumière. En voilà une. « C’est Romook, c’est Romook ! ». Nous avançons à la rencontre de ce point lumineux. Un réverbère révèle un coureur vêtu d’un haut rouge. Manqué ! Ce mauvais tour nous arrive plusieurs fois jusqu’au moment où la démarche chaloupée de notre athlète ne laisse plus de place au doute. C’est bien lui. Nous le rejoignons afin de lui livrer les derniers encouragements pour ces quelques hectomètres qu’il lui restent à accomplir. Je mitraille au reflex. « Ouais, bravo, allez… ! » : ces mots traduisent un enthousiasme naïf, mais frais, dénué de réflexion et de profondeur. Il me manque à cette heure tardive de quoi sortir un bon mot, ou une phrase absurde. Romook lève les bras. Il sourit, est heureux d’avoir accompli ce pour quoi il était venu. Certes, la performance envisagée est manquée, mais pour un premier trail, c’est déjà très beau de finir. Nous arrivons au niveau de la pelouse sur laquelle est jetée le tapis rouge. J’immortalise le moment et voilà, c’est fini. Pointeuse, inscription du temps d’arrivée. Pour toute récompense, Romook aura le droit à un Tee-shirt, prouvant à l’humanité toute entière qu’il en était.

De mon coté, et pour la première fois depuis 24 heures, j’apprécie : plus de caisse bleu, de gros sac de sport ni de grand sac vert en papier à déballer, puis à ranger !

JC

 

 

2 commentaires

Commentaire de Rag' posté le 15-10-2008 à 10:14:00

Bravo à tous les deux: pour la course et pour le CR.Superbe CR. Ca donne vraiment envie d'y être... d'un côté comme de l'autre! Un accompagnateur, un gars qui écrit tes CR, le top, quoi!
Un conseil: augmente la police de ton récit.

Commentaire de romook posté le 17-10-2008 à 00:16:00

Merci Ragondin Senior. Mais j'ajouterai bientôt mon propre CR et vais essayer de glisser des photos :-)

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