Récit de la course : Le Grand Raid de la Réunion : La Diagonale des Fous 2006, par L'Zoreil

L'auteur : L'Zoreil

La course : Le Grand Raid de la Réunion : La Diagonale des Fous

Date : 20/10/2006

Lieu : Saint-Philippe (Réunion)

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Distance : 143.3km

Matos : Asics Trabucco aux pieds
Sac DK sur le dos

Objectif : Terminer

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Mon Grand Raid 06


*Ma préparation physique*

Il semble évident qu'il faut au moins être en forme pour finir le GRR. Pas tant que ça, me semble-t-il. Ma préparation s'est résumée à quelques sorties moyennes (environ 4 heures) dans les semaines précédant la course, et à faire une course longue, en juin: le raid arc-en-ciel (61 km/3000m D+/-). Ce raid, j'en suis arrivé avant-dernier, en 17h45, mettant plus de temps à descendre qu'à monter, en raison d'une chaussette mal mise au pied droit, qui m'a causé une ampoule à chaque orteil.
Pas mal de séances de vélo elliptique aussi, le soir, pour être le plus possible à la maison. J'ai aussi fait attention à mon alimentation. Mais je misais beaucoup, finalement, sur une bonne condition physique générale, forgée par plus de dix ans de course à pied. L'an dernier, j'étais physiquement bien mieux préparé, par de longues sorties en compagnie de mon pote Guillaume.

*Ma préparation mentale*
Ma préparation mentale a été longue. J'ai inconsciemment commencé après mon échec au GRR 2005. Je me suis mis au yoga, apprenant des techniques de respiration et de méditation. Alors que je lui parlais de mon abandon, ma prof, Odile, m'avait alors dit qu'il ne l'étonnait pas, car je ne m'étais visiblement pas posé la question du sens de cette course. "Quand tu auras trouvé un sens à tant d'efforts, tu finiras le Grand Raid." Et la question n'est pas inutile: "pourquoi, pour quoi, pour qui, faire le zouave si longtemps en montagne?". Je suis longtemps resté sans réponse.
Souvent, en marchant sur les sentiers, je suis allé à la recherche de cette réponse. En vain. Car j'ai la chance d'avoir tout ce qu'il faut pour être heureux: j'ai choisi les principaux paramètres de ma vie, je gère normalement mes relations avec les autres, je suis sorti depuis des années de mes complexes d'infériorité, je ne pense plus que je doive prouver qui je suis par des actions hors du commun. Bref, je ne trouvai nulle part une "névrose", un problème que le GRR m'aiderait à résoudre.
Peu de temps après mon abandon, Alexandre m'avait dit que de toute façon, je n'étais qu'un faible, que je n'y arriverais jamais etc. Plus qu'une réaction à chaud d'un fils envers son père, cela semblait une constante chez lui. Plusieurs fois il me l'a répété: "tu n'es qu'un faible. Tu ne devrais pas te lancer dans cette course." Y compris le jour où j'ai envoyé mon inscription: "Vraiment, tu ne devrais pas...."
Bien sûr, il serait facile de dire que le sens de ma course était là: prouver à mon fils que je ne suis pas un faible. Mais justement, ça me semblait trop facile, et je ne voulais pas entrer dans son jeu de provocation. Sinon, qu'est-ce qui l'empêcherait à l'avenir de me dire des âneries du genre: "t'es même pas cap' de sauter du troisième étage"? Histoire de voir.....
Je suis aussi allé chercher du côté des rêves à réaliser. Mais là aussi, pas facile de se sentir en manque, quand on vit sur une île de rêve, quand les paysages du GRR sont votre quotidien, quand vos autres rêves sont forcément dans l'avenir.
Mais il n'était pas inutile de chercher. Au moins, j'ai eu l'occasion de réfléchir à ma vie, à ce que je voudrais en faire. Et j'ai pu me rendre compte que je ne me suis jusqu'à présent pas trop mal débrouillé. Pas tout seul, évidemment. Ce fut l'une de mes pistes: ouvrir mon défi sur mon environnement, le partager avec d'autres. J'en ai donc beaucoup parlé autour de moi, et je suis allé rencontrer les oiseaux.

*Les oiseaux*
Certains se souviennent de l'importance qu'avaient eu pour moi de petits oiseaux, lors de ma première CiMaSa, en 2001. Pour faire court, je m'étais imaginé qu'ils me parlaient et m'encourageaient à aller plus loin, dans les moments vraiment durs de cette course un peu hors norme.
Il y a non loin de chez moi, un endroit nommé le Dimitile. Les oiseaux y sont très présents. C'est donc là que je m'entraînai de préférence, les entendant se faufiler dans les fourrés. Je m'imaginais entretenir avec eux un dialogue secret, compris seulement de nous. Ils étaient partout. Je partageais toujours un peu de mon ravito avec eux. Jusqu'à ce jour magique où l'un d'eux s'approcha de moi, tout près, à 2 ou 3 cm de ma main. Il me regardait d'un oeil moqueur, mais bienveillant. Tout petit, très fragile, mais, c'est sûr, mon allié. Ca peut sembler idiot, mais ça me fait du bien.

*L'avant-course*
J'ai passé les quelques jours d'avant la course comme dans un tourbillon. Repeindre la chambre des garçons dans l'attente de leur petite soeur, et puis trois jours à l'hôtel. Un de ces hôtels luxueux pour touristes effrayés par le chikungunya. Rien faire, jouer avec les enfants, se reposer, lire, ne pas penser à ce qui m'attend. Et puis un signe favorable "du destin", si j'étais superstitieux: les gens de la chambre à côté de la nôtre. C'est Fabien! Ca fait 10 ans qu'on s'est pas vus! On a été bidasses ensemble, dans la même chambre, lits côte à côte, à Djibouti! A l'époque, on était deux, seuls, à préparer nos Capes, pendant que les autres faisaient régulièrement la bamboula. Combien de fois on s'est regardés, levant les yeux de nos cours, dans la chambre vide, le soir! Et notre virée, une fois les écrits passés, en 4*4, dans le désert! "Hihgway to hell" à fond dans l'auto-radio.... Le plus beau moment de cette époque là-bas. 10 ans plus tard, nous re-voilà: j'ai eu mon Capes, pas lui. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir réussi sa vie.

Je suis maintenant à St-Philippe, lieu de départ du GRR, qui sera donné dans 30 minutes environ. Tous ceux qui sont importants pour moi savent que je suis là. Avant mon départ, Alexandre m'a dit: "je le sais bien, que tu vas finir le Grand Raid.", et Thibault m'a donné toute sa force de Jedi. Et je sais
comme elle est grande. Quand l'air lui manque, quand il faut de grosses doses de médicaments pour qu'il puisse respirer la nuit, je sais qu'il fait preuve d'une force de Jedi hors du commun pour aller chercher ce fluide et l'enfouir dans ses poumons parfois malades. Alors je n'ai plus rien pour m'en empêcher: je dois finir cette course. Tant de gens croient en moi.
Pour l'instant, sur la scène chaque année présente, se déroule un spectacle "de feu". 3 jeunes filles à la plastique de suédoises et un jeune homme font virevolter autour d'eux des cordes aux extrémités enflammées. Une des "suédoises" s'approche du bord de la scène, et avec des moulinets de ses poignets "allume" un des raideurs, en le fixant longuement. En voilà un qui va regretter de devoir partir bientôt...
10 minutes avant le départ, Robert Chicaud, président de l'association "le Grand Raid", vient annoncer la météo: un peu de pluie dans l'Est. "On s'en fout, on n'y va pas!", nous lance-t-il goguenard. Il annonce le nombre de partants: 2100, et le nombre de médailles: 1600. Qui fera partie des abandons? Un frisson parcourt la foule.
Puis le compte à rebours est lancé, d'une seule voix par tous les coureurs. Et c'est dans un grand cri que tout le monde s'élance vers la route.

*La course*
La course commence par environ 16 km de bitume, dont les trois premiers sont plats. C'est là l'occasion d'un premier succès pour moi: pendant 12 minutes je devance Sam (le girafon sur UFO), et je cours avec lui pendant une petite quinzaine. Il est bien plus fort que moi, et dès que ça monte, je le laisse partir, en lui disant: "à dimanche!". "A bientôt!" me répond-il.
Dès le départ, j'agis comme prévu: aller vite sur les kilomètres de bitume, car ensuite, quand la montée vers le volcan commencera, plus question de doubler qui que ce soit, le chemin étant trop étroit. Je marche donc rapidement, trottinant aussitôt que le terrain devient un peu plus plat. Je mets un peu plus de deux heures pour atteindre le goulet d'étranglement qui marque le début de l'ascension vers le volcan. Ravitaillement rapide et c'est re-parti. Immanquablement, l'allure ralentit. D'abord en raison de l'inclinaison du sol, mais aussi parce que c'est boueux, et très technique. Chaque passage délicat engendre un bouchon, ce qui permet de se reposer, de lier conversation avec les gens devant ou derrière. Évidemment, il s'en trouve pour essayer de doubler, pour qui ça ne va pas assez vite. Et le ton monte dès que l'un des "doubleurs" gêne un tant soit peu ceux qui attendent leur tour. On croirait que tout le monde a une place au classement à jouer!
C'est pour moi l'occasion de prendre un sérieux coup de vieux: alors que je tutoie le coureur derrière moi, lui s'obstine à me parler avec des "vous" pleins de respect. Il a environ 25 ans, et visiblement, je suis un vieux pour lui....
Mais je ne me laisse pas abattre, et je continue toujours, le coeur vaillant. Le soleil commence à poindre à l'Est, ce qui permet de découvrir les nuages, à notre hauteur environ. Il fait bien froid: vite, pour se réchauffer et pour éviter d'être sous les nuages, il faut accélérer. Ce qui est possible, maintenant que le sol devient plus plat, pas mal de gens sont couchés sur le côté du chemin, libérant la voie. On sort de la végétation, le sol devient volcanique, c'est presque plat: je trottine, serpentant vers la plaine des sables.
L'effet d'entraînement est important: je me rends compte que tous autour de moi trottinent. Pas question de me laisser dépasser.

Virage à gauche, pour être définitivement sur la plaine des sables, et le spectacle est grandiose: sur la droite se dresse le volcan, noir sur fond bleu. Et on voit très distinctement la fumée diaphane qui s'échappe du nouveau cratère. L'éruption a deux mois maintenant. C'est exceptionnel.
J'atteins le premier poste sérieux (Foc-Foc) à 7h30. 6h30 de course pour 27 km et 2200 de D+. Ca me va.
Ravitaillement rapide, et je repars, vers le poste de la route du volcan. Le sol est plat, tout le monde trottine ou marche vite, et je mets un peu moins d'une heure pour parcourir les 7 km qui me séparent de ce poste, où m'attend un vrai ravitaillement. Je prends de tout: des sandwiches au pâté, au fromage.... Je reste fidèle à ma ligne de conduite sur les postes de ravitaillement: prendre ce dont j'ai envie, sans réfléchir. Ca m'a toujours réussi. Je ne reste pas trop, et je repars.

Prochain objectif: Piton Textor. Même en rêvant, je sais depuis le début que je mettrai plus de 10 heures pour être au PK 40. Mais ce n'est pas grave, j'avance vaillamment à la rencontre d'une difficulté étonnante du parcours: la montée vers l'oratoire Ste Thérèse. C'est un mur de basalte pas très long à gravir, mais qui coupe le souffle et les jambes. Je m'y attaque doucement, me laissant doubler sans rechigner, car faire l'inverse ne serait pas raisonnable. Puis le chemin descend un peu, et j'attaque à "fond" vers Piton Textor. On ne me double plus, je suis dans un groupe qui trottine, il faut faire attention, le sol est très technique, fait de roches volcaniques aux formes très irrégulières, mais c'est très stable. La route des voitures coupe notre piste régulièrement, on va vite, je ne regarde pas le chrono, concentré sur mes pieds, mon souffle. Ca y est, on "entend Piton Textor": le public hurle le nom des coureurs tellement fort que ça vous met des frissons. D'un coup, juste avant la dernière petite montée avant le poste, je pense au chrono: il est 10h30! J'ai mis 9h30. 30 minutes de moins que l'objectif qui me semblait irréalisable! Trop beau! Au passage du public qui me crie que je suis un champion, je bénis mes lunettes d'être sur mes yeux: les gens pourraient confondre les toxines qui en coulent avec des larmes..... J'allume mon téléphone, qui m'annonce aussitôt qu'un message de la Libellule m'attend! Non, c'est pas des larmes, c'est des toxines des yeux, que je vous dis. Puis j'appelle Guillaume. Euphorique, je lui annonce que je les ai tous pourris, que je vais finir super vite, que je suis trop fort. Je me sens bien. J'annonce déjà à Laurence qu'il faut qu'elle se dépêche de partir de la maison pour qu'on se retrouve à Mare à Boue. A ce rythme, j'y serai à midi. Je pensais y être à 13h00.
Je repars donc pour les 10 km suivants, en descente légère et agréable.

Mais je suis désormais seul. Les nuages nous ont rattrapés, on court sur de l'herbe, au milieu de pâturages complètement décalés par rapport aux roches volcaniques, un ou deux kilomètres plus haut. L'ambiance est retombée. Je marche vite, je ne cours plus. Mais ce n'est pas bien grave, je suis largement en avance par rapport à l'an dernier, et par rapport à mes prévisions les plus optimistes. Je mets 1h15 à faire ces dix km. Au moment de passer la route qui coupe notre piste, la seule route qui passe au milieu de l'île, je rejoins ma petite famille pour un pique-nique très bienvenu. Il est midi, je mange de bon appétit. Il y a un monde fou, bien plus nombreux que l'an dernier, ce qui confirme que je suis bien en avance par rapport à l'édition 2005. C'est trop bon. Au bout de 40 minutes, bisous, et je repars, vers le poste de contrôle de Mare à boue, situé à un petit km de là. Je ne reste que le temps de recharger la poche à eau, et je repars.

Je rencontre Vincent, on discute un moment, et je repars. Je gardais un très mauvais souvenir de cette montée. Ca n'a pas changé! De la boue, des glissades, des échelles, des passages hyper-techniques, des passages vertigineux, une végétation très dense et oppressante..... je n'aime pas du tout ce passage! Mais j'avance. Une ampoule vient de se former sous la voûte plantaire de mon pied gauche, m'obligeant, pour ne pas trop souffrir, à marcher bien sur l'extérieur du pied. Je ne marche plus très vite, mais le fait de voir le paysage jusqu'au ravitaillement me rassure: je n'ai pas perdu trop de temps. L'an dernier, j'étais arrivé ici dans la nuit. Comme l'an dernier, une sono met l'ambiance. C'est très chouette. En plus, j'ai de tout à ma disposition. Je repars en finissant de manger une tartine de confiture de fraise...

La descente la plus technique que je connaisse commence: vers Cilaos. Un chemin d'une étroitesse inouïe, dans une végétation touffue. Des virages en épingle improbables, des échelles à nouveau, qui causent des bouchons. Mais d'un côté c'est bon signe: l'an dernier, il y avait si peu de monde autour de moi que ces bouchons ne duraient pas vraiment. Aujourd'hui, ils me ralentissent vraiment, et me font perdre mon avance. Je téléphone régulièrement à Guillaume, inquiet lui aussi de voir mon avance fondre, et à Claire, une copine venue m'assister à Cilaos. Me croyant très fort, elle est venue dès 15h00. Mais je ne pense pas y être avant 19h00. Elle m'attend gentiment, me faisant croire qu'elle ne s'ennuie pas du tout. Mais la douleur sous le pied augmente, et j'ai du mal à aller vite. Je suis pourtant dans un groupe qui avance bien, dès qu'on peut, mais je me laisse doubler. Enfin la route! Enfin du plat et des appuis solides! Ravitaillement rapide, pointage, et je repars, car au lieu de prendre la route jusqu'à Cilaos, on doit plonger dans une ravine et remonter de l'autre côté.... rajoutant ainsi 300 m de D-/+ à la course. Une heure plus tard, me voilà enfin à Cilaos ....

*Cilaos*
Il est 19h07, j'ai mis un peu plus de 18 heures pour faire un peu moins de la moitié du parcours. J'ai donc rejoint Claire, qui me remet le sac que je lui avais confié quelques jours plus tôt. Nous sommes sur la pelouse du stade, il y a du monde, avec la nuit est venu le froid, prévu. J'enfile donc les vêtements chauds que Claire m'a apportés et je me régale de la soupe bien chaude qu'elle m'a faite. Claire me masse, ça fait du bien. Vers 20h00 elle s'en va. Je me rends dans la salle où se trouvent les repas et les bénévoles. Je mange un peu mais je n'ai pas faim. Mais quel bonheur d'être au chaud! Discuter un peu avec les autres raideurs, et puis il me faut prendre une décision: où dormir? Initialement, et en accord avec Guillaume, je voulais dormir à Marla, à 5 heures d'ici, derrière le col du Taïbit. Mais je suis bien fatigué, mon ampoule me torture. Il est 20h30. Je décide de dormir ici, 3 heures. D'ici-là, les podologues seront libres et je repartirai vers minuit, après avoir fait soigner mon pied.
Je ressors donc de la salle, me dirige vers la pelouse. Les tentes militaires sont à 200 mètres de moi environ, et déjà je vois quelques coureurs y passer leur tête et en ressortir aussitôt. Dormir, oui, mais s'il n'y a pas de lit disponible? Et L'affaire s'annonce mal. J'avance tout de même, quand j'aperçois, dans le cône d'ombre projetée des immense mâts d'éclairage, deux tentes un peu à l'écart. J'entre dans l'une et aperçois..... 18 lits vides, avec sur chacun 2 couvertures en polaire, dans leur emballage! Ca sent le piège, et je retourne de l'autre côté de la pelouse, demander à un pompier, si j'ai le droit d'y dormir: OUI! Re-traversée de la pelouse, et je me choisis mon lit, luxe incroyable! Me voilà parti pour trois heures de sommeil.
Bien sûr, je suis rejoint assez vite, et le sommeil n'est pas aussi tranquille que je voudrais, mais c'est déjà ça. Une chose m'inquiète cependant: à un moment où j'ai eu besoin de ma frontale, celle-ci ne s'est pas allumée. On verra bien....
Minuit: mon téléphone me réveille. Je reste quelques secondes au chaud, repensant à ma lampe. Impossible de continuer sans elle. Alors je décide que, si elle ne se rallume pas, j'abandonnerai. Ca ne me chagrine pas tant que ça. J'en ai vraiment marre, et trouver un prétexte pour arrêter ne me déplairait pas. Je la cherche à l'aveugle sous mon lit, la place sous la couverture, trouve l'interrupteur, le presse et.... la lumière est!
Plus de raison de rester ici, alors je me remets rapidement en route. Il fait maintenant très froid mais je suis bien couvert, et j'arrive au local des podologues en me mordant les lèvres de douleur. Un des podologues est celui qui m'a fait mes semelles. Un jeune très sympa, qui s'occupe de moi, avec son amie. La traditionnelle technique des seringues qui retirent le produit de l'ampoule pour le remplacer par de l'éosine est une véritable torture. Mais je tiens bon. Ils me mettent un large elastoplaste, et je repars, vers 0h40.

*Après Cilaos*
Il faut commencer par descendre dans une ravine que je connais assez bien. Je suis au début dans un groupe, qui me lâche assez vite, car je suis obligé d'aller lentement: je n'ai peut-être plus d'ampoule, mais la douleur est là, et je dois marcher sur l'extérieur du pied. Si ça continue comme ça, ça promet pour le reste de la course.... Mais je continue, et j'arrive enfin en bas de la ravine. On dirait qu'un cataclysme a eu lieu depuis l'an dernier. Des rochers partout, et au milieu, un cours d'eau furieux dans lequel je n'ai aucune envie de faire trempette.... Oui mais voilà: par où passer? L'an dernier, il y avait ici un bénévole qui nous indiquait le chemin de caillou en caillou avec une lampe. Cette année, solitude du coureur.... Je trouve laborieusement un bout de rubalise, et je déduis qu'il faut passer là. Un rocher, un deuxième, glissant, et hop, un petit saut..... me voilà de l'autre côté. Je déteste ces rivières à traverser. Je n'ai aucune confiance dans mes Trabucco sur sol lisse et humide.
Et puis j'entame la montée vers la prochaine étape: la route, début du sentier du Taïbit à proprement parler. C'est dans cette montée que, l'an dernier, j'avais eu un vertige qui m'avait poussé à abandonner. Cette année, j'ai prévu des gels, du coca, du sucre pour tenir le coup. Mais c'est tout de même horrible. On serpente sans fin à flanc de montagne, on n'a pas l'impression de monter, on entend toujours le grondement du torrent en bas. Je me fais doubler régulièrement, et pour me prouver que je monte tout de même, j'observe, au loin, sur le versant d'en face, les lumières de ceux qui viennent de partir de Cilaos, et qui descendent.
Me voilà enfin à la route. C'est là que nous avions rendu nos dossards. Le lieu est symbolique. J'ai l'impression d'avoir usé beaucoup d'énergie pour arriver là. Je me renseigne: 60 personnes ont abandonné ici. Je reste un peu, tente de m'étirer, mais en vain. Je discute avec un copain qui vient d'arriver, et je repars.

Ca me semble inhumain. Alors que je connais bien ce col, que je l'aime bien d'ailleurs, je me traîne comme une loque vers le sommet. J'ai sommeil. Mes pas sont lourds, mon pied gauche me brûle, on me double.... Je m'allonge sur l'herbe, quelques minutes seulement, le temps de me rendre compte que ce n'est pas la meilleure façon de lutter contre le sommeil. Au bout d'une demi-heure environ, il y a une table, avec des jeunes qui nous proposent des tisanes bien chaudes. Ils sont de l'association des Trois Salazes. (http://www.runweb.com/communaute/coupdeprojo/ilet_des_3_salazes.asp). Merci à eux! En buvant ma tisane, je vois une coureuse qui écoute de la musique. Dire que je n'y ai pas pensé! Vite, je sors mon iPod, et je repars, la musique à fond dans les oreilles. L'effet est immédiat, et boosté par les décibels, je fonce. Je double plein de gens, je vais vite, j'adore ça. Envolée la douleur au pied. Je relève la tête et j'aperçois, dans le jour qui se lève à peine, le passage du Taïbit..... Mais c'est encore loin, et il ne faut pas relâcher les efforts. Comme le jour est suffisant, j'éteins ma lampe et ma musique...
Le contre-coup est violent. Plus rien dans les jambes, dans la tête. Je vois bien le col, pas très loin. Mais c'est impossible. Je ne sens plus que ma douleur au pied et j'en ai marre. Qu'est-ce que je fais ici? Il fait froid. Je voudrais être ailleurs. Je n'en peux plus. J'avance encore par réflexe, comme un automate. Je veux arrêter.

*J'abandonne*
Comme il est 6h00, et comme Guillaume m'a promis de répondre à n'importe qu'elle heure, je l'appelle.
"- J'en ai marre. J'arrête.
- Mais t'es où?
- Je vois le col. J'en suis à 10 minutes.
- A quelle heure ferme Marla?
- A 9h00.
- Bon, il te reste 3 heures avant la barrière. Essaie de te reposer juste après le col, tu sais, après la petite chapelle, il y a un recoin. Tu te reposes, et tu repars.
- Non. J'ai une putain d'ampoule au pied, je pourrai pas tenir encore 60 bornes comme ça.
- Et merde, une ampoule! Ca, ça change tout. Et c'est vrai que si tu dois abandonner, c'est maintenant. Tu devras de toute façon refaire le chemin en sens inverse pour rentrer à Cilaos. Essaie quand même de te reposer avant de décider.
- J'vais voir."
Et je raccroche.
Le coeur gros, je décroche mon dossard, et je décide de le remettre au prochain coureur que je rencontrerai, pour qu'il le dépose à Marla. J'entame la descente, quasiment sur un pied, et je rencontre une coureuse, qui, voyant mon dossard à la main, comprend, et tente de me parler..... en anglais. Vu mes connaissances dans cette langue, je ne peux pas lui demander ce service. Elle tente de me réconforter, et continue. Deux minutes plus tard, le téléphone sonne.....

*Témoignage d'un oiseau*
"Bonjour messieurs-dames.
Je suis un tuit-tuit réunionnais, habitant le secteur du haut du col du Taïbit. Ce samedi, comme tous les ans, nous avions tous vu passer des humains en file indienne sur nos chemins. Ce jour-là, il y avait dans la file, nous le savions tous, l'humain qui partage son repas avec nous. Une de nos légendes dit qu'il y a plusieurs générations, nous avons noué une alliance avec lui. Depuis, nous le suivons toujours sur les sentiers, même s'il ne nous voit pas toujours. Ce jour-là, donc, nous essayions depuis longtemps d'entrer en contact avec lui, secteur après secteur, mais ça semblait impossible. Il était dans une bulle de pensées négatives, qui lui interdisaient de nous voir, de s'intéresser à autre chose qu'à ce qui le faisait souffrir au pied gauche. Comme nous sommes capables de comprendre votre langage, et que nous savons aussi intercepter les ondes qui sortent de vos appareils de télécommunication, nous avions tous compris qu'il avait décidé d'abandonner. Au nom de notre vieille alliance, il fallait le soutenir dans cette épreuve. Je suis donc sorti de mon nid et j'ai commencé à le suivre, en pépiant de mon mieux, mais visiblement pour rien. Heureusement que son téléphone a sonné, car, pour mieux parler, il s'est assis sur une pierre, juste en face d'un petit arbuste, sur lequel je me suis perché. Lorsqu'il a relevé la tête, il m'a aperçu, et il ne m'a plus quitté du regard. J'ai bien compris sa discussion, je vous la rapporte:
"-Salut, c'est Fred.
-Salut.
-Bon écoute, tu vas quand même pas t'arrêter là pour une ampoule.
-Ben si.
-Mais non! Guillaume m'a dit que tu es après l'endroit où vous aviez abandonné. C'est sûr, t'as l'impression d'avoir atteint l'objectif d'aller plus loin que ce point, et maintenant t'as un coup de blues, mais ça va passer.
-Ch'ais pas.
-Mais si! Écoute, avec le jour qui se lève, tu vas aller mieux. Alors tu repars, et tu déconnectes ton cerveau de la sensation de douleur. Va au moins jusqu'à Marla, tu sais bien qu'une fois là-bas, tu ne pourras plus abandonner.
-Mouais, j'vais voir. Tchao!"
Il m'a regardé avec plus d'insistance et j'ai pu lui dire:
"Ben bravo! Tu vas encore devoir dire à Alexandre que tu es un faible!"
C'est alors qu'il a éclaté en sanglots. Comme un gosse. Il s'est caché dans sa capuche, et il s'est mis à pleurer comme les enfants qu'on voit parfois sur les sentiers, quand c'est difficile. D'autres coureurs passaient, lui tapant sur l'épaule, lui souhaitant du courage. Je pense que ça a duré environ 5 minutes. Quand la crise est passée, il relevé sa capuche, et ses yeux m'ont hurlé: "NOOOON!" J'ai alors compris que j'avais accompli ma mission. Je me suis immédiatement envolé, raconter la joyeuse nouvelle aux autres. Et maintenant, si ça ne vous dérange pas, si vous n'avez plus besoin de moi, je pars rejoindre ma douce dans notre nid."

*Je repars*
Je balaie rageusement les larmes de mon visage, me relève, raccroche mon dossard, repars. Je suis soulagé. Il n'y a maintenant en moi qu'une seule certitude: je vais finir. La vue de ce petit oiseau m'a fait craquer, libérer toutes les pensées négatives. Non, on ne me dira pas que je suis un faible. Je le sais.
J'annonce la nouvelle par SMS à Guillaume, qui me rappelle aussitôt. Il est content, me traite de warrior, et me souhaite bon courage.

Marla, 7h12. J'ai un peu moins de deux heures d'avance sur la barrière. Il fait beau, chaud, l'ambiance est belle. Tous les bénévoles sont aux petits soins. Je mange un délicieux rougail saucisse, je bois, je m'allonge sur l'herbe, mets de l'ordre dans mon sac, téléphone, lis vos messages. Je vais bien. Je ne reste que le temps nécessaire, et je repars vers la suite de mon calvaire.

Assez courte mais pénible descente vers trois Roches. Les hélicoptères effectuent leur balai aérien le long de la montagne, pour nous filmer. On a l'impression d'être des stars. Les campeurs obligés de retenir leurs tentes quasiment arrachées par le vent nous maudissent sûrement.... Une rivière à traverser, je déteste vraiment ça. Mais je ne tombe pas à l'eau, ce qui est un exploit. Puis montagnes russes, jusqu'à Roche Plate, sous un soleil de plomb, sur des rochers brûlants. Je suis seul la plupart du temps et c'est un problème: soit je suis trop lent, soit je suis trop rapide pour intégrer durablement un groupe. J'envie ceux que je double ou qui me doublent, et qui ont l'air d'être ensemble. La solitude me pèse, mais je ne gamberge plus. Mon objectif est désormais d'avoir toujours deux heures d'avance sur les barrières. A Roche Plate, coup de fil du Blueb. Quel bonheur d'entendre parler de vous! Je vous imagine, annonçant ma progression sur la liste, au gré de ce qu'annonce le site de la course. Je repars. Coup de fil de Laurence, qui m'annonce qu'Alexandre lui a dit qu'il sait que je vais finir, et que Thibault ne voit vraiment pas pourquoi j'abandonnerais, avec toute la force de Jedi qu'il ma donnée. Ils sont à la plage et profitent du soleil.
J'ai une relative expérience de la course en montagne et en solitaire, mais c'est la première fois que je ressens l'importance de l'environnement. Tous, vous m'avez donné beaucoup de force.

Me voici maintenant à la Brèche, un lieu indescriptiblement beau. On marche à flanc de falaise, mais c'est si pentu qu'ils ont dû bétonner le sol. Passage de l'autre côté de la montagne, et zou, descente vers l'école des orangers. J'ai horriblement mal au pied, mais, et ça m'étonne moi même, je n'y pense plus. J'ai décidé de ne plus y penser. Mais les gens me regardent d'un air bizarre, et quand j'y prête attention, je me rends compte que je marche de façon vraiment anormale.

École des orangers. La barrière horaire est encore maîtrisée. Je ne reste que le strict nécessaire, et il ne va pas falloir tarder pour rallier Grand Place les Hauts. Juste après le poste, une fille téléphone, en pleurant:
"c'est cuit, je te dis! J'ai mal partout, j'en peux plus! C'est mon 8ème Grand Raid, j'ai jamais trouvé aussi dur. Je serai jamais à temps au prochain poste! Je vais continuer jusqu'à ce qu'on me mette hors délai....."
Je ne sais pas comment la réconforter, alors je continue. Mais elle a raison: le temps est court jusqu'à Grand Place.
Alors j'accélère. Ca descend, ça n'est pas trop technique au départ, j'en profite. Et à force de ne pas céder, je finis par rejoindre un groupe. Deux filles, un gars. Je reste avec eux. Mais comme ils viennent de faire une pause, ils vont vite. Je ne cède pas et je les suis, dans une descente à présent très technique et vertigineuse. C'est démoralisant: d'où on est, on voit que le fond de la ravine est encore très bas, et à la même hauteur que nous, sur l'autre versant, on voit ceux qui sont en avance sur nous.... Alors je ne les regarde plus. Il fait très chaud, et le sol renvoie la chaleur. On arrive enfin à la passerelle de Cayenne, qui enjambe la rivière sur environ 20 mètres. De suite après commence la remontée et mes compagnons restent scotchés.....
Tant pis, j'ai la hargne, j'avance, je les laisse là.
Ca monte, ça monte..... On est sur le versant au soleil, il est 15h50 quand j'arrive à Grand Place les hauts. Le chef de poste, sur un ton pas très sympa, annonce qu'il ne faut pas tarder: le poste d'Aurère ferme à 19h30 et il y a 10km jusque-là. Je ne reste pas longtemps. Tout le monde se perd en conjectures sur le temps qu'on peut mettre, et tout le monde se démoralise peu à peu. Vite, partir de là!

A îlet à Bourse, je manque d'éclater en sanglots devant le bénévole de la Croix Rouge qui me demande si tout va bien. Non! Plus rien ne va. J'en ai marre. Sur les 4,3 km qu'on vient de faire en groupe de quatre gars, on a filé comme des furieux, usant beaucoup d'énergie. 4,3 km en une heure. Ca semble rien à écrire, c'est très dur, sur un pied et demi! On a enchaîné les montées et les descentes, dans une course rythmée par nos souffles. Pas un mot, pas une plainte. Mais là, c'est trop. Vite le plein d'eau, et je repars, sinon, j'abandonne, me semble-t-il.

J'arrive à Aurère à 19h00. 30 minutes d'avance sur la barrière. Il fait nuit. J'ai eu un gros coup de blues à îlet à malheur, il y a une demi-heure, car je me croyais à Aurère. Mais non, j'ai dû continuer sur un km. Au moment même où j'arrive, le chef de poste annonce la fermeture pour dans trente minutes. Pas bon pour le moral. Mon avance fond. Pas le temps de vraiment me reposer. Une soupe et je repars.

La nuit est complète, la frontale sur la tête, j'appelle Guillaume une nième fois. C'est incroyable, il connaît tous ces sentiers par coeur, et quand je vais mal, il me fait le routeur, m'annonçant le type de sentier que je rencontrerai après tel virage, tel paysage. Ca m'aide énormément. Mais cette descente n'en finit jamais. Le sol n'est pas très technique, mais que c'est long! J'ai longtemps réussi à ne pas être doublé, mais c'est fini, je lâche peu à peu. On me double, en silence. Tout le monde est stressé. Le temps passe, on entend désormais la rivière dans le lit de laquelle il nous faut aller, mais où elle est cette rivière?

Enfin! Enfin du plat! On doit traverser le large lit de la rivière, sur de gros cailloux disposés en travers. C'est assez facile, mais certains rechignent. Je passe devant tous ceux qui hésitent: il ne faut pas perdre de temps! Les lumières du poste sont en vue, on entend de la musique, il serait possible d'aller vite si je pouvais. Mais j'ai du mal. Je décide de ne pas me laisser distancer, je serre les dents... ouf! On y est! Il est 21h30. A 22h00 on m'aurait mis dehors.

*Une nuit à Deux Bras*
S'offre alors à nous une vision de film de guerre. Dans la lumière des projecteurs, on voit s'activer des militaires en tenue. Ils contrôlent tout. Ils ont monté les tentes, préparé la nourriture. Complètement hallucinant: ils ont monté un écran géant sur lequel ils projettent des vidéo clips de filles en tenue légère, que regardent des gars assis sur des fauteuils en cuir! En plein milieu du cirque de Mafate... J'envoie un sms à Guillaume pour lui dire que je suis dans une rave party, en train de manger des raviolis froids. Je lis aussi vos messages. Bonheur. Je suis à 27 km de l'arrivée. Je vais y arriver, mais il me faut dormir. Je demande où sont les tentes, et on me répond qu'elle sont là-bas, dans le noir, mais ce n'est pas la peine d'y aller, tous les lits sont pris depuis longtemps. Horreur! Il est impossible que je continue dans cet état de fatigue. Je cherche, tourne.... Les podologues sont surbookés, les kiné, n'en parlons pas.
Alors je fais quelque chose que je n'aurais jamais cru possible: je m'allonge par terre, à même les cailloux, et je m'endors illico, au chaud sous ma couverture de survie.
Je pense que j'ai dormi une heure et demie. L'ambiance est maintenant morose: beaucoup de ceux qui sont là ne repartiront pas. Un peu avant une heure, je repars, et j'arrive devant une difficulté complètement inattendue: il faut traverser la rivière (une fois de plus...) mais il semble que les cailloux ont été emportés par le courant. Je cherche, ne trouve de rubalise nulle part ailleurs: c'est bien là qu'on est supposés passer.... D'autres raideurs arrivent, qui trouvent comme moi que c'est impossible. Et bien sûr on palabre, et je me dévoue pour retourner au poste, demander de l'aide.
Le jeune soldat appelle son capitaine, qui m'accompagne jusqu'à la rivière. Il n'est visiblement pas content d'être réveillé en pleine nuit, et le fait savoir à tout le monde. Mais il confirme qu'il devrait y avoir des pierre à cet endroit.
"La seule solution qui vous reste, c'est ça!"
Et le voilà, jeune capitaine de 25 ans tout au plus, chaussé de rangers neuves, reposé, qui saute en pleine nuit de roche en roche...... Mais qu'est-ce qu'il croit, lui demandent les coureurs? Il voit pas notre état de fatigue?
"Vous n'avez pas le choix!"
Alors une coureuse d'environ 60 ans, lance:
"Ca va, j'ai compris!"
Et la voilà qui remonte sa veste sous la poitrine, et s'avance dans l'eau. D'abord jusqu'aux chevilles. Puis les mollets, les cuisses, les hanches.... La voilà au milieu du courant, elle glisse..... se rétablit de justesse, tout le monde retient son souffle...... Ouf! Elle a réussi! Le capitaine n'en mène pas large.... La tension et la colère montent. Vite, partir de là avant l'explosion. J'y vais. Ne pas réfléchir. J'ai visualisé mentalement les sauts qu'il me faut faire pour y parvenir. Je vais tomber, c'est sûr, mais je ne dois pas rester ici. Un pas, un saut, un autre, un autre et hop! J'y suis! Et les pieds secs, encore!

*Une balade dominicale......*
Environ 2000 mètres verticaux me séparent du prochain point culminant, après lequel il n'y aura que de la descente. On est dimanche, il est environ 1 heure du matin. J'ai 15 heures pour finir dans les temps. Il me faut tout d'abord atteindre Dos d'âne. 4h30 pour les 7 km qui me séparent du stade. 4h30 d'une hallucinante ascension. Je connais ce passage que j'ai fait de jour l'an dernier. Il faut prendre son temps. Profiter de toutes les mains courantes, de l'échelle, marcher bien le long de la paroi, ne pas hésiter à s'aider des mains et ne jamais regarder vers le haut! Ca n'en finit jamais. C'est une succession de passages difficiles et très difficiles. J'alterne les coups de déprime et les moments d'euphorie. Comme ça monte, ma douleur au pied est moins gênante. Dans l'euphorie, je double tout le monde, j'encourage mes compagnons de galère. Dans la déprime, je souffle, me déteste d'être là. A mi-chemin, la vue se dégage sur la gauche: la ville du Port brille dans la nuit, avec la mer en arrière-plan. Mais la vue se dégage aussi sur la droite. Surtout ne pas regarder..... trop tard, je craque: un énorme rempart se dresse au dessus de nous, et quelques points lumineux nous indiquent que le chemin est par là. Complètement démoralisant. Mais je serre les dents.
On rejoint enfin la route, et il faut continuer encore à monter. Nous sommes 4, pas frais, pas joyeux d'être là. On rêve d'une douche, de voir le jour, d'arrêter enfin cette course qui n'a plus de sens. On sourit pour ne pas pleurer.
Le stade enfin, et une bonne nouvelle: j'ai à nouveau deux heures d'avance sur la barrière. Non pas que je sois allé vite, mais cette barrière est large. Je décide de me remonter le moral en me postant tout près d'un feu qu'on vient d'allumer. Il fait froid, il pleut un tout petit peu, le jour se lève. Je parle avec les bénévoles, je retrouve le moral en lisant vos sms. Allons! C'est pas la mer à boire! Le plus dur est fait!
Pauvre inconscient.....

Me croira-ton, si je dis que j'ai fait quelques passages à quatre pattes, pour ne pas tomber? Après le poste de Dos d'âne, il faut encore monter, tourner à gauche, pour se trouver sur un passage très spectaculaire: le haut de la paroi qui sépare le cirque de Mafate du reste de l'île. Ca fait environ 50 cm de large. A gauche et à droite, le vide vertical. La tête me tourne. Une seule solution: à quatre pattes pour ne pas tomber. Ca n'a duré que 10 mètre au total, peut-être, mais ça fait peur. Plus loin, le vent souffle si fort de la droite, que je marche parfois courbé pour ne pas être déséquilibré. La plupart du temps, la végétation rabougrie offre un peu de protection mais parfois, c'est vraiment impressionnant. J'ai l'impression que ça dure des heures. Du vent, de la pluie, le froid, la boue, le brouillard qui empêche d'avoir des repères visuels fiables. Mais surtout: la solitude. Personne ne me double. Personne ne se balade par ici, un dimanche par un temps pareil. Mon portable ne marche plus. Je n'ai plus aucun soutien. Je ne sais pas où je suis allé chercher les ressources pour ne pas craquer. "Je ne lâche rien!": voilà ce que je me répète pendant tout ce temps. 3h30 pour 4,1 km presque plats....

Poste du kiosque d'Affouches. J'ai encore du temps. Je décide de dormir sur un des lits, après m'être assuré qu'on voudra bien me réveiller à 11h00 au plus tard. Quel luxe, cette organisation! Là encore, j'ai de tout, même de la soupe. Je ne dors que 20 minutes, très réparatrices, et je repars à 10h45. Un kiné sympa m'a décrit le chemin jusqu'à Colorado. Il y sera, m'a-t-il dit.
En attendant d'être là, je dois passer au travers d'une forêt de goyaviers si dense que mes deux épaules les touchent. Le sol est si glissant, si pentu que je me retrouve plusieurs fois en position du skieur, pensant qu'il vaut mieux accompagner la glissade que de tomber. Je ne tombe qu'une fois, dans une mare de boue.... C'est infernal. Avec la descente, la douleur au pied est bien réveillée. Mais le moral revient. C'est bientôt fini. Je visualise enfin l'arrivée. Je donnerai la médaille à Thibault, et le T-shirt de survivant à Alexandre.

Colorado, dernier poste. J'ai 2 heures pour faire 5 km. Tout le monde semble trouver que ça va être facile. Je retrouve le kiné sympa. Je ne reste pas longtemps et je repars. Un journaliste m'accompagne quelques mètres, et veut me faire passer à la radio. Je refuse. Je continue pendant une heure en marchant, quand un panneau annonce le stade dans 3 km! Il me reste une heure! Alors je me remets à courir, comme au début de la course. J'aurai fait les 3 premiers km et les trois derniers en courant. Le sol est technique, le stade, en vue, semble toujours s'éloigner. Mais c'est là. Tout ça pour entrer dans ce stade. On entend les gens. Mon téléphone marche à nouveau. Laurence m'annonce qu'ils sont là. Alexandre a préféré venir plutôt que d'aller à l'anniversaire d'une copine... Rester concentré malgré tout. Ne pas tomber. Quelqu'un monte en sens inverse au loin en s'assied par terre. Arrivé à sa hauteur, je découvre que c'est le dernier serre-file. Me voyant aller à fond, il m'annonce que je n'ai plus à m'inquiéter, tant que je serai devant lui. J'ai passé tant de temps, dans cette course, à fuir les serre-file....

*L'arrivée*
Ca y est, je vois le début de la portion plate. Quelqu'un siffle, puis crie mon nom: c'est Guillaume! Je m'arrête sur un parapet, lève les bras. Quel bonheur! Je passe sous le pont, il me rejoint. Je ne peux pas lui parler. Il me dit:
"tu te rappelles, l'an dernier? On était là, et on s'imaginait l'arrivée. Aujourd'hui, tu y es! C'est ton heure!"
Il marche avec moi le long de la route. Tant de larmes dans les yeux et la voix que je ne peux rien dire. Guillaume "chauffe" les spectateurs. Il y a un peu de monde sur le bord de la route. Je rejoins un petit groupe, on traverse la route, et on entre sur le stade. Mes fils courent vers moi.....
Tout ça pour ça. Vivre ces 200 mètres sur le stade, avec mes fils à mes côté. Je chercher des yeux leur maman, si jolie dans sa robe blanche qui cache ses rondeurs, et sous son chapeau de paille. Elle nous prend en photo. J'avance vers l'arche d'arrivée. Le chrono indique 62h42. La foule se presse le long des barrières, nous photographie. Des caméras, des flashes, des applaudissements, on me tape sur l'épaule, on crie "bravo!"...... Bonheur, bonheur..... On passe enfin sous l'arche. J'indique à la gentille bénévole qu'il faut donner la médaille au petit, et le t-shirt au grand. Un journaliste me filme, me tend un micro, et je dis, certainement trop fort: "PLUS JAMAIS!".

4 commentaires

Commentaire de vboys74 posté le 26-11-2006 à 20:49:00

Très émouvantes les 10 dernières lignes! Vraiment bravo, tu as réussi!
Seb

Commentaire de akunamatata posté le 01-12-2006 à 20:57:00

Quel style ! Wow!

Commentaire de martinev posté le 28-10-2007 à 20:57:00

que dire ? Il peut paraitre banal de dire bravo ; banal de dire respect ; banal...
mais que ton récit aide à comprendre la difficulté , le mental , la joie , les angoisses..;etc
Chapeau
martine (dossard 52)

Commentaire de LtBlueb posté le 05-07-2012 à 22:36:15

un des plus grandes aventures qu'il m'est été donné de vivre , à distance certes, mais je m'en souviens comme si c'était hier ... quel souvenir !

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