L'auteur : Tvill
La course : L'Echappée Belle - Intégrale - 149 km
Date : 21/8/2020
Lieu : Vizille (Isère)
Affichage : 3613 vues
Distance : 149km
Objectif : Pas d'objectif
Partager : Tweet
Préambule
La vie ordinaire a implacablement repris son cours. Cependant, que ce soit au travail, dans mes loisirs où lorsque j’accompagne les enfants à l’école, la même question revient régulièrement : « Alors ce trail, c’était comment ? » Aïe ! Comment résumer en 5 minutes plus de de 30h de course ? Comment ne pas dénaturer la beauté de cette traversée ? Comment partager le plus fidèlement possible les émotions ressenties au cours de ce voyage ? Comment donner aux gens l’envie de parcourir ce massif et de vivre pareille aventure ? Seule l’écriture me parait pouvoir répondre à tous ces objectifs. Voici donc les raisons qui m’ont poussé à écrire ce récit que vous vous apprêtez à découvrir.
Vendredi 23 août 2019. 22h. Gleyzin. Km 81
DNF… Trois lettres qui font très mal et une réalité jusqu’alors inconnue me percutent de plein fouet. Je suis officiellement non-finisher de l’Echappée Belle…
Belledonne ma terrassé ! J’ai beau le refuser de tout mon être, je suis vaincu par la démesure de ce tracé impitoyable. Les quelques 150 km et 11500 m de dénivelé de cette traversée d’exception ont eu raison de ma volonté.
Mon ultime tentative pour quitter le ravitaillement n’y changera rien et échouera lamentablement quelques hectomètres plus loin au bord du chemin.
Incapable de m’alimenter, vomissant à chaque prise de liquide ou de solide, je rends définitivement les armes et mon dossard.
Rideau !
Samedi 24 août 2019. 0h. La Rochette
Assis dans la salle de bains, les larmes se mêlent à l’eau de la douche et coulent abondamment sur mon visage. Toute ma frustration et ma colère s’échappent. Pour une fois, les mots de Julie, mon épouse, me sont de peu d’aide. Je suis seul, échoué sur les rives de l’incompréhension.
Comment est-ce possible ? Comment un tel fiasco a-t-il pu arriver ? Comment cette course qui représente tant pour moi peut-elle se terminer de cette manière ?
Car oui, l’Echappée Belle représente à mes yeux un aboutissement. Son caractère authentique, sa simplicité, son côté rustique, sa technicité, l’évidence de son tracé ; tout m’attire dans ce trail. Les récits que j’ai pu lire lui procurent une aura qui m’éblouit. Alors tel un insecte aveuglé par la lumière, je souhaitais m’en approcher… au risque de me brûler les ailes.
Comment ce graal peut-il m’échapper de la sorte ?
Je suis pourtant arrivé ici prêt comme jamais je ne l’ai été pour une course, conscient que cette course ne pardonne rien, conscient qu’on ne peut pas tricher avec un tracé si exigeant, conscient que l’humilité serait mon meilleur atout pour venir à bout ce cette folie.
Alors patiemment, méthodiquement, avec rigueur, je m’étais préparé pour faire de cette traversée du GR738 l’objectif principal de ma saison 2019.
Dès janvier, je participe au défi des 5 grottes organisé par Antoine Guillon que j’apprends à connaître au fil des différents stages et séjour que nous passerons ensemble. Sa simplicité, sa disponibilité et ses précieux conseils me seront précieux pour la suite. J’y rencontre Cédric Chavet avec lequel nous sympathisons mais aussi Virginia et Hélène avec lesquelles nous n’aurons de cesse de nous croiser durant cette année 2019.
En mars, je me fais violence pour participer une troisième fois à L’Ecotrail afin d’engranger du kilomètre alors même que le tracé ne m’attire plus. Aux côtés d’Antoine Guillon, de Christophe le Saux et de toute l’équipe d’UNIFER, je découvre quelques jours plus tard sous le soleil de Minorque la beauté et la diversité du GR 223 alternant côtes déchiquetées par le vent et verts pâturages. C’est ensuite du côté du Cantal que j’irai user mes baskets pour un sympathique et très humide OFF sur le tracé de l’UTPMA avec Jérémy et sa copine Mélanie dont nous reparlerons.
Je retrouve Antoine dans ses terres du Caroux en avril pour un nouveau stage. Comme à chaque fois, j’y rencontre des gens passionnants et passionnés avec lesquels nous partageons notre amour des grands espaces. J’y passe des moments privilégiés avec Christophe qui me fera l’amitié de m’accompagner sur une inoubliable reconnaissance nocturne de la Saute-Mouflon. Cette course de 70 km et 4400 m de dénivelé, petite sœur de la 6666 (115 km – 7000m D+) organisée par Antoine au mois de juin suivant emprunte, souvent sous un soleil de plomb, des sentiers caillouteux et techniques. Y participer me semble une évidence en préparation de mon objectif de l’été.
J’y reviens donc en famille passer un WE de la Pentecôte inoubliable. Hélène, Mélanie, Roland, Philippe, Jérémy … sont aussi du voyage. Tout le monde est là pour témoigner son amitié à Antoine qui organise « sa » course pour la dernière fois avec le soutien indéfectible de son épouse Anne. Pour Antoine, nous avons tous à cœur de bien figurer au classement. Cédric remporte l’ultra, je remporte la course des enfants. Contrat rempli et que d’émotions en prime…
Début juillet, c’est du côté de Saint Nicolas de Véroce que je peaufine ma préparation. Inscrit sur la Montagn’hard 100, je souhaite profiter de cette course pour emmagasiner de l’expérience de nuit et sur un effort plus prolongé qu’à l’accoutumée. Hélas, les conditions météo en décident autrement et forcent les organisateurs à écourter la course après 60 km. J’y signe un nouveau podium mais reste sur un gout d’inachevé. Il me faudra revenir finir cette course.
Cerise sur le gâteau, je parviens, je ne sais encore comment, à négocier avec ma moitié ma participation au Trail camp de Belledonne qui se déroule début Aout 3 semaines avant la course. Un dernier week-end choc idéalement placé ! Ce court séjour en compagnie d’Antoine et de Christophe me permet de reconnaître les 65 premiers km de la course jusqu’au Pleynet. J’emmagasine ainsi le maximum de souvenirs et je prends conscience de la réalité et de l’extrême technicité du terrain.
Je pensais donc humblement m’être bien préparé, avoir mis toutes les chances de mon côté. Alors, après tout ça, comment en suis-je arrivé là ?
Manque de fraicheur ? Fatigue ? Non. Je n’ai aucune douleur musculaire ni articulaire. Les jours suivants au cours desquels, tel un exutoire à ma déception, j’enchainerai les sorties trails et vélo me le confirmeront, ce n’est pas dans cette direction que je dois chercher.
Objectif chronométrique prétentieux ? Je m’étais effectivement fixé un objectif de 32h. Ambitieux certes mais je m’étais donné les moyens de l’atteindre. Ce n’est donc pas cette piste qu’il faut creuser.
Mauvaise gestion de course ? Difficile de voir la réalité en face…
Non ! Non ! Non ! Je n’étais tout simplement pas prêt. A chaud, c’est la seule conclusion acceptable à laquelle je parviens.
Au fond de moi, pourtant, je sais… mais j’ai encore besoin de temps pour accepter. Les jours suivants, je multiplie « les coups de fil à un ami ». Antoine, Jérémy et les autres ont la délicatesse de me pas me balancer la vérité en pleine figure et me laissent cheminer progressivement vers l’évidence, vers la seule conclusion possible : j’ai été faible ! Pas physiquement, non. J’ai failli mentalement, j’ai craqué psychologiquement face à l’imprévu. Moi qui ait l’habitude de tout paramétrer, de tout calculer, de tout prévoir, j’ai explosé dès qu’un grain de sable est venu s’immiscer dans les rouages d’une mécanique habituellement bien huilée.
Le premier ingrédient de ce cocktail explosif est probablement, malgré tout, une mauvaise gestion de course sous une forte chaleur. Départ trop rapide malgré mes impressions, hydratation et alimentation insuffisantes ont fait le lit de cet échec cuisant.
Le deuxième ingrédient s’ajoute au Pleynet. On m’a tellement dit que la course commençait ici, j’ai tellement eu l’impression d’être raisonnable sur le début de course que j’ai trop accéléré après ce point de passage. Enfermé dans ma bulle, tête baissée, musique dans les oreilles, insensible aux signaux d’alarme que mon corps m’envoyait, j’ai compromis en quelques kilomètres tout le travail accompli jusqu’alors. Je n’ai pas été assez patient et je l’ai payé cash.
Dès lors, ajoutez-y le coup de froid au ravitaillement du Gleyzin, l’inexpérience de la nuit et des vomissements en course, la perspective du Morétan dans la solitude et l’incapacité à se remobiliser sur un objectif de temps moins ambitieux pour que tout l’édifice vole en éclats.
Ca y est, mon introspection est terminée. Je m’avoue enfin la vérité. Certes, je suis blessé dans mon amour propre. Certes je souffre de voir la trajectoire de ma progression en trail brutalement interrompue. Certes les mots de Jérémy « on n’abandonne pas quand on a 12h d’avance sur les barrières horaires » résonneront encore de longs jours dans ma tête. Mais cette analyse honnête de la situation va me permettre de bâtir les fondations de ma prochaine participation à l’Échappée Belle.
Car oui, bien que profondément blessé dans mon égo, le magnétisme que cette course exerce sur moi et mon amour de la montagne me poussent à venir prendre ma revanche l’an prochain. Pas une revanche sur la course mais une revanche sur moi-même. J’ai besoin de laver mon honneur, de retrouver ma fierté, de me prouver que cet échec n’était qu’un accident.
Dès lors, je construis mon programme en fonction des faiblesses qui sont apparues au grand jour sur cette course. Je dois principalement gagner en expérience sur les efforts supérieurs à 20h, apprendre à courir de nuit et mieux gérer la chaleur. Je participe dans cette optique à l’Alpin Trail Pichauris en novembre. 100 km dont les 60 premiers non balisés avec un départ à 17h me permettent de passer ma première nuit complète en montagne et de monter sur un nouveau podium. Je m’inscris également à la Maxi-Race de Madeire prévue en décembre mais la météo exécrable ne me permettra jamais d’y atterrir pour prendre le départ. 2019 se termine donc sur un RDV manqué comme nous en vivrons tellement l’année suivante.
Mardi 28 janvier 2020. 12h. Tours
Aujourd’hui, c’est le grand jour ! Le jour des résultats ! Victime de son succès, l’organisation de l‘EB a en effet décidé cette année de mettre en place un tirage au sort. J’ai du mal à accepter cette décision (ouais, je sais, on ne m’a rien demandé…). Moi qui ai fait de l’EB mon objectif principal de l’année, j’ai du mal à accepter que les recalés de la loterie des Poletti qui a déjà eu lieu puissent avoir une deuxième chance sur l’EB. Pour couronner le tout, des priorités sont accordées aux femmes, aux étrangers et aux catégories les moins représentées. Donc, homme, français, master 0, marié et père de 3 enfants, je pars avec un gros handicap. J’espère quand même un miracle et j’attends fébrilement derrière mon clavier. Le verdict tombe enfin. 122ème sur liste d’attente ! Quelle déception ! Avec ce rang-là, aucune chance que je ne sois repêché.
Cette nouvelle me fout un coup au moral. J’ai organisé toute ma saison autour de l’EB et d’un coup, plouf, tout tombe à l’eau. Je tente de plaider ma cause directement auprès du directeur de course Florent Hubert et lui envoie un mail courant février. J’espère ainsi bénéficier d’un des dossards distribué à la discrétion de l’organisation. Dans l’attente d’une réponse, il me faut toutefois poursuivre mon entrainement en vue de la prochaine étape sur le chemin désormais bien compromis de Vizille.
Car début mars, c’est la TransGranCanaria qui m’attend. Nous découvrons les Canaries avec Jérémy et Mélanie. Je voulais de la chaleur ; je vais être servi ! Je finis ces 128 km difficilement, écrasé par le soleil du « canyon de la mort » satisfait de terminer ici ma plus longue course et d’avoir de nouveau passé une nuit dehors. Je constate néanmoins que ma gestion de l’alimentation et de l’hydratation mérite encore des améliorations. Qu’à cela ne tienne, les nombreuses courses prévues dans mon calendrier vont certainement me permettre de progresser dans ce domaine.
Tu parles ! La vague Covid déferle dès mon retour en France, balaye tout sur son passage et engloutit mes espoirs de revanche. Transvulcania, Ultra-Race d’Annecy, Montagn’hard… toutes les courses auxquelles je suis inscrit sont progressivement annulées. Toutes ? Non ! Seule une poignée d’irréductibles passionnés résiste encore et toujours au virus, cet envahisseur qui bouleverse désormais notre quotidien. Exit les sorties longues, les virées en vélo avec les potes et les WE en montagne. Pour m’entrainer, il ne me reste plus que mon tapis de course et la série d’escaliers situés à tout pile 1 km de la maison. Seul l’espoir confiné d’une hypothétique participation à l’EB me pousse encore à poursuivre un entrainement qui manque sérieusement de saveurs et de paysages.
Juin 2020. Tours
L’EB n’est toujours pas annulée. Sans réponse à mon mail, je m’interroge. Dois-je faire le forcing pour obtenir un dossard en sollicitant Antoine et Christophe pour plaider ma cause ? En pleine crise sanitaire, est-ce bien nécessaire d’embêter l’organisation de la course alors que son maintien n’est toujours pas assuré ? Comment justifier ma demande alors même que j’ai eu ma chance l’année dernière ? Je me suis planté seul, les organisateurs n’y sont pour rien et ne me doivent rien.
Tout le mois durant je rumine ces questions tout en surveillant du coin de l’œil le fil actif dédié à l’EB sur le forum kikourou. Je me rends souvent sur cette plateforme pour y glaner des informations sur les courses auxquelles je participe. Ce forum de passionnés qui transpire la camaraderie, la bonne humeur, l’amitié et la joie du partage est une mine d’infos pour qui veut au mieux préparer ses courses.
Les rêveurs peuvent s’y perdre dans des compte-rendus de course tous plus savoureux les uns que les autres. Les métronomes y trouvent le road-book calculé à la seconde près. Les indécis y trouvent le modèle de chaussure, de bâtons ou de sac à utiliser selon le profil rencontré. Les bricoleurs y partagent leurs astucieuses inventions. Les stressés y trouvent les horaires de tous les trains et des navettes des Alpes. Et les soiffards feront la connaissance du bagnard.
Bref, tout y est et il y en a pour tout le monde ! N’y ayant jamais posté le moindre message mais ayant l’impression de dèjà y connaître du monde (Bubulle, Vik, Arclusaz, Bert, Ewi, Benman…) peut-être y posterai-je ce manuscrit. Il est probablement temps pour moi de rendre la pareille. L’heure que les gens ayant le courage de lire ma prose puissent trouver dans ces lignes une source d’inspiration ou des informations utiles pour préparer à leur tour leur participation.
Cette parenthèse étant faite, c’est donc sur kikourou que je constate avec stupéfaction que de désistement en désistement, la liste d’attente fond plus vite que la neige du Morétan au soleil (Thomas02®). Y aurait-il une chance que… ?
Début juillet 2020. Arcs 1800
Faute de Montagn’hard, c’est en famille, aux Arcs 1800 que je passe cette année la première semaine des vacances scolaires. Je prévois de mettre à profit ce séjour pour profiter des grands espaces et d’une liberté désormais retrouvée. Surtout, je souhaite avaler du kilomètre et du dénivelé au cas où l’impensable se produise. Je serai de toute façon à Annecy fin aout, non loin de Vizille. Alors si un dossard devait se libérer, même la veille, je veux être prêt et ne pas regretter mon manque d’entrainement.
C’est alors que l’inimaginable se produit. Il est 21h, le vendredi 03 juillet lorsque machinalement je consulte mon téléphone. Et là ! LE MAIL ! Si je le souhaite, j’ai mon dossard ! Si je le souhaite ? C’te blague ! Je le souhaite plus que tout au monde ! L’entrainement tronqué par le Covid ? Les courses de préparation annulées ? Pff… D’un revers de la main, je balaie ces réalités. Le choix de la raison ne pèse pas bien lourd face à cette opportunité tant espérée. Bien moins préparé que l’an dernier, sans même quasiment réfléchir, je prends rapidement ma décision. J’y serai !
Trois tours dans mon slip plus tard, le palpitant au rupteur, excité comme un adolescent avant de conclure, j’appelle Jérémy pour lui annoncer la nouvelle. Lui non plus ne mettra pas plus que quelques minutes pour me proposer de m’accompagner sur la course en tant que pacer. Victime de la météo en 2018, il n’avait pu boucler l’intégralité du parcours et ne rêve que de franchir le Morétan de nuit. Ca y est, nous la tenons notre première aventure en duo ! Enfin ! Après un projet de GR20 en 3 jours reporté et une participation à l’Euforia annulée, nous allons enfin partager ensemble une belle promenade. En prenant Jérémy comme pacer, je suis certain de mettre les meilleures chances de mon côté. Je sais que notre complicité m’aidera à, non pas soulever, mais traverser des montagnes.
Je m’aperçois en relisant ces lignes que je ne vous ai pas présenté Jérémy Goguet. Si vous avez un jour participé ou gravité autour de l’EB, vous le connaissez probablement. Ayant l’habitude de filmer ses courses, son film sur l’EB 2018 disponible sur youtube a aidé nombre de coureurs et de bénévoles à vivre la course de l’intérieur. Si vous êtes étranger au petit monde de l’ultra trail, Jérémy est à l’image de ce que vous verrez dans ce film : enthousiaste, motivant, pugnace, résilient et le cœur sur la main. J’ai donc toutes les raisons d’être confiant pour fin août et je devine Julie rassurée de me savoir si bien accompagné.
C’est donc avec une motivation nouvelle et une énergie décuplée que je redécouvre les sentiers du tour du Mont Pourri, du parc de la Vanoise et du Sud-Est Beaufortain. 180 km et 14000 m de dénivelé plus tard, je quitte les Alpes pour mieux y revenir dans quelques semaines.
Jeudi 20 août 2020. Uriage
Je viens de passer une nouvelle semaine aux Arcs suivie d’une autre sur les rives du lac d’Annecy. Je n’ai pu résister durant la première à une dernière sortie longue de 50 km et 3000m D+ mais j’ai su me faire violence pour ne pas participer au premier trail des Arcs. La présence d’un couple d’amis et de leurs enfants m’a aidé à déconnecter complètement la semaine suivante et m’a préservé de toute pression. Pour une fois, je n’ai pas fait et re-fait cent fois la course dans ma tête. A quoi bon ? De toute façon, il est fort probable que tout ne se passe pas comme je l’imagine.
J’ai récupéré mon dossard à Aiguebelle (n°43) et me voilà maintenant installé pour une veillée d’armes à Uriage dans un charmant studio face au parc dans lequel j’ai pris le départ de l’UT4M Master 100 en 2018. Avec Julie nous révisons le raod-book et vérifions une ultime fois les différents sacs et leur contenu : sac de course et matériel obligatoire, sac de délestage, sac d’assistance, sac pour l’arrivée… il y a de quoi se perdre mais elle commence à avoir l’habitude et gère à la perfection. Tout est prêt pour demain. Un sympathique concert de country se tenant sous nos fenêtres accompagne notre frugal repas puis je file me reposer.
La pression monte d’un cran lorsque je commence à recevoir des messages d’encouragement. Comment tout le monde est-il au courant ? Je n’ai pourtant pas fait la publicité de ma participation à l’EB. D’une part car, comme vous le savez, j’ai obtenu mon dossard tardivement. D’autre part, je souhaite m’éviter l’humiliation suprême d’un deuxième abandon en live sur le groupe WhattsApp que Philippe ne manque pas de créer pour l’occasion. Je ne l’aurai jamais fait moi-même mais honnêtement, je suis ravi de cette initiative, persuadé du réconfort que cela pourra me procurer au besoin.
Vendredi 21 août.
Sans surprise, je me réveille à 2h45 après une nuit hachée. La chaleur, l’impatience et le stress ont eu raison de mon repos. Je petit-déjeune en silence, luxe que mes enfants ne m’autorisent que trop peu souvent. La suite relève de l’automatisme. C’est toujours les mêmes gestes. D’abord le strap du pied gauche, toujours. Puis le pied droit. La Nok sur les orteils puis une gorgée de Volvic puis la vaseline sur le reste, toujours ;) Dossard bien en vue, frontale vissée sur la tête je vérifie une dernière fois n’avoir rien oublié puis nous quittons le studio.
Dehors, il fait déjà 20°C à 3h15 du matin lorsque nous décollons vers Vizille. La journée va être chaude ! Je quitte donc les manchettes qui resteront sagement dans mon sac jusqu’à Aiguebelle. Nous arrivons à destination à 3h30. Le temps de se garer, de rejoindre le parc, de poser mon sac de délestage et déjà l’heure du départ approche. Un « pipi de la peur » plus tard, je suis positionné en milieu de peloton.
Crise sanitaire oblige, nous partons cette année par vagues de 100 coureurs. Avec mon dossard 43, je pars dans la première. L’ambiance est calme, presque feutrée. Comme dirait l’autre : « C’est trop calme, j’aime pas trop beaucoup ça, j’préfère quand c’est un peu trop plus moins calme ». J’ai le sentiment de ne pas être à ma place. Je ne dois ma présence ici qu’à ma cote ITRA qui, dans mon cas, ne reflète absolument pas ma valeur sur de « véritables » ultra-trails. J’ai l’impression d’être un imposteur au milieu de tous les types plus affutés les uns que les autres qui m’entourent. Tous sont hyperconcentrés, chacun a envie d’en découdre, pas un ne sourit ; en même temps, avec le masque c’est pas évident…
Le briefing est vite expédié. Gestion, gestion, gestion ! Puis chacun regarde son voisin lorsque Florent Hubert nous rappelle que statistiquement seul un coureur sur deux parviendra à rejoindre Aiguebelle. Pression ! Je relativise en me disant qu’on peut tout faire dire aux statistiques. J’en invente donc secrètement une autre disant qu’on arrive à finir cette course une année sur deux…
Vizille - Arselle
5,4,3,2,1... Les fauves sont lâchés ! Départ prudent ou non, je me retrouve rapidement bien plus mal classé que mon numéro de dossard. Toujours surprenant ce rythme que certains adoptent en début de course ! La première montée se fait sur une large piste forestière qui permet d’étirer le peloton et d’assister au ballet toujours fascinant des frontales. J’y rattrape Luca Papi (dossard 576), reconnaissable entre mille. J’hésite à le dépasser, certain qu’en restant dans ses pas, je trouverai un rythme régulier qui m’emmènera au bout. Nous échangeons quelques mots et je réalise que nos objectifs ne sont pas exactement les mêmes : lui participe à cette course comme à un entrainement et moi j’ai l’impression d’y jouer ma vie… Je lui souhaite donc bonne route et continue la mienne sans avoir l’impression de forcer.
J’essaye d’oublier le chrono et de profiter au maximum de la relative fraicheur que nous offrent cette fin de nuit, les sous-bois et la montée progressive en altitude. Je me force dès à présent à boire régulièrement pour ne pas constituer une dette hydrique dont je ne pourrai m’acquitter plus tard. Surtout j’ai promis à Julie d’arriver à Arselle avec deux gourdes vides et si ce n’est pas le cas je risque de me faire tuer… Peu après le col de la Madeleine, je partage un bout de route avec Pierre Millet (dossard 40). Nous réalisons que nous avons forcément dû nous croiser sur l’UT4M Master 100 en 2018 qu’il a terminé à une belle 5ème place. Nous discutons allure de course et il se trouve que nous avons prévu un passage au premier ravitaillement en 2h30.
Je sais que Julie m’y attend et me ravi de savoir qu’étant donné les températures actuelles elle ne se sera pas caillée à m’attendre là-haut. J’y arrive en 2h23 versus 2h21 l’an dernier. Pour un départ plus prudent, on repassera… J’ai pourtant l’impression d’avoir couru avec le frein à main. L’enthousiasme du seul et unique dossard de l’été a manifestement pris le dessus.
Je découvre l’aménagement du ravito à la sauce Covid qui surprend au premier abord et change quelques habitudes mais dans l’ensemble c’est parfaitement huilé et très fluide : on met le masque, on se lave les mains et on file au choix vers les tables de ravitaillement ou vers son assistance perso.
Rapidement, j’enfile mes lunettes de soleil, je laisse ma frontale à mon assistante préférée et ne garde que celle de sécurité imposée par le règlement. Le plein d’eau fait, je redécolle vers les premiers « vrais » sentiers de montagne. Me retrouver dans cet environnement me fait un bien fou. Peu de sports permettent de voyager dans de si beaux paysages et de s’extraire si longtemps et intensément de nos vies surchargées.
Arselle - La Pra
Je rattrape Pierre (dossard 40) qui m’avait dépassé à la faveur du ravitaillement et nous échangeons sur tout et rien comme il est aisé et naturel de le faire sur ces ultras (lorsque tout va bien…) Pierre est un touche à tout qui, non content d’enchainer l’intégrale de l’EB après la traversée des Alpes à vélo en 3 jours, se prépare à une grande traversée en autonomie complète. Perdu dans mes réflexions, me disant que les ravitos feraient probablement mieux de distribuer de la ritaline plutôt que du coca aux grands hyperactifs que nous sommes, je finis par me déconcentrer et chute bêtement sur une partie roulante (si, si, il y en a …) entre le col de l’Infernet et le col de la Botte.
Un rappel à l’ordre sans gravité physique mais je réalise que cela me coûte un bâton en carbone quasi-neuf brisé en 2… agaçant ! Pierre m’expliquera que c’est une excellente chose et que, comme lui le fait de manière volontaire, récupérer les bâtons seulement à partir du Pleynet sera un excellent booster physique et psychologique pour la fin de course.
Je suis assez sceptique sur cet argumentaire et le laisse prendre quelques mètres d’avance pour dégainer discrètement mon téléphone et appeler Julie qui a prévu de me retrouver à Jean Collet. Je ne suis cependant pas là pour papoter au téléphone et mon message se doit d’être concis et rassurant : « J’ai fait une chute. Rien de grave. Je ne suis pas blessé. J’ai cassé un bâton. Peux-tu m’apporter les autres à Jean Collet ? » Le réseau téléphonique capricieux et Julie en plein guidage waze avec le téléphone couplé en bluetooth à la voiture (#geek) feront bien évidemment le reste pour déformer le message initial : « Chute… Grave… Blessé… Cassé… Récupérer à Jean Collet » La version Belledonnienne du téléphone arabe !
Tout s’arrangera par un bon vieux SMS que je parviendrai à envoyer tout en marchant et sans me vautrer sur le magnifique single entre le col de la Botte et le col des Lessines. Commence alors la succession des lacs : Roberts puis Bernard, Longet et Claret après un passage que j’apprécie particulièrement au fond de la combe de Lasse Bralard. L’arrivée à la Pra se fait en 4h16 et à ce stade je suis en pleine forme. J’ai régulièrement bu et les compotes Baouw passent parfaitement, nickel !
La Pra - Jean Collet
La montée depuis la Pra jusqu’à la croix de Belledonne se passe sans encombre et nous permet d’entrer pour de bon dans un monde bien minéral. J’y croise la tête de course au niveau du croisement des rochers rouges. Je passerai 50 m sous Cédric Chavet (dossard 573) que je salue mais qui ne m’entend pas ; dommage, je ne le reverrai pas. La vue au sommet de la croix est magnifique, le ciel est parfaitement dégagé et la vue sur le massif de la Chartreuse splendide. J’en profite quelques instants et prends le temps de photographier ce spectacle avant de débuter la longue descente vers Jean Collet.
J’y rattrape David Wamster (dossard 44) croisé sur l’UT4M en 2018. Nous échangeons quelques mots et je m’amuse de cette situation qui me rappelle celle de la fin de l’UT4M ; nous avions joué au chat et à la souris sur cette fin de course. David me rattrapait en montée et sur les relances puis je le distançais en descente. Je n’avais rien pu faire face à son finish dans les rues de Grenoble. Obligé de marcher dans les deux derniers kilomètres, devant les touristes attablés en terrasse, j’avais vécu un difficile retour à la civilisation après toutes ces heures passées en montagne.
Après quelques minutes, je dépasse finalement David avant d’être moi-même dépassé par les fantasques et attachants Camille et Florian (dossards 1853) qui dévalent cette descente technique avec presque autant de facilité que le bouquetin que nous croisons à ce moment-là. Leurs glissades et rattrapages parfois limites me laissent admiratifs mais je préfère ne prendre aucun risque à ce stade et les laisse filer… pour les retrouver en train de remplir leurs gourdes dans une cascade 400 m avant le ravitaillement de Jean Collet. Lorsque je leur fais remarquer la proximité du ravitaillement, leur réponse « ce n’est pas pour nous, on est des hommes de la montagne » ne fait que renforcer l’impression très particulière ressentie en les croisant : un mélange de soif de liberté sauvage et d’anti-conformisme dont le pauvre bénévole chargé de l’application du protocole sanitaire à l’entrée du ravitaillement fait les frais. Imaginez un seul instant un bénévole d’âge mûr courir après deux zygotos trentenaires, une bouteille de SHA à la main tout en réclamant le port du masque… savoureux !
J’atteins le refuge Jean Collet après 6h38 de course. La présence de Julie et de mon beau-père Vincent est d’autant plus appréciable que ma paire de bâtons de rechange m’y attend. Cerise sur le gâteau, Julie a pensé aux mitaines qui vont avec, qui m’épargnent les ampoules et qui me seront extrêmement utiles quelques heures plus tard… Pour ce faire, elle a quand même dû rebrousser chemin dans la montée vers Jean Collet pour redescendre à la voiture récupérer les précieuses mitaines et se re-farcir la montée au pas de course de peur de manquer notre rendez-vous. Je profite donc de la chance d’être si bien assisté et m’étonne de la manière dont est traité un accompagnant par son coureur pour avoir oublié de remplir une flasque d’eau. J’espère sincèrement me faire sèchement remettre à ma place si j’adopte un jour ce genre de comportement… mais je n’ai aucun doute !
Nous faisons le point avec Julie et Vincent : hydratation OK, alimentation OK, pas de douleurs musculaires, pas d’ampoule, moral au top. Tous les voyants sont donc au vert pour affronter la terrible section qui nous mènera jusqu’au Pleynet.
La sortie du ravito est marquée par une scène cocasse au cours de laquelle Camille et Florian discutent du profil de la course :
Tu connais le profil toi ?
Ouais, par cœur !
Alors, ça monte ou ça descend ?
Bah… ça monte plus que ça ne descend…
Le prochain ravito c’est dans longtemps ?
Ça, je sais plus trop… à peine 9 kilomètres je crois.
Je manque de m’étouffer avec une noix de cajou. Ai-je bien entendu ? Quand tu sais ce que te réservent lesdits 9 kilomètres, il y a de quoi halluciner. Ils ne vont pas être déçus les deux loustics…
Jean Collet - Habert d’Aiguebelle
Je repars donc avec le sourire aux lèvres de ce ravitaillement pour affronter l’enchaînement Col de la Mine de Fer / Brèche Fendue sous une chaleur désormais omniprésente. C’est maintenant la troisième fois que je parcours cette section où le sentier commence à envoyer du caillou comme jamais. Encore bien en jambes, je m’y régale.
La descente qui s’en suit est technique à souhait et oblige à sauter de caillou en rocher mais à ce stade de la course je trouve ce passage plutôt ludique. Beaucoup plus ludique que le sentier vicieux à peine visible sur le profil qui nous oblige à une remontée bien raide avant de descendre au pas de la Coche.
Le passage au pas de la Coche se fait dans un puissant vent bienvenu pour moi, coureur en surchauffe, mais certainement pas pour les pointeurs qui ont dû passer de longues heures dans ce corridor aérien emmitouflés dans leurs doudounes épaisses… respect !
La descente sur Habert d’Aiguebelle est une formalité au cours de laquelle je me prépare mentalement à rentrer dans le vif du sujet, le summum de la violence : l’enchainement Aigleton / Col de la Vache puis la loooonnnngue descente vers le Pleynet.
Il y a beaucoup de public sur ce ravitaillement que j’atteins en 8h46. Chaque coureur y est chaudement (!) applaudi à son arrivée. En avance sur mes temps de passage prévisionnels, j’y rate Maguelone qui m’a fait l’amitié de monter me voir mais ce ne sera que partie remise.
L’eau fraiche en provenance directe de la source me fait un bien fou mais ne peut masquer le fait que je n’arrive plus à m’alimenter comme je le devrai : je me force à avaler des choses qui ne me font plus envie et que je ne digère plus. Mon estomac est clairement en train de se bloquer mais je n’ai pas encore de nausées. Alors avant que cela n’arrive ou de me poser trop de questions je repars du ravitaillement sous un soleil de plomb.
Habert d’Aiguebelle - Pleynet
C’est donc le moral un peu entamé que je me lance à l’assaut de l’Aigleton. Les heures de course ayant fait leur ouvrage, les écarts sont désormais conséquents et je suis bien seul dans cette montée. La musique me permet de tromper cette solitude mais pas la difficulté du dernier tiers de cette ascension droit dans une pente herbeuse puis dans la caillasse… dur, dur !
La bascule s’effectue dans l’humour sur un panneau « AOP cailloux de Belledonne », j’adore ! La descente qui suit est justement Belledonnienne à souhait et j’y dépasse un concurrent mal en point. Nous discutons quelques instants ; il n’a plus de forces mais n’a pas d’autre choix que de poursuivre jusqu’à la base-vie (ou mort ?) du Pleynet qui, à cette vitesse, est encore bien loin… Notre différence de rythme ne m’autorise pas à rester avec lui bien longtemps et après m’être assuré qu’il ne manque de rien, je poursuis mon chemin pressé de croiser un torrent dont je garde un souvenir bien précis. Je m’y rafraichis allègrement comme je le ferai désormais, de jour comme de nuit, dans le moindre filet d’eau que nous croiserons durant tout le reste de la course.
Monter au Col de la Vache ne me pose ensuite pas de problème particulier. Cette ascension a beau être longue, j’ai encore assez de ressource pour apprécier de progresser dans ce dédale de rochers en choisissant le meilleur chemin possible entre deux fanions.
La descente sur le lac de Cos est rendue plus rapide par la persistance d’un long névé que je m’autorise à emprunter en sortant momentanément du tracé qui insiste pour nous faire manger toujours plus de cailloux. Les 4 km suivants jusqu’au col de la Vieille sont roulants et ne me correspondent guère mais je parviens à y maintenir un rythme efficace avant d’entamer la descente vers le chalet du Gleyzin. Désormais avec un groupe de 2 coureurs, nous avalons rapidement cette portion cassante et je constate avec stupeur que la source dans laquelle je comptais remplir mes flasques est tarie !
Je vais donc débuter à sec l’une des parties que je trouve les plus traitres du parcours. Il s’agit pour moi quasiment d’une section à part entière : 5 km sur un chemin en faux balcon bien sournois, sans difficulté technique certes, mais nous emmenant au fond d’une combe d’où l’on voit et l’on entend l’animation qui règne à la base-vie. Après l’énorme morceau avalé depuis Jean Collet, cette base-vie qui n’arrive jamais est une véritable torture psychologique tant l’envie de profiter d’un repos bien mérité est entêtante.
Le fait de connaitre le terrain à cet endroit est un avantage indéniable et me permet de garder un rythme acceptable en alternant marche et course tout en anticipant le réconfort qui m’attend au Pleynet.
Julie, Vincent mais aussi Jérémy et Mélanie doivent normalement s’y trouver avec une pastèque dont je rêve depuis maintenant plusieurs heures. Au bout d’une piste sans intérêt, la base-vie est en vue pour la pause tant attendue. J’y arrive en 12h24 en 27ème position. 13 places de gagnées depuis Habert d’Aiguebelle ! Cette section est définitivement une boucherie…
Au Pleynet, tout le monde, Maguelone y compris, est là aux petits soins pour moi tout en respectant au mieux les mesures sanitaires. Jérémy est déjà concentré et parfaitement dans son rôle de soutien actif (et tellement plus comme je m’en apercevrai plus tard) qui ne doit commencer véritablement qu’à partir du prochain ravitaillement.
Ayant pourtant l’embarras du choix (patates douces, riz, wraps maison, gâteau de semoule au chocolat…), je ne mange pas assez et seule la pastèque et une compote trouvent grâce à mes yeux ; rien de véritablement consistant. Malgré les conseils de mon assistance, je parviens, grosse erreur, à m’auto-convaincre que cela est suffisant. Après avoir pris soin de mes pieds, j’abandonne mes lunettes de soleil et mon lecteur mp3 pour une recharge bien méritée. Si le plan se déroule sans accroc, je retrouverai ma musique à Gleyzin avec ma frontale puis mes lunettes de soleil demain matin à Val Pelouse. Ça parait si simple sur le papier ; n’est pas Hannibal qui veut…
Je profite de cet arrêt à la base-vie pour écouter un message d’encouragements de mes enfants et décide de différer la lecture des autres messages en prévision des coups durs qui ne manqueront pas d’arriver plus tard.
Pleynet - Gleyzin
Ragaillardi, un wrap à la main, j’entame l’agréable et facile descente en sous-bois qui me mènera jusqu’à la cascade du Pissou puis, après une longue partie roulante, jusqu’au pied de la montée vers les chalets de Valloire.
J’y étais monté à (trop) bon rythme l’an dernier mais cette fois-ci, rapidement, une petite défaillance me force à m’arrêter sur les marches du pont de la Pierre du Gros Carré. Je sais que je n’ai pas assez mangé depuis maintenant plusieurs heures et je commence à le payer. Je me force à prendre 2 purées tout en lisant les messages reçus pendant cette première moitié de course. Tous ces encouragements me font chaud au cœur et me permettent de repartir dans les pas de Pierre Jurand (dossard 27) accompagné sur cette montée par sa mère qui imprime un rythme raisonnable. Ce rythme me permet de retrouver des couleurs et peu avant le chalet du milieu, avec Pierre, nous abandonnons notre pacer improvisé.
Nous rattrapons Maxime (dossard 72) avec lequel Pierre s’octroiera une pause quelques centaines de mètres plus haut. Désormais mieux en jambes, la glycémie probablement remontée, je les laisse et poursuis l’ascension jusqu’aux chalets de Valloire sur un chemin magnifique. J’y retrouve les bonnes sensations vécues l’année dernière : rapide en montée et agile en descente je profite de la vue magnifique offerte par le jour déclinant… superbe !
Je passe au lac du Léat au moment où Camille et Florian en sortent nus comme des vers et visiblement ravis de leur baignade. L’envie de faire trempette (les jambes tout du moins) m’a tellement accompagné depuis la fin de matinée que je les envie presque. Si j’étais certain que mes straps résistent à l’immersion, nombre de torrents m’auraient déjà rafraichi les guiboles !
La descente jusqu’à Gleyzin est une purge que je me force à ne pas trop abréger afin de ne pas renouveler les erreurs de l’édition 2019 et j’arrive au ravitaillement en 16h16.
Gleyzin - Périoule
Malgré les restrictions de public en vigueur, mon équipe de choc au complet m’attend. J’ai le plaisir d’y retrouver un Jérémy au taquet, le couteau entre les dents. Je sais par Mélanie qu’il s’est mis une pression terrible ces dernières semaines s’imaginant avoir du mal à me suivre. Le pauvre, il va rapidement être déçu… Vincent, Julie et Mélanie qui s’apprêtent, comme nous, à vivre une longue nuit sont également dans les startings blocks pour leur dernier poste d’assistance de la journée. Nous ne devons les retrouver qu’au petit matin à Val Pelouse.
Mon alimentation à ce ravitaillement est toujours problématique. Je trempe les lèvres dans une soupe de vermicelles que je ne parviens pas à apprécier et n’en avale que 2 petites gorgées. La pastèque passe un peu mieux mais tout cela n’est pas suffisant pour la nuit qui s’annonce. Je commence par ailleurs à avoir de gros fourmillements dans les mains, signe avant-coureur des vomissements de 2019. Un échange de regard inquiet avec Julie me confirme qu’elle a compris ce qui se passe et pour ne pas laisser au doute le temps de s’installer, elle m’équipe de ma frontale et s’assure que je ne m’éternise pas dans ce lieu chargé de mauvais souvenirs. Ainsi équipé pour la nuit, alors que je me redresse, l’intégralité du contenu de mon estomac décide brutalement de voler de ses propres ailes. Pastèque, vermicelles, purée, wrap, tout y est ! Faute d’être élégant, je fais cela avec une certaine efficacité et parviens à rejoindre à temps les sacs poubelle judicieusement disposés dans l’aire de ravitaillement. Stupéfait par la soudaineté de cet épisode, je n’ai cependant pas le temps de tergiverser car Jérémy entre en action et parvient déjà à positiver : « C’est super ça ! Ça va te soulager et débloquer ton estomac ! Allez hop, on est parti ! »
Ouais… si tu le dis… Je ne suis de toute façon pas vraiment en état de discuter et en prenant Jérémy comme pacer j’ai décidé de longue date de m’en remettre à son expérience. Alors je m’exécute et nous entamons la montée vers le Morétan. 10 min… 15 min de montée… un magnifique coucher de soleil… 20 min… je dépasse avec émotion le rocher sur lequel s’était échoué mon baroud d’honneur de 2019… 25 min… Eh ! Mais c’est qu’il a raison ce con en plus ! Je me sens effectivement un peu mieux d’autant que mes paresthésies dans les mains ont disparu. Je ne parviens, ni n’ose pas m’hydrater pour le moment sentant que j’évolue sur le fil du réflexe nauséeux. Je tente de relancer mon estomac en mâchant un chewing-gum comme un concurrent me l’avait conseillé lorsque, lors de mon dernier passage en ce funeste lieu, j’agonisais dans mon vomi.
L’alternance chewing gum/ bonbons à sucer, que je mets une éternité à faire fondre dans ma bouche desséchée me permet de maintenir une allure de limace neurasthénique jusqu’au refuge de l’Oule. Je m’y affale sur la table, exténué certes mais surtout très sceptique sur mes chances d’aller au bout de cette aventure. Jérémy le sens, j’en suis certain mais fait comme si de rien n’était et me force à boire et à manger avant que nous ne repartions assez rapidement. Le mot rapide concerne l’arrêt au ravitaillement, vous l’aurez compris, mais pas vraiment notre rythme d’ascension qui est catastrophique malgré les efforts de Jérémy pour maintenir un semblant de vitesse.
Un nouveau vomissement plus tard, presque à l’arrêt, j’entame désormais mon long chemin de croix jalonné de balises réfléchissantes qui se succèdent inexorablement. J’ai l’impression d’être une loque humaine. Jérémy a beau se démener et m’ouvrir le chemin en choisissant l’itinéraire le moins compliqué dans ce dédale de rocher, je vis un véritable calvaire. A cet instant je ne pense plus à rien, aucune pensée ne parvient à traverser mon esprit. Impossible de mettre en œuvre les techniques de projection positives que je pensais pouvoir appliquer en de telles circonstances. J’ai pourtant de quoi positiver ; j’ai la chance d’être dans un environnement que j’adore avec un ami formidable, je n’ai aucune douleur physique, tous mes amis et ma famille me soutiennent et surtout, jamais il y a 8 ans, allongé sur mon lit d’hôpital, le calcanéum et les rêves en miettes, je n’imaginais pouvoir me trouver ici.
Mais pour l’instant, rien, le néant. L’impression d’être à la dérive dans cet océan de caillasse est une réalité qui me heurte de plein fouet. Face à cette tempête de cailloux, je courbe l’échine et je ne suis pas loin de rompre. Heureusement, Jérémy est tel une bouée de sauvetage me guidant vers le phare de la délivrance qui se matérialise enfin par la bruyante présence des bénévoles au col. Ces bénévoles qui viennent de prendre leur tour de quart sont survoltés et s’entendent de loin. Leur slogan : « Allez ! Allez ! On lâche rien ! On serre les dents ! On est au Morétan ! » s’applique à merveille à mon état d’esprit : débrancher le cerveau et ne rien faire d’autre qu’avancer, pas à pas, coute que coute. La fin de la montée s’effectue dans une ambiance assez irréelle : d’un côté un échange d’encouragements et de cris entre Jérémy qui harangue les bénévoles scandant désormais mon nom et de l’autre un coureur en état semi-végétatif qui ne réalise absolument pas ce qu’il vit. Le contraste est saisissant et j’en ai des frissons à l’heure où j’écris ces (quelques) lignes même si je dois bien l’avouer, sur le coup, complètement azimuté, je ne comprends pas bien ce qui m’arrive.
Dans une ambiance de tour de France, j’atteins finalement le col où l’on me propose aimablement de ranger mes bâtons pour la « belle » descente qui suit. Cette descente n’est pas belle, non, elle est Belle…donnienne, raide à souhait, enneigée sur sa partie haute et pleine de gentils rochers ensuite. Ayant débranché mon cerveau depuis maintenant deux bonnes heures j’y retrouve paradoxalement un second souffle. Je bénis les mitaines qui me permettent de laisser filer allègrement la corde entre mes doigts sans me brûler et dévale littéralement le névé puis la moraine en aval. Ce n’est qu’arrivé en bas que je réalise avoir distancé Jérémy en délicatesse avec ses chaussures peu crantées et qui a dû jardiner pour retrouver par miracle sa gopro ayant décidé de faire son propre chemin dans les rochers. La fin de la descente s’effectue dans une alternance de gros blocs et de portions moins pentues nous menant, sans que nous ayons pu profiter de la vue sur les lacs, au ravitaillement de Périoule.
Je suis soulagé d’arriver à ce ravitaillement où règne une ambiance de bout du monde. Un feu de camp crépite loin de tout, sous une voute étoilée immaculée et réchauffe une atmosphère calme et sereine. Je prends place sous un barnum pendant que Jérémy se charge de m’apporter de quoi boire et manger. Il m’y retrouve sidéré et transi de froid quelques minutes plus tard. Je tremble comme une feuille et je me sens d’un coup faible et vidé de toute force. Nous nous déplaçons alors rapidement vers le feu de camp où je me réchauffe trop doucement malgré toutes mes épaisseurs, sous l’œil attentif de secouristes qui me surveilleront sans être insistants ni alarmants : une présence bienveillante dont je les remercie encore.
L’échange que j’ai avec eux agit tel un électrochoc et me permet de rebrancher temporairement mon cerveau. Dans un rare moment de lucidité, je réalise alors que je n’ai rien mangé ni bu depuis maintenant près de 4h, probablement rien assimilé depuis plus de 7h et qu’il me reste à la louche 60 km et 3500 m de dénivelé à parcourir ce qui correspond sur l’échelle spatio-temporelle Belledonnienne à une quinzaine d’heures d’efforts. Rapidement cependant, mon cerveau s’embue de nouveau et, incapable de tout calcul, j’imagine à tort avoir accumulé énormément de retard sur mes prévisions. Je me vois déjà finir la course en rampant obligeant mon assistance à improviser une nuit supplémentaire dans la vallée compromettant ainsi la belle soirée familiale qui nous attend. Tout est confus dans ma tête. Je suis incapable de raisonner de manière rationnelle pris dans un état de torpeur entretenu par la douce chaleur du foyer que je fixe de mes yeux vides.
Evidemment, profitant de ce moment de faiblesse, tapie dans un recoin de mon cerveau convalescent et attendant perfidement son heure, l’idée de l’abandon surgit et me frappe à cet instant précis.
Une voix me susurre : Reeeeste là… Pourquoi continuer ? Pourquoi tant de souffrances ? A quoi cela rime-t-il ? Que veux-tu te prouver ? Que veux-tu prouver aux autres ? Ne vois-tu pas que tout cela est vain ?
Ça y est, je n’ai plus envie de repartir. Comme il me semble évident d’abréger cette farce au plus vite ! Je ne suis pas fait pour l’ultra-trail, voilà tout, il me faut l’accepter… J’ai beau avoir regretté plus qu’amèrement mon abandon de 2019 et m’en être voulu pendant des mois, je ne suis plus en état de voir d’autre issue…
J’en discute avec Jérémy pour lequel l’abandon est un non-sujet rapidement évacué. Il sait que je suis entamé physiquement mais surtout mentalement à bout. Fort de son ascendant psychologique, il adopte alors la posture parfaite : un mélange d’optimisme, de bienveillance et de réassurance empreint de fermeté. « Pas de discussion possible. Fais-moi confiance, ça va revenir. C’est ça qui est génial dans notre sport ! Tu peux être au fond du trou et quelques heures plus tard avoir des jambes comme tu n’en n’as jamais eu »
Ah ! Cette fameuse résurrection en ultra-trail ! On m’en a tellement parlé, si souvent raconté, je l’ai tellement lue dans des récits de course… Alors, devant le ton si convaincant de Jérémy, je fais acte de foi, je m’autorise à y croire et décide de ne pas rendre mon dossard.
A ce stade, c’est toutefois bien beau (et probablement le plus important) d’avoir la volonté de poursuivre, encore faut-il en avoir les moyens. Il faut donc trouver une solution efficace pour relancer la machine dans les meilleurs délais. Je ne vois pour cela d’autre issue que de m’accorder un peu de sommeil dans une des tentes dressées à cet effet. Difficile décision que celle de perdre du temps pour espérer mieux en gagner plus tard… et pourtant… Nous nous mettons d’accord avec Jérémy sur 30 minutes de repos avant qu’emmitouflé dans un tee-shirt sec, une polaire, une veste et deux couvertures, je ne disparaisse dans mon abri de fortune. Je pense m’être endormi instantanément. J’ai honte quand j’y repense… J’ai lamentablement laissé trainer mes affaires aux quatre coins du ravitaillement : mon téléphone à droite, ma frontale à gauche, mon gobelet devant le feu, mes gants derrière et j’en passe. Je retrouverai tout mon matériel bien rangé devant la tente à mon réveil ; Jérémy, merci !
Je me sens mieux après ce repos. En même temps, il était difficile de faire pire. Je suis loin de tenir une forme olympique mais je peux désormais, prudemment certes, manger et boire. Moralement c’est un plus énorme. Sur cette note positive nous quittons le ravitaillement de Périoule après un arrêt de 1h30. 1h30 ! Le constat chiffré, froid, objectif est sévère et implacable. J’ai pris beaucoup de retard sur mes prévisions. Curieusement, cela ne m’affecte pas ; le plus important est désormais de rejoindre Aiguebelle. Au diable l’objectif initial des 33h.
Périoule - Super Collet
La remise en action est plus que difficile. Mon corps a profité de cet arrêt prolongé pour se mettre en mode veille. Je suis fourbu et la moindre relance me coûte. Fort heureusement le profil est descendant sur cette section jusqu’au plan de l’Ours et ces 500 m D- permettent de retrouver le rythme.
Commence alors la montée au refuge de la Pierre du Carré décrite dans le road-book comme raide et sans intérêt (sic). D’une manière que je ne comprendrai probablement jamais à expliquer, c’est pourtant là que la roue va tourner. Le terrain et son inclinaison me convenant parfaitement, j’avale ce segment à un rythme régulier ne laissant pas présager que nous avons déjà parcouru 95 km. La satisfaction d’y doubler quelques concurrents ne fait que décupler le plaisir retrouvé d’être là, à cet instant, et de vivre pleinement une telle aventure. Après cette montée bien négociée, le sentier tout en relances alternant montées et descentes menant à la descente sur Super Collet est un régal dans ce contexte et nous permet d’arriver rapidement à la base-vie.
Nous y retrouvons Ludovic Maillard (dossard 1856), une connaissance de Jérémy, surpris de nous voir arriver peu de temps après lui. Nous nous étions croisés à Périoule lorsque, plus proche du zombie que du traileur, ma cause semblait entendue. Nous jouerons ensemble au chat et à la souris sur le dernier tiers de course. Nos instincts de compétiteurs respectifs ne feront que nous stimuler jusqu’à Aiguebelle ; nous y reviendrons. Pour l’instant il s’agit de gérer au mieux ce ravitaillement.
Celui-ci est finalement rondement mené ; je n’y ouvre même pas mon sac de délestage. Premièrement, je ne souhaite pas m’y éterniser ; j’en garde le mauvais souvenir d’y être venu récupérer mon sac d’allègement l’an dernier après mon abandon alors même que j’y croisais d’autres coureurs encore en course. Un aimable bénévole m’avait alors demandé quelle blessure m’avait forcé à arrêter… ou comment remuer involontairement le couteau dans une plaie toute fraiche.
Deuxièmement, c’est bien simple, rien ne me fait envie. J’ai beau aller mieux, je ne le dois qu’à ce que j’ai mangé à Périoule il y a maintenant 2H30. Une compote manquant de me faire vomir, Jérémy me propose de tenter une banane. L’idée de génie ! Celle-ci passe sans problème et constituera mon unique source d’alimentation jusqu’à la fin de la course. C’est donc avec 1 banane dans l’estomac et deux bananes dans la besace mais surtout avec une solution à mon apport énergétique récalcitrant que je repars le mors aux dents de Super Collet. L’espoir de rattraper le temps perdu à Périoule commence à renaitre !
Super Collet - Val Pelouse
La montée jusqu’au sommet des pistes s’effectue par des boulevards sans saveur ni difficulté technique particulière. Ce tronçon n’a aucun autre intérêt que celui de gagner rapidement du dénivelé pour atteindre une longue descente glissante jusqu’à la passerelle du Bens. Chaque appui dans cette portion humide doit être soigneusement évalué, la chute n’est jamais vraiment bien loin. Cette section me le confirme, mon régime exclusif à base de bananes m’a redonné une énergie nouvelle. La magie commence à opérer. Je me régale dans la montée vers le refuge des Férices à un rythme délirant de plus de 1000 m D+ dans certains raidillons. A partir du refuge éponyme, je suis dans un état second qui m’accompagnera désormais jusqu’à Aiguebelle. Je dépasse plusieurs concurrents sur la crête des Férices qui nous mènera jusqu’au col d’Arpingon.
Quel souvenir que cette section au lever du jour dans une ambiance brumeuse fantasmagorique ou rien ne semblait pouvoir nous atteindre ! Difficile de décrire ce sentiment de plénitude vécu et partagé en pleine montagne, sur des sentiers aériens alors même que, privés de repères visuels, ne sachant où se trouvait ni le haut ni le bas, nous chevauchions sans fatigue, comme si le temps était suspendu, une horde de rochers désormais bien dociles. L’euphorie était telle que nous ponctuions parfois nos accélérations de cris de guerre Spartiates que Léonidas lui-même n’aurait pas reniés (si, si, carrément…) Le pauvre bénévole croisé à cette occasion a dû (à raison) nous prendre pour deux fous !
Je profite comme jamais de ce secteur. Je me sens fantastiquement vivant, heureux de trouver ici la récompense de tant de sacrifices personnels, familiaux et professionnels. Ces centaines d’heures d’entrainement, ces milliers de montées de marches qui constituent au quotidien ma seule source de dénivelé (28 m tout de même !) n’auront pas été vaines et trouvent ici tout leur sens.
En plein délire, nous abordons la descente vers Val pelouse prenant à peine le temps d’enfiler nos vestes pour se protéger d’une fine pluie dont le caractère rafraichissant nous réjouit. Peu de souvenirs de cette descente si ce n’est cette impression d’invincibilité, ce sentiment d’être en osmose avec les éléments et mon pacer. C’est la première fois que je ressens cette sensation de « flotter » sur un chemin, de jouer avec lui, cette sensation que les appuis viennent aussi naturellement qu’efficacement et que rien ne semble pouvoir interrompre cet état de transe.
Cette euphorie nous accompagnera jusqu’au ravitaillement de Val Pelouse où nous déboulons à 8h05 précisément, après 28h02 de course en 25ème position. Car oui, ça y est, le chrono et le classement que j’avais complètement occulté ces dernières heures redeviennent des variables sur lesquelles je peux de nouveau avoir une prise. Maintenant que la machine est relancée pour de bon, que je suis « revenu dans le game » comme dirait mon fils, l’adrénaline de la compétition coule à nouveau dans mes veines. D’instinct, j’ai d’ailleurs déjà inconsciemment fait le compte des coureurs présents sous la tente et je tente de jauger leur état de forme à ce stade de la course.
Vincent, Julie et Mélanie sont au rendez-vous après une nuit agitée durant laquelle ils n’auront fait que modifier leur planning en fonction des fluctuations de mon état de forme dont Jérémy les a régulièrement tenus informés. Ils n’en laissent rien paraître et s’assurent que je ne manque de rien. Une fois encore, leur présence me booste.
Val Pelouse - Pontet
Les flasques pleines et deux nouvelles bananes au compteur nous quittons les stands ou moment même où le voile nuageux se déchire et laisse place aux premiers rayons de soleil. Cette visibilité nouvelle nous permet d’apercevoir un concurrent et son pacer quelques centaines de mètres en amont. Un échange de regard complice suffit : la chasse est lancée ! Sans un mot, tels deux limiers sûrs que le gibier ne peut leur échapper, nous entamons alors la montée. Le court mais raide sentier qui suit le ravitaillement nous mène au sommet des crêtes d’où nous aurons une vue dégagée sur l’étendue du chemin qu’il nous reste à parcourir jusqu’au sommet du Grand Chat.
Tels des félins justement, nous fondons sur nos « proies » dans la descente vers les sources du Gargotton où nous-mêmes devenus proies nous sommes rejoints par Ludovic et son lièvre tout frais. Il y a de la compétition dans l’air et l’attaque placée par nos concurrents en début d’ascension ne fait aucun doute, la lutte sera sans merci ! Il m’est d’ailleurs impossible de répondre à cette accélération qui leur permet de rapidement prendre une bonne centaine de mètres d’avance. Au train, nous reviendrons progressivement sur eux et ferons la jonction au col de la Perche, Ludovic ayant manifestement fait les frais de ce début d’ascension en fanfare.
Un pacte tacite de non-agression permet ensuite à chacun de reprendre ses esprits, de progresser à un rythme soutenu mais plus raisonnable jusqu’au sommet du grand Chat tout en profitant de la magnifique vue… et en se préparant pour le prochain assaut ! Notre collaboration se poursuit dans la très longue descente vers la vallée des Huiles. Cette descente me parait d’autant plus interminable que la gêne ressentie depuis maintenant plusieurs kilomètres au genou droit s’est transformée en franche douleur qui me lance régulièrement. Difficile de profiter de la descente dans ces conditions et je suis soulagé dès lors que le terrain s’aplanit et que nous attaquons les quelques kilomètres de plat nous menant au Pontet.
Je suis très satisfait de constater que la douleur s’estompant dès lors que la déclinaison du terrain décroit, je peux y relancer aisément (tout est relatif). Jérémy le constate également et en profite pour nous faire partir en facteur. Pour les non adeptes de l’entrainement croisé avec le vélo, il s’agit d’une attaque douce et progressive, une accélération quasi-imperceptible, un mélange subtil de ruse et de bluff. Jérémy l’applique à merveille et tranquillement, l’air de rien, mètre après mètre nous faussons compagnie à nos adversaires directs pour pointer en tête au Pontet à 11h04 en 21ème position.
Pontet - Aiguebelle
21ème position ! Le top 20 est à portée de semelle ! D’autant qu’il me reste une carte maitresse dans mon jeu… Il va quand même falloir se sortir les doigts car, hormis mon trio de choc et les bénévoles, le ravitaillement est vide ce qui signifie que les concurrents mieux classés ont au moins 5 à 10 min d’avance. De plus, Ludovic ne va pas trainer à arriver et je le vois mal lever le pied dans ce secteur final.
Fidèle à la stratégie qui m’a réussi depuis Super Collet, je prends juste le temps de remplir mes flasques, d’avaler une banane et d’en fourrer une dans mon sac. Je veux absolument garder suffisamment d’avance sur Ludovic pour ne pas me retrouver en ligne de mire dans la dernière montée. Pour ce faire, avec Jérémy, nous pouvons compter sur l’arme ultime, le joker de luxe, les jambes de feu sous une fleur de magnolia, j’ai nommé… Mélanie la fusée ! Qui va littéralement nous servir de rampe de lancement, nous mettre en orbite, nous satelliser dans cette dernière montée au risque de nous faire exploser en plein vol. Droit dans le boyau, arc boutés sur nos bâtons, nous avalons les derniers hectomètres de dénivelé de ce parcours d’anthologie à un rythme dément. On se croirait en plein séance de VMA sauf que nous avons respectivement 70 et 140 km dans les pattes. Qu’à cela ne tienne ! Et que j’te trottine dans l’pentu, et que j’te relance dès que c’est possible, et que j’te motive sans relâche : « Allez Thierry ! Allez Jérémy ! Plus que 150 m de D+ ». Sur ses talons, je progresse à bloc en me disant que plus vite je serai en haut, plus vite on en aura terminé. C’est compter sans le fait que Mélanie a manifestement décidé d’annihiler toute trace de vie dans nos corps fatigués. En effet, dès le dernier bénévole passé (vous savez, celui que l’on redoute tous, celui qui annonce : « à partir de maintenant c’est que de la descente… ») elle en remet une couche. 4’10 au kilo ! Et bim prends ça derrière les oreilles ! 4’10 ! Nan mais allô quoi ! Même sur 10 km il faut que je me fasse violence pour courir à cette vitesse.
Le pire dans tout ça c’est que, galvanisés par la vue d’Aiguebelle et le speaker désormais bien audible, nous suivons ce rythme infernal sans trop broncher. Comment est-ce possible après 32h de course ? Adrénaline ? Endorphines ? Bonheur intense ce vivre ces moments extraordinaires ? Probablement un savant mélange de tout cela….
J’ai maintenant les pieds qui fument et nous accélérons encore. A ce rythme, il va falloir transformer le dernier km de la course en piste d’atterrissage. L’avantage à cette vitesse c’est que nous progressons rapidement vers la délivrance et nous en profitons pour grappiller quelques places au classement. La décence mais aussi la fatigue qui me rattrape finalement sur le dernier kilomètre nous empêchent de dépasser un dernier concurrent dans les rues d’Aiguebelle mais qu’importe.
Je suis… nous sommes finishers de l’Echappée Belle ! Mélanie s’efface alors que nous contournons le gymnase afin de filmer notre arrivée. Ca y est, la cloche est là ! Cette arrivée, je l’ai rêvée, vécue mille fois avant la course et à chaque fois une déferlante d’émotions me submergeait. Mais aujourd’hui, dans cette dernière ligne droite, rien ne se passe comme je l’avais imaginé. Comment aurais-je d'ailleurs pu imaginer scénario si improbable ?
Faisant fi des mesures sanitaires, nous finissons main dans la main avec Jérémy. Sur le coup j’ai du mal à réaliser l’ampleur de la tâche accomplie. Je suis encore trop dans ma course pour prendre le recul nécessaire et savourer ces derniers mètres. C’est comme cela une arrivée d’ultra. On a beau la fantasmer, imaginer faire durer le plaisir, souhaiter étirer le temps au maximum, il n’en est rien. En quelques mètres la ligne arrive trop vite et tout s’arrête en un instant au bout de 32h 44min et 45sec en 18e position. Inespéré…
Après avoir étreint Jérémy à qui je dois une reconnaissance éternelle, nous nous plions à la coutume et faisons raisonner la cloche sous les applaudissements d’une foule en délire. Nan, je déconne ! Il n’y a pas grand monde à dire vrai mais les gens présents suffisent à mon bonheur immense et à ma fierté de terminer cette course complètement dingue. Vladimir est même venu d’Annecy à vélo pour fêter mon arrivée…
Je profite de l’interview pour chanter les louanges de mon ange-gardien à qui je dois tout sur cette course. Il a su être tour à tour être coach, nutritionniste, physiologiste, fin pédagogue, guide spirituel, confident, baby-sitter… pour me guider dans les ascenseurs émotionnels de cette expérience incroyable. Il a su appliquer à merveille ce principe : « Être pacer, c’est accepter d’être les yeux et le cerveau d’un coureur en fin de vie ». Je lui dois une fière chandelle et j’ai déjà hâte de pouvoir partager avec lui des courses en duo ou de lui rendre la pareille quand l’occasion se présentera.
J’aurai voulu profiter du micro pour mieux remercier mon épouse pour son soutien quotidien, silencieux, bienveillant et indéfectible sans lequel je ne pourrai pas réaliser toutes ces folies. J’aurai souhaité remercier mes enfants, ma famille et ma belle-famille qui ont fait de moi ce que je suis aujourd’hui.
J’aurai souhaité remercier toutes les connaissances qui ont pris le temps de m’envoyer un message, chaque personne, proche ou moins proche, qui par son soutien m’a permis d’en arriver là. J’aurai souhaité remercier mes chirurgiens, les Dr Preyssas, Bouju et Petit sans lesquels rien de tout cela n’aurait été possible.
J’aurai également souhaité remercier comme il se doit une organisation exceptionnelle qui a su faire preuve de persévérance, de ténacité et d’abnégation pour que cette course puisse avoir lieu dans les meilleures conditions possibles malgré le contexte actuel.
Et pour finir, j’aurai souhaité remercier chacun des bénévoles qui par sa disponibilité, son enthousiasme et son énergie permet à cette course d’exister.
J’aurai aimé dire tout cela mais faute d’en avoir eu le temps je l’écris aujourd’hui en espérant que chacune des personnes concernées croise un jour ce récit et trouve la patience d’en venir à bout.
Epilogue
15 jours déjà me séparent de ces merveilleux moments. J’ai vécu une expérience extraordinaire, un véritable rite initiatique. J’ai vaincu mes démons et je suis revenu d’entre les résignés à l’abandon. Je suis toujours le même, bien sûr, mais une partie de moi est restée dans Belledonne. Il y aura, je l’espère, j’y aspire de tout mon être, d’autres traversées, d’autres trails, mais celui-ci gardera à jamais une saveur particulière, celle de m’avoir permis de repousser mes limites pour la première fois. J’ai hâte de les tutoyer de nouveau. L’ultratrail est une drogue dure, j’en suis désormais convaincu et définitivement accroc. Mais aussi dur cela soit-il, je veux me sentir vivant et libre pour vibrer intensément à nouveau. Alors qui sait, au détour d’un chemin ou d’un ravitaillement, sur une course ou en off, peut-être nous croiserons-nous bientôt pour partager notre amour de courir en montagne…
PS : Pour ceux qui se poseraient la question, Camille et Florian sont arrivés au bout de leur aventure, premier duo en 32h 33min, nouveau record en équipe à la clé. Chapeau les gars ! Sûrement pour fêter ça, je les ai aperçus dans l’aire d’arrivée bière à la main et… clope au bec… comme une évidence ;)
17 commentaires
Commentaire de Mazouth posté le 18-11-2020 à 18:24:20
Bravo et merci pour ce superbe récit ! "on arrive à finir cette course une année sur deux" celle-là je me la garde pour ma Traversée Nord ;)
Commentaire de Tvill posté le 23-11-2020 à 12:21:51
C'est pour cela que je n'y reviendrai qu'en 2022 ;) revivre comme toi une montée au col d'Arpingon perdu entre ciel et terre !!
Commentaire de Arclz73 posté le 18-11-2020 à 22:32:35
Quel réçit ! Merci pour ce CR aussi fourni de détails. Je crois que dans ce récit, il y'a tout. Toutes les émotions, tous les rebondissements surréalistes. Beaucoup d'enseignements que je note en tant que novice d'ultra :). Bref Merci pour le partage.
PS: j'ai effectivement vu et revu la vidéo de Jeremy avant de me lancer sur le Traversée Nord. Tout comme je me suis délecté de sa vidéo de vous, de nuit au Moretan. Tout ce qui est parfaitement raconté dans ce récit.
Commentaire de Tvill posté le 23-11-2020 à 12:34:15
Merci pour ce retour ! Si je peux (ne serait ce qu'un peu) participer, par le partage de cette expérience à ta future réussite de la Traversée Nord, rien ne me ferait plus plaisir ! Tu as de toute façon emmagasiné cette année une expérience qui te sera d'une aide précieuse la prochaine fois...
PS : je vois que les bénévoles du Morétan étaient aussi énergiques de jour que de nuit... quels souvenirs...
Commentaire de Cheville de Miel posté le 19-11-2020 à 09:17:15
Que c'est bon de se replonger dans cette course magnifique! Merci a toi et quelle perf!
Commentaire de Tvill posté le 23-11-2020 à 12:46:54
Merci ! Comme tu l'écrivais si justement dans le premier paragraphe de ton CR de 2017, cette course a vraiment un côté magique, un truc à part ! Difficile d'en sortir inchangé...et de ne pas souhaiter y retourner vivre une sacrée aventure...
Commentaire de Cheville de Miel posté le 24-11-2020 à 14:56:46
Sans la seule course que j'ai (vraiment) envie de refaire (avec l'Eurofia). Mon récit de loche de fin de classement a pas du t'être très utile :-). Encore bravo pour ta perf, ça laisse reveur.
Commentaire de Tvill posté le 24-11-2020 à 22:22:18
Au final, peu importe le classement, il est marrant de voir qu’on vit tous les mêmes émotions fortes !!
PS : Comme l’Euforia n’existe malheureusement plus, tu sais ce qu’il te reste à faire...
Commentaire de Cheville de Miel posté le 25-11-2020 à 10:41:54
Oui PTL et TOR avant de retourner à l'EB :-)
Commentaire de shef posté le 21-11-2020 à 15:01:24
super récit, une belle bouffée d'oxygène en ces temps confinés. J'ai vu la vidéo de Jérémy, avec la réplique culte "Prends un gel au pire tu le vomis" :D
Commentaire de Tvill posté le 23-11-2020 à 12:49:03
D'où l'importance de bien choisir son pacer ;)
Commentaire de Aururo posté le 23-11-2020 à 16:07:22
Merci pour ce récit @Tvill, tu m'as donné un objectif a long terme.
Beaucoup plus touchant que la vidéo, désolé pour ton pote :-p
Bravo pour ta perf et pour le mental. J'imagine que plein de monde te 'as deja dit, mais tu peut être fier de toi.
Commentaire de Tvill posté le 23-11-2020 à 18:09:04
Merci pour ton retour ! Je suis plus à l’aise avec une plume que devant la caméra... 😅
Tu as choisis assurément un bien bel objectif, à préparer sur plusieurs années riches en découvertes !
La récompense n’en est que plus belle...
Bonne route !!
Commentaire de Benman posté le 08-12-2020 à 04:59:29
Waouh.
C'est beau de nous faire partager un tel récit pour une si belle course.
Tout ce que tu décris, je l'ai déjà vécu à un moment où un autre, et pourtant je n'ai jamais chassé le top 20 d'une course, loin de là.
Par contre j'ai connu ces doutes, ces obsessions à refaire 10 fois course avant, ces moments de perdition puis de résurrection que tu décris si bien.
Et surtout, j'ai connu à 2 reprises ce sentiment d'invincibilité si exaltant et compliqué à décrire tellement il est intime et porteur d'une confiance en soi inébranlable.
Comme quoi à tous les niveaux ces ultra nous façonnent et nous font grandir dans notre condition d'humains.
Bravo pour ta course et merci pour le partage.
Commentaire de Benman posté le 08-12-2020 à 09:08:54
Waouh.
C'est beau de nous faire partager un tel récit pour une si belle course.
Tout ce que tu décris, je l'ai déjà vécu à un moment où un autre, et pourtant je n'ai jamais chassé le top 20 d'une course, loin de là.
Par contre j'ai connu ces doutes, ces obsessions à refaire 10 fois course avant, ces moments de perdition puis de résurrection que tu décris si bien.
Et surtout, j'ai connu à 2 reprises ce sentiment d'invincibilité si exaltant et compliqué à décrire tellement il est intime et porteur d'une confiance en soi inébranlable.
Comme quoi à tous les niveaux ces ultra nous façonnent et nous font grandir dans notre condition d'humains.
Bravo pour ta course et merci pour le partage.
Commentaire de Jam27 posté le 26-12-2020 à 19:19:32
Magnifique CR, et bravo pour ta superbe performance.
Tu arrives à nous faire ressentir tout les états que tu as traversés.
Commentaire de Jam27 posté le 26-12-2020 à 19:20:03
Magnifique CR, et bravo pour ta superbe performance.
Tu arrives à nous faire ressentir tout les états que tu as traversés.
Il faut être connecté pour pouvoir poster un message.