L'auteur : Grego On The Run
La course : TOR330 Tor des Géants
Date : 8/9/2024
Lieu : Courmayeur (Italie)
Affichage : 544 vues
Distance : 330km
Objectif : Pas d'objectif
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Voici ci-dessous mon article qui ne comprend pas les photos malheureusement.
Pour avoir également les photos je vous invite à aller sur mon post de Blog.
https://firstquartilerunners.wordpress.com/2024/09/18/tor-des-geants-2024-buon-viaggio/
En premier préambule pour poser le sujet : Le Tor des Géants c’est quoi ?
Tor des Géants 330 : c’est le nom de la course depuis 2010
Une course au sein de la région autonome du Val d’Aoste en Italie
Les Géants désignent 4 montagnes ou massifs : Le Mont-Blanc / Le Matterhorn (Mont Cervin) / Le Gran Paradiso / le Mont Rose
Le parcours figure une boucle qui par de Courmayeur pour y retourner entourant la Vallée d’Aoste
Kms réels selon données GPS précises : 349 kms
Dénivelés positifs et négatifs (c’est une boucle) : 30 800 mètres
Une barrière horaire finale à Courmayeur de 150 heures après le départ
En 2024 c’est 1085 coureurs en principe aguerris à la discipline des Ultra Trails (courses de longue durée en montagne dont l’UTMB est l’épreuve la plus populaire)
Un taux d’abandon qui est de 51% sur cette édition 2024 (529 finishers rallieront Courmayeur en moins de 150 heures)
J’écris ces lignes quelques jours après avoir terminé cette course qui n’en est pas vraiment une. Un Ultra-Trail ? Oui, un peu, mais ce n’est pas un Ultra comme les autres. Une aventure ? Oui, c’est bien plus proche de cela. Je crois que les Valdôtains ont trouvé la bonne formule pour caractériser leur événement. Il s’agit d’une épreuve majeure qui mobilise toute la Vallée d’Aoste, et le meilleur terme pour la définir se retrouve dans la formule qu’ils nous scandent au départ de la course : Buon Viaggio !
Quand on prend part à cet événement, il faut se préparer à vivre un voyage dont on ne connaît que la destination finale : un retour à Courmayeur, mais qui sera ponctué de péripéties multiples, embûches, malheurs, bonheurs, moments de grâce, joies, tristesses, et surtout de la fatigue. Alors, embarquement immédiat dans nos chaussures de trail !
Mon état d’esprit avant la compétition
J’avais déjà couru le Tor des Géants en 2021 (récit ici), et terminé en 120 heures. J’étais exténué, et les jours de récupération ont été particulièrement pénibles. « Plus jamais ça », avais-je déclaré à qui voulait l’entendre. Pourtant, j’avais été envoûté, séduit par ces paysages et cette expérience. J’avais tellement d’anecdotes à raconter. Et les traileurs croisés pendant l’épreuve sont devenus des contacts avec qui un lien profond s’est créé, car nous avions tous partagé quelque chose qui sortait de l’ordinaire.
Ainsi, je décide de me réinscrire, non sans mal à convaincre ma famille qui ne comprenait pas ce revirement. Ils me rappelaient sans cesse : « Mais tu as dit que tu ne te réinscrirais jamais ! ». Je confirme et j’assume ma contradiction. Pour moi, l’épreuve de 2021 était une exploration, une découverte, comme un brouillon. Cette fois, je veux recourir le Tor, mais avec l’objectif d’optimiser ma course, de faire mieux. C’est étrange, je l’aborde sous l’angle de la performance à améliorer.
En réanalysant mes temps de passage de 2021, une chose me frappe : le temps perdu dans les 6 Bases de Vie. Pas moins de 18 heures d’arrêt, sans compter les quelques heures (4 heures) gaspillées dans les refuges à tenter de dormir, en vain. Je me dis alors que cette année, je pourrais gagner beaucoup de temps en arrêtant de « jardiner » dans les Bases de Vie : refaire son sac dix fois ou attendre que la pluie cesse avant de repartir, c’est fini ! Je me sens bien plus préparé à gérer les imprévus.
J’ai couru la TDS, comme en 2021, dix jours plus tôt. C’était juste ce qu’il fallait pour casser la fibre musculaire et permettre la reconstruction. Mais je ne suis pas entièrement convaincu d’être totalement rétabli en termes de forme physique ; la TDS comprenait deux nuits blanches. Malgré cela, je me dis qu’améliorer mon chrono de dix heures, pour passer à 110 heures, est crédible. C’est ce que j’ai formalisé dans mon Excel, tel un business plan. Pourtant, la vraie vie ne se déroule jamais exactement comme sur une grille de tableur. Outre le biais d’optimisme qui nous habite tous quand il s’agit de prévisions, il est impossible d’anticiper toutes les variables (et les avatars) qui viendront ponctuer notre aventure et, inexorablement, modifieront le résultat final. Je vais très vite l’expérimenter sur ce deuxième Tor, et ma feuille Excel ne tardera pas à être mise en échec.
Arrivée à Courmayeur, le 7 septembre 2024
En raison de la fermeture du tunnel du Mont-Blanc, mon bus, qui devait relier Genève à Courmayeur, est annulé. Mon ami Stéphane, qui court aussi le Tor et vient d’Orléans, me propose de venir me chercher en voiture, et nous terminons le trajet ensemble en passant par le col et le tunnel du Grand-Saint-Bernard. Stéphane va devenir mon compagnon de route, avant et pendant le Tor, et il jouera un rôle essentiel dans ma réussite à finir. Mais je ne le sais pas encore.
J’arrive à mon hôtel, en plein centre de Courmayeur, et en ouvrant la fenêtre, j’entends même les speakers et la clameur de la foule. Ce vendredi soir, nous assistons au départ des coureurs du Tor450 (le Tor des Glaciers). Parmi eux, je retrouve Thibault, rencontré sur le Tor des Géants en 2021, que je salue quelques instants dans son sas de départ. Leur top départ est donné juste avant la tombée de la nuit. J’ai énormément de respect pour eux, et un peu de craintes aussi. Pour être honnête, je n’aimerais pas être à leur place.
Avec Stéphane, nous nous offrons un double plat de pâtes dans mon osteria préférée, dont je garde l’adresse secrète.
Samedi 8 septembre 2024
C’est le jour de la remise des dossards et, surtout, du fameux sac de change jaune qui nous suivra de Base de Vie en Base de Vie (6 au total) tout au long du parcours. Comme toujours, Stéphane et moi optons pour notre double ration de pâtes, à la fois pour le déjeuner et pour le dîner, avant de filer au lit dès 21 heures.
On apprend que les conditions météorologiques ne seront pas terribles au début de la semaine, et qu’un léger mieux est prévu pour la fin. Mais les températures, elles, vont chuter. Ce n’est pas très clair, mais ce que l’on comprend, c’est que la semaine ne sera pas clémente sur le plan climatique. On doit donc être prêts à mobiliser tout notre matériel, jusqu’aux crampons.
Dimanche 9 septembre 2024
Le ciel est gris, et bien que les températures ne soient pas encore glaciales, il faut déjà se couvrir. C’est le grand départ de notre première vague, à 10 heures. Nous sommes environ 500 coureurs, et, paradoxalement, on part comme des boulets de canon pour une épreuve qui va durer plusieurs jours. Je n’ai absolument pas de bonnes sensations sur ce faux plat montant du centre de Courmayeur, ni sur la descente qui suit sur le bitume.
Le découpage de mon récit
Pour la suite de mon témoignage, je vais découper mon récit en 7 parties, chacune correspondant aux arrêts aux Bases de Vie.
Partie 1 : De Courmayeur à la Base de Vie de Valgrisenche
(Dimanche 9 septembre 2024 / départ à 10 heures)
Distance : 30 km
Dénivelé positif : 4338 m D+Dénivelé négatif : 3877 m D-
Cette première étape est un véritable morceau de bravoure pour commencer la course. Elle comprend le col du Passo Alto, avec ses 1787 m de D+, et le col de la Crosatie, qui ajoute 714 m de D+. Deux cols très aériens et techniques, de quoi bien entamer cette aventure.
Le tout premier col, le col d’Arp, à la sortie de Courmayeur, se monte sans trop de difficulté. Mais déjà, je ressens un premier signe inquiétant : je ne suis pas en aussi bonne forme que je ne l’étais en 2021. La montée me semble plus éprouvante que dans mes souvenirs. Et pour bien enfoncer le clou, je rappelle ici que je ne cours jamais avec des bâtons.
Sur le col d’Arp, la pluie se met à tomber. Je me change intégralement, enfilant notamment mon surpantalon imperméable, vêtement que je ne quitterai plus jusqu’à l’arrivée. Pour le haut, ma veste Gore-Tex à la « Mickey » (ce fameux textile shake dry qui ressemble à un sac poubelle noir) fait l’affaire. La descente vers La Thuile se fait prudemment, la bruine persistant sans relâche.
Je commence ensuite la longue montée vers le Passo Alto. Rien de très technique ici : un sentier de montagne adapté aux randonneurs, un terrain sur lequel je me sens à l’aise. C’est une montée assez longue, mais les paysages sont magnifiques. Le décor devient enfin minéral, comme je les aime, avec des lacs de montagne. C’est ici que l’on entre véritablement dans les paysages iconiques du Tor des Géants.
La descente de l’autre côté est, en revanche, tout autre chose. Le sentier, technique et jonché de pierriers, n’est pas propice au trottinement. Une chute serait périlleuse. Malgré cela, cette zone fait partie de mes endroits préférés de la course : sauvage, minérale, presque lunaire. J’arrive au bivouac Zapelli, un ravitaillement où l’on peut se servir de la polenta prédécoupée en carrés avec les mains. Pour moi, c’est le bonheur ! Hélas, je découvrirai que la polenta ne sera servie que très rarement durant la course.
Je repars pour affronter le col de la Crosatie. Ce col est une véritable épreuve, avec une pente extrêmement raide sur les derniers 100 mètres, où des marches ont été taillées directement dans la roche. C’est un des monstres de ce Tor des Géants, mais comme il se situe dès la première journée, nous avons tous encore assez d’énergie pour le surmonter. Enfin, presque. De mon côté, je ressens toujours cette impression d’être en deçà de ma forme habituelle. À plusieurs reprises, je me dis que je « n’ai pas la caisse comme d’habitude ».
La pluie cesse enfin, et avec elle, les ascensions. Je descends tranquillement en direction de Valgrisenche, le village de la première Base de Vie. Il est 21h02 lorsque j’arrive enfin et retrouve mon sac de change jaune. Sous une grande tente, plusieurs coureurs sont rassemblés pour se restaurer autour de tables et bancs. Ma stratégie pour cette première nuit est simple : je ne compte ni me doucher, ni dormir ici. Pour moi, c’est un ravitaillement comme un autre. Je prends simplement quelques gels dans mon sac, passe un coup de fil à ma femme pour donner des nouvelles, et croise mon ami Stéphane, qui vient d’arriver. Nous échangeons à peine : il veut repartir rapidement, tandis que j’ai besoin de manger.
Peu après son départ, un véritable déluge s’abat sur la tente. Le bruit des trombes d’eau est assourdissant, à tel point qu’il serait insensé de sortir maintenant. Je suis au chaud, au sec, sous la tente de Valgrisenche, et je dois vraiment me motiver pour affronter ce qui m’attend dehors. Il fait nuit, il pleut des cordes, et je sais qu’un autre monstre m’attend : le col d’Entrelor. Je guette une petite accalmie avant de repartir à l’assaut de cette deuxième épreuve.
Partie 2 : De Valgrisenche à la Base de Vie de Cogne
(Sortie de Valgrisenche : dimanche 9 septembre 2024 à 21h41)
Distance : 55 km
Dénivelé positif : 4943 m D+
Dénivelé négatif : 5098 m D-
Je quitte la Base de Vie de Valgrisenche à 21h41 après une pause de 39 minutes. C’est ma première nuit sur le Tor, et autant le dire tout de suite, elle ne sera pas des plus agréables. Deux cols particulièrement engagés nous attendent : d’abord le col de la Fenêtre, avec ses 480 m de D+ plutôt faciles à gérer, puis le redoutable col d’Entrelor, culminant à 3000 mètres d’altitude et offrant 1300 m de D+.
C’est sur les derniers hectomètres de cette ascension que les choses se corsent. Le paysage, hyper minéral, est éclairé seulement par la lampe frontale. Des marches, parfois creusées dans la pierre, jalonnent le chemin. La pente est tellement raide qu’à plusieurs reprises, il me faut utiliser mes mains pour grimper. C’est très technique, et il est impératif de ne pas s’arrêter : chaque redémarrage demande une énergie considérable. À un moment, la déclivité est telle que je me cogne la tête contre un rocher juste au-dessus de moi – invisible à cause de ma capuche qui limite mon champ de vision. Je me retrouve presque à quatre pattes sur cette pente. Ce n’est pas de l’alpinisme, mais le terme « crapahutage » semble bien approprié.
La descente est tout aussi dangereuse. Sans bâtons, je descends très prudemment ces 1200 mètres de dénivelé négatif. Les premiers mètres sont particulièrement délicats, et chaque pas demande une attention extrême. Je finis par arriver dans la vallée, à Eaux Rousses, à 5h57 du matin pour le pointage et le ravitaillement. Comme à chaque ravito, je prends du bouillon pour me réchauffer, suivi d’un coca pour bien faire passer le tout. Sans perdre de temps, je repars immédiatement pour l’ascension du col du Loson, le point culminant du Tor des Géants, à 3294 mètres d’altitude.
Cette montée de 1900 m de D+ commence en douceur, presque trompeusement agréable. Mais vers la fin, les choses se compliquent sérieusement, surtout sur les 100 derniers mètres de dénivelé. En chemin, je m’arrête devant la maison d’un garde forestier pour prendre de l’eau et des photos, flânant presque sur cette partie du parcours, où le décor est à couper le souffle. À mesure que l’on monte, la neige fait son apparition, le froid devient mordant, et l’ascension se transforme en un véritable défi physique. Mais le sommet finit par se dévoiler. Le col du Loson est l’endroit le plus élevé de la course, et l’un des plus beaux, sans aucun doute.
La descente vers le refuge Vittorio Sella est tout simplement splendide. C’est l’un des panoramas les plus impressionnants du Tor, presque surnaturel. Cette image de la descente du col du Loson est celle qui me revient le plus souvent en tête lorsque je repense à cette aventure, à égalité avec celle du col de Malatra. On se croirait sur Mars, un décor iconique qui rend cette course si spéciale.
Après le refuge, la descente vers Cogne devient un peu plus technique, et la température monte sensiblement. J’ai chaud, peut-être trop chaud, après avoir passé plusieurs heures dans le froid. Le faux plat dans la vallée semble interminable, mais j’arrive finalement à la Base de Vie de Cogne à 12h52.
Partie 3 : de Cogne (sortie lundi 10 septembre 2024 / 13h20) à la Base de Vie de Donnas
À parcourir : 45 km, 2768 m de D+ et 3981 m de D-
Je sors de la Base de Vie de Cogne à 13h21 après environ 30 minutes de pause.
La singularité de l’étape à suivre est de monter avec une déclivité assez faible dans un premier temps en direction d’un col nommé la Fenêtre de Champorcher (2820 mètres d’altitude), avec un cumul de 1700 m de D+, dont seuls les derniers 350 mètres sont très raides. Nous sommes en plein Parc National du Grand Paradis. Ce paysage ultime au moment du passage du col, je l’apprécie comme un décor d’un film de Mad Max, avec un pylône électrique à haute tension qui enjambe la Fenêtre. À noter qu’à partir de Cogne, je vais me retrouver globalement seul. Seul avec soi, ne compter que sur soi pour rester sur le bon itinéraire et ne pas se perdre dans un décor à la Mad Max, cela peut être un peu angoissant. Mais c’est également assez excitant, surréaliste.
Après plusieurs heures de marche dans le sous-bois, on atteint les alpages, puis un décor complètement dénué de végétation. Le refuge Sogno, que l’on trouve au pied de l’ascension ultime, est fermé. Paysage de désolation post-apocalyptique : même ce lieu de réconfort, habituellement ouvert, n’ouvre plus ses portes cette année aux traileurs du Tor. Il fait froid, un vent glacial vient de se lever. Je m’arrête le long d’un mur abrité du refuge fermé pour mettre ma Gore-Tex plus épaisse. Et j’attaque l’ascension en lacets pour les derniers 350 mètres.
Passé la Fenêtre de Champorcher, le parcours descend en direction de la troisième Base de Vie qui se situe à Donnas, à 322 mètres d’altitude, soit une descente de 2500 mètres de D-. Il ne faut pas croire que dans une course d’Ultra, le plus traumatisant pour les muscles ce sont les ascensions ; ce sont les descentes. Et dans la perspective de faire une descente de 2500 mètres, c’est plutôt le sentiment d’appréhension qui m’anime à ce moment-là. Le vent glacial redouble d’intensité. La température ressentie n’est pas loin de zéro, c’est la fin d’après-midi et je ressens un froid glacial si je ne suis pas en mouvement. Le paysage de l’autre côté de la Fenêtre est très alpin/minéral avec un magnifique lac en contrebas, sauf que le refuge en question (Mizerin) n’accueille que les coureurs du Tor des Glaciers. Je me fais éconduire poliment en m’entendant dire qu’il faut que je continue 4 km plus loin pour me faire checker et donc me restaurer au refuge de Dondena.
Je prends mes jambes à mon cou pour ne pas me refroidir. Le sentier est carrossable (enfin, pour les 4×4) avec de gros cailloux, mais là, quelque chose est en train de s’infléchir. Le point de bascule n’est pas loin, je le sens, mais je ne veux pas l’entendre.
Au refuge de Dondena à 18h43, c’est le havre de paix. Je m’assois près de la cheminée, je retrouve de la chaleur ; cela va être compliqué de repartir alors que je suis au paradis. Je me restaure d’un bon bouillon de pâtes et il faut se faire violence pour repartir et affronter à nouveau les vents violents qui traversent la Gore-Tex.
Finalement, plus on descend, plus la température augmente. J’arrive dans un single hyper technique qui bascule dans la vallée. Il fait beaucoup plus chaud. La nuit tombe bientôt, je sors la frontale. Je me fais dépasser par de nombreux coureurs qui sont beaucoup plus alertes que moi dans une descente étroite très abrupte avec de gros cailloux et des racines d’arbres qui n’attendent que vos pieds s’y glissent pour vous faire trébucher. Je suis très mal à l’aise sur ce type de terrain, je n’ai pas de bâtons pour rester en équilibre.
Et il s’écoule des heures encore… c’est long.
La nuit : ravitaillement à Pontboset à 21h50. Je demande combien de kilomètres il reste jusqu’à la Base de Vie à Donnas. Je n’en crois pas mes oreilles quand on me dit qu’il reste 10 km ! Ce n’est pas possible, encore 3 heures au moins pour moi dans ce chantier ! La suite ressemble à un jeu de piste dans les sous-bois incompréhensibles : on tourne à gauche, à droite, on franchit une rivière sur des ponts et passerelles 4 ou 5 fois, cela monte un peu, cela descend un peu…
Mais si ce n’était que cela.
En fait, mon corps m’envoie un très mauvais signal. Le point d’inflexion pour ce Tor, c’est maintenant. Je dois l’entendre. Je dois entendre les signaux de douleur qui me parviennent du muscle tibial. La douleur se fait désormais très vive dans les moindres descentes. Et là, je dois faire le constat suivant : je ne pourrai pas terminer le Tor dans ces conditions. Le cerveau est en mode « recherche de solutions, objectif : devenir un finisher ! ». Une solution est trouvée : comme mon souci a trait aux descentes, il faut pouvoir les amortir pour soulager mon muscle, donc la solution, c’est de continuer la course avec des bâtons ! Solution trouvée.
Très bien. Maintenant, comment vais-je trouver des bâtons ? Une autre solution me vient à l’esprit : je sais que nous allons traverser la station de ski de Champoluc où il y a des magasins, sauf que je n’y serai pas avant 40 heures. Il faut trouver une autre solution. Demander à un UltraTraileur qui a des bâtons en back-up dans son sac de change de me les prêter/vendre. Mais quelle est la probabilité que je croise à Donnas un UltraTraileur qui ait prévu une deuxième paire de bâtons dans son sac de change et surtout… qui accepte de me les céder ?
Grosse gamberge.
Quand je m’approche de Donnas, j’ai l’impression que Donnas s’éloigne. Il semble que l’Office du Tourisme du Val d’Aoste ait fait pression sur les organisateurs pour que le parcours emprunte et traverse toutes les communes avoisinantes. Et on va à droite pour traverser tel patelin et ensuite on refait des circonvolutions pour traverser la commune Y. Certes, c’est très beau, très joli, très charmant même. Mais quand on en a plein les jambes et que l’on souffre, on a envie d’arriver le plus tôt possible à la Base de Vie.
Après la grande traversée des deux grosses communes de Hône et Bard qui donnent la sensation que je suis arrivé (mais ce n’est qu’une sensation), me voici enfin dans l’enceinte de repos de Donnas à minuit 13.
J’avais pour stratégie de faire une deuxième nuit blanche et de repartir après m’être restauré. Je change mes plans. J’ai besoin de faire une réinitialisation complète du traileur que je suis.
Je vais me doucher et voir un kiné. Dans une Base de Vie sur le Tor, vous avez un encadrement médical exceptionnel avec masseurs, kinés, médecins et les tables de travail qui vont avec. J’ai la chance de tomber immédiatement sur un kiné disponible qui va me faire un strap magnifique de couleur bleue. J’en suis ravi. J’ignore si cela va conférer un quelconque soulagement, mais je compte au moins déjà sur l’effet placebo, c’est toujours ça de gagné.
Ensuite, bien strappé, j’actionne le plan : repas complet / duvet / dodo pour dormir / montre-réveil réglée sur une durée de 1h20.
Quel bonheur de se sentir plonger dans les bras de Morphée en quelques secondes.
Réveil après 1h20 de sommeil qui en paraît 10 minutes.
Je sors du dortoir, sans mes lentilles, avec mon duvet autour du cou, la tête dans le seau, et je me dirige vers la salle de réfectoire pour aller boire. Et là, concours de circonstances improbable, en me retournant devant les citernes d’eau, je tombe sur Stéphane (mon ami qui m’a conduit à Courmayeur depuis Genève) qui est en train de terminer de se restaurer ! C’est dingue. Je lui explique mes déboires : je suis blessé, ça ne va pas… et je lui lance à la cantonade : « Tu n’aurais pas des bâtons en back-up à me prêter ? » Et là, Stéphane me répond : « Oui, bien sûr ! »
Stéphane est de facto mon homme providentiel. « Si je termine le Tor des Géants, c’est grâce à toi ! »
Nous quittons Donnas ensemble.
Partie 4 : de Donnas (sortie mardi 11 septembre 2024 / 03h25) à la Base de Vie de Gressoney St Jean
À parcourir : 54 km, 5932 m de D+ et 4881 m de D-
Je quitte Donnas en compagnie de Stéphane à 3h25 du matin après une pause de 3h10.
Au programme de la journée, une longue montée en direction du refuge de Coda (2252 mètres d’altitude) que Stéphane et moi allons faire ensemble pour les deux premiers tiers, chacun devant aller à son rythme. Il est important que chacun soit libre et ne se sente pas contraint.
La température est clémente et nous allons avoir du soleil. La montée est régulière, sans difficulté particulière. Au-dessus de 2000 mètres d’altitude, ce ne sont que des rochers, paysage très alpin et granitique. Le refuge est situé sur un chemin de crête, les derniers hectomètres pour l’atteindre sont longs et techniques (gros pierriers). Le vent souffle fort.
Le Refuge de Coda est considéré comme le point médian du Tor des Géants en termes de kilomètres : 175 km parcourus et 19 000 mètres de D+. En revanche, ce n’est pas le point médian en termes de souffrance, car le pire est toujours à venir sur la seconde moitié.
J’atteins ce refuge à 9h32 ce mardi matin, je suis donc en course depuis presque 48 heures.
À noter : à partir de ce point, selon mon ressenti, plus rien ne sera comme avant ! Pourquoi ? Nous dépassons la distance d’une course « classique de 100 miles ». Nous entrons dans une zone inconnue pour le corps humain, en tout cas très singulière, où la privation de sommeil va forcément avoir un impact plus ou moins important selon les organismes.
À partir du Refuge de Coda, j’entre dans une autre dimension, quelque chose d’inédit que j’avais bien ressenti en 2021. Une autre dimension en termes de fraîcheur physique, de lucidité, d’état de conscience, et ceci de manière irréversible. Il va falloir faire avec, mais c’est aussi là que le Tor nous apporte une nouvelle saveur. Et de manière plus anecdotique, c’est aussi la zone des hallucinations. Au moins, même seul, j’ai l’impression d’être toujours accompagné d’esprits farceurs.
Le parcours emprunte désormais le parc régional du Mont Mars. C’est le paysage du Seigneur des Anneaux. Le soleil est enfin à l’honneur, il fait chaud, c’est beau. Que du bonheur. Petits sous-bois alpins, petits lacs, gros rochers, mais où sont les lutins ou les nains ?
Un élément négatif à noter : l’arrêt au refuge de la Barma. Nous arrivons comme des chiens dans un jeu de quilles, bref nous sommes mal accueillis. Remarquez, il est 13h00 et nous arrivons en plein service des touristes/randonneurs. Donc quand nous leur demandons un plat de pâtes, nous recevons un petit bol dans lequel nous pouvons compter le nombre de fusilli à l’œil (il y en a 18 dans le mien). Ce n’est pas comme ça qu’on va recharger nos stocks de glycogène ! On redemande la même chose, mais là on a l’impression qu’on vient de faire une bourde et on renvoie de nous une image de traileurs très impolis.
Très vite, Stéphane et moi partons. Mais après cette mauvaise réception, nous arrivons au bivouac du Lago Chiaro : accueillis comme des rois ! C’est une surprise comme le Tor en recèle sur son parcours. Cela arrive quand on ne s’y attend pas. Un incroyable moment. Des sourires, une envie de vous faire plaisir, une nourriture incroyable. On me sert un panini avec une tranche de lard épaisse de plus de 2 cm, fondante et cuite à la plancha sur de la fontina dans un pain qui l’est tout autant : le tout légèrement cuit à la plancha également. Il s’agit non pas du meilleur panini que j’ai mangé, mais du meilleur panini du monde !!! Il est 3 étoiles. Rien qu’en écrivant ces lignes, j’en ai l’eau à la bouche. Moment surréaliste.
La suite va être moins amusante. Il y a deux cols à franchir dont l’iconique Col de Crey di Ley avec la figuration de la tête de Loup dans la roche. En fait, je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal avec mon muscle le long du tibia. Heureusement, j’ai les bâtons qui amortissent le choc. Néanmoins, je dois descendre à une vitesse d’escargot qui est probablement plus lente que ma vitesse ascensionnelle. Bien entendu, Stéphane a pris le large, étant beaucoup plus véloce dans les descentes.
La descente de 1400 mètres de D- en direction du refuge de Niel est un chemin de torture. Je me faisais une joie d’y aller car c’est un « hot spot » de ce Tor avec une polenta d’enfer. La nuit tombe. J’envisage l’abandon.
Arrivé à La Gruba (refuge de Niel) à 20h30, je demande à voir un médecin. Je suis triste et inquiet, mon état contraste tellement avec l’ambiance plutôt euphorique que l’on côtoie à Niel. La polenta est toujours aussi bonne, j’en redemande car j’ai besoin de réconfort. Le médecin m’interroge et me donne un cachet de je ne sais quoi. Paracétamol ?
Il reste un gros col avant de redescendre sur la Base de Vie de Gressoney Saint Jean : le Lazouley et ses +900 mètres de D+. Ce col est plutôt agréable à monter. Sur les premiers hectomètres, il y a des marches qui datent du début du siècle (certes maintes fois restaurées depuis) qui permettent de monter le col comme si on montait un escalier. Il fallait le faire.
La descente (2200 mètres de D-) sur Gressoney est différente des autres descentes dans la vallée. Beaucoup moins de single track hyper technique, au contraire, on commence par emprunter une très grande prairie. On imagine que c’est probablement magnifique en plein jour ; à noter que je ne vois que ce qu’éclaire ma lampe frontale. Il y a des zones de tourbières et je me mouille complètement les pieds.
Et puis c’est l’incident, celui dont je n’avais pas besoin. À quelques encablures du check point d’Ober Loo, je vois un feu d’artifice amateur qui est tiré en contrebas. Quand je vous dis qu’on assiste à des choses surréalistes sur ce Tor, il faut s’attendre à tout. Et après ces quelques tirs, un bouquetin complètement effrayé court dans ma direction. Il semble domestiqué puisqu’il a une cloche autour du cou, ce qui me permet justement de le localiser et de l’éclairer à la frontale. Le pauvre malheureux vient dans ma direction. C’est très sympa, mais s’il veut du réconfort, je ne peux rien pour lui.
Et c’est le drame. Je coupe le chemin, j’arrive sur une partie d’alpage très humide et je me ramasse sur l’épaule. La douleur est une des plus vives que j’ai connues lors d’un choc. J’ai la certitude que l’épaule est démontée tellement la décharge est violente. Je crie parce que cela soulage aussi. Je suis à 100 mètres du ravito d’Ober Loo. Je me relève, a priori rien de cassé, mais une douleur reste prégnante. J’en parle aux bénévoles du refuge qui ne peuvent rien faire de particulier pour moi, d’autant que j’ai déjà pris du paracétamol à Niel quelques heures plus tôt. La prise de médicaments est consignée sur une base de données consultable en ligne par tout le personnel médical présent sur le Tor.
Je poursuis la descente qui, heureusement, n’est pas trop technique jusqu’à la Base de Vie. J’arrive à Gressoney Saint Jean le mercredi matin à 1h44. J’ai besoin de dormir. Donc j’actionne le plan : douche / repas / dodo de 1h20… et 1h20 en plus parce que j’en ai besoin. Je demande à voir un médecin avant de partir pour qu’il me donne ma dose. C’est fait, il comprend, il consigne sur le registre mon numéro de dossard et le médicament pris.
Partie 5 : de Gressoney-Saint-Jean (sortie mercredi 12 septembre 2024 / 05h47) à la Base de Vie de Valtournenche
À parcourir : 33 km avec 3090 m de D+ et 2966 m de D-
Je quitte la Base de Vie à 5h47, après une pause de 4 heures.
C’est parti pour une longue ascension vers le col Pinter, avec ses 1500 mètres de D+. Le climat est agréable, la matinée est plutôt belle, mais un nouveau drame va venir assombrir cette journée.
**Premier acte : arrivée au refuge Alpenzu**
Je suis en forme lorsque j’arrive au refuge Alpenzu à 7h07. L’accueil des bénévoles est chaleureux, je mange un peu, tout semble aller pour le mieux.
**Deuxième acte : passage aux toilettes, l’erreur fatale**
Avant de repartir, je me rends aux toilettes, un détail important. Mais au lieu de repasser par la pièce principale du refuge, je sors par l’arrière, où se trouve un bénévole. Celui-ci me montre une rubalise fixée sur le toit et, dans l’axe de ce chemin étroit, une marque de GR italien (peinture jaune entourée d’un cercle noir). Sans me poser de questions, je suis ce chemin, pavé dans ses premiers hectomètres.
Je suis dans mes pensées, profitant du paysage bucolique de montagne, sans prêter trop d’attention à ce qui m’entoure.
**Troisième acte : la perte**
Au bout d’un moment, je me rends compte que quelque chose cloche : il n’y a plus de rubalises jaunes. Le doute s’installe. Suis-je sur le bon chemin ? Non, manifestement, je me suis égaré. Je rebrousse chemin, mais à un embranchement, je me trompe à nouveau et me retrouve complètement perdu. Je ne reconnais plus rien, impossible de retrouver le sentier. La panique s’empare de moi. Je crie : « I am lost ! » L’adrénaline monte en flèche, mes pulsations s’emballent. Je cours comme jamais, l’excitation prenant le dessus sur la douleur. Mais mes cris restent sans réponse.
**Quatrième acte : la chute**
Et là, c’est le drame. Je chute sur mon épaule gauche. La douleur est intense, presque insupportable. Je suis convaincu que des tendons sont arrachés. J’hurle de douleur, et pendant quelques instants, je suis persuadé que tout est terminé. Je me vois déjà être rapatrié, la course finie pour moi.
Mais je m’arrête quelques minutes, reprends mon calme et réalise que mon épaule fonctionne encore. Finalement, ce n’est pas si grave. Je me calme, je respire. Tant pis pour le chrono, il n’a plus d’importance. Mon objectif maintenant est de redescendre. Je pense être monté trop haut en dénivelé. En contrebas, j’aperçois enfin le sentier que j’avais quitté. Je reviens vers le refuge Alpenzu, croisant des randonneurs en chemin.
De retour au refuge, je m’adresse à un bénévole, furieux. Je lui explique que la rubalise mal placée et les indications du bénévole m’ont induit en erreur. Je suis en colère, et malheureusement, il encaisse pour quelqu’un d’autre. Je m’en excuse intérieurement plus tard, mais sur le moment, c’était plus fort que moi.
Après avoir repris mes esprits, il est temps de me remettre en route pour les 1000 mètres de D+ restants jusqu’au col Pinter, à 2781 mètres d’altitude. C’est rude, mais ça a au moins le mérite de calmer mes nerfs.
La descente qui suit est un long chemin de 1300 mètres de D-. En 2021, je m’étais arrêté à Champoluc pour un cappuccino, et cette année ne fait pas exception. Je suis épuisé par les ravitaillements basiques, alors je m’offre une récompense : panini et cappuccino sur une terrasse, vers 11 heures. Un vrai plaisir qui redonne un peu de force.
Je m’enduis de crème solaire, car le soleil commence à taper, et je pointe à Champoluc à 12h37.
Les 1000 mètres de D+ en direction du refuge Grand Tournalin sont éprouvants. Je sens que je suis à plat, sans énergie. Le ciel se voile, le gris s’installe, et avec lui, un voile de tristesse. Le moral est au plus bas.
Je pointe au Grand Tournalin à 15h16, mais je n’ai aucune envie de repartir. Je reste là, abattu, sans jus, la grande lassitude m’envahit. C’est dans ces moments-là qu’il faut puiser dans ses réserves mentales pour repartir. Il ne reste « que » 266 mètres de D+ jusqu’au col di Nannaz. Allez, ce n’est rien.
**Et c’est reparti.**
Curieusement, l’ascension se passe mieux que prévu. Je croise une randonneuse française qui m’encourage et me promet de checker mon résultat à Courmayeur. « Vous me mettez la pression ! » lui dis-je en plaisantant avant de la quitter.
La descente vers Valtournenche, en revanche, est un calvaire. Je prends la décision d’abandonner, cette fois c’est sûr. Mais j’adopte une stratégie : ce n’est pas moi qui déciderai de mon sort. Je laisserai un médecin statuer et retirer mon dossard. Vu mon état, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
En fin d’après-midi, j’appelle ma femme pour lui dire que je suis au plus bas.
Des coureurs s’arrêtent pour me demander si ça va. Je leur explique que je suis à bout, blessé, le moral dans les chaussettes. Leur réaction me surprend : « Même blessé, si tu peux marcher, tu peux continuer. » Ils insistent sur le fait que les barrières horaires sont larges. Un randonneur anglais, qui a déjà terminé le Tor, est même sceptique. « Tu as encore un bon look, » me dit-il, comme s’il pouvait lire en moi. D’après lui, je devrais continuer.
À mon rythme d’escargot, j’entre à Valtournenche à 19h24. Cette Base de Vie est la plus équipée et confortable de tout le Tor, selon moi. J’aime cette salle de spectacle, avec ses sièges pour se changer, et sur la scène, les tables de massage attendent les coureurs épuisés.
Je demande à voir un médecin tout de suite. Elle m’examine et je pose la question fatidique : « Est-ce que vous êtes en mesure de retirer mon dossard si vous jugez que c’est dans mon intérêt ? » Sa réponse est floue, mais elle me fait un check-up complet : test d’urine pour vérifier si j’ai une rhabdomyolyse (elle s’inquiète de mon visage bouffi), saturation en oxygène, stéthoscope…
Après la douche, je retourne la voir, et elle me dit : « C’est bon pour moi, vous pouvez continuer. » Sérieusement ?
La douche m’a fait un bien fou. Je suis dans un tout autre état d’esprit qu’en arrivant. Processus mis en place : repas, dodo pendant 1h20, encore 1h20 de sommeil, puis on verra.
Finalement, je prends un repas après m’être levé et je repars à minuit 27, déterminé à continuer malgré les épreuves.
Partie 6 : de la Base de Vie de Valtournenche (sortie jeudi 13 septembre 2024 / minuit 27) à la Base de Vie d’Ollomont
À parcourir : 48 km avec 4626 m de D+ et 4746 m de D-
Je quitte la Base de Vie à minuit 27, après une pause de 5 heures. Le froid est présent, mais il reste supportable. Heureusement, ma sieste à Valtournenche m’a bien requinqué, et je me sens assez lucide. Tant que ça monte, tout va plutôt bien.
Les premières heures sont marquées par un sentiment de solitude. On grimpe, on redescend un peu, on passe par les refuges de Barmasse et de Vareton, et jusque-là, tout se passe bien. Mais ensuite, c’est la catastrophe. La descente technique de la Fenêtre du Tsan se révèle être un véritable calvaire. Un mur à descendre, et avec ma jambe droite qui me fait déjà souffrir, c’est le coup de grâce. Comme si cela ne suffisait pas, une nouvelle douleur s’invite : le vaste interne, ce muscle sur le côté de la cuisse, me lance jusqu’à mi-hauteur. La pente est vertigineuse, le terrain technique, et chaque pas devient un supplice.
Je prends mon mal en patience, mais un nouveau sentiment s’empare de moi : la Grande Lassitude. J’en ai assez. Marre de descendre marche après marche comme un vieillard. J’en veux juste à cette descente sans fin. Pourtant, il n’y a aucune Base de Vie au bout de cette descente pour me permettre de m’arrêter. Alors je continue.
L’aube pointe, et j’arrive sur un terrain plat, le long d’une petite rivière. Le paysage est magnifique et, l’espace d’un instant, j’oublie mes douleurs. Là-bas, au loin, se dresse le refuge de La Maggia. J’y pointe à 07h15 et, honnêtement, tout ce que je veux, c’est un cappuccino et un peu de réconfort. Rien de plus.
Au lieu de me contenter du ravitaillement des Ultra-Traileurs — biscuit sec et café sucré imbuvable — je m’offre un petit luxe : je vais dans la salle des clients ordinaires. Là, je commande un cappuccino et, à une table voisine, je repère un gâteau de grand-mère moelleux avec des morceaux de pommes. On m’en sert une part énorme, qui remplit toute l’assiette à dessert, et le tout pour la modique somme de 6 euros. Franchement, qui dit mieux ? C’est le bonheur à l’état pur.
Je ressors de La Maggia comme si j’avais retrouvé des ailes. Mes batteries sont rechargées, et je me sens propulsé par un turbo invisible. Yesssssss ! C’est reparti !
J’arrive à Cuney, un petit refuge adossé à une chapelle, à 9h12. À peine entré, un bénévole m’oriente vers le médecin, préoccupé par ma forte toux. Pourquoi pas, me dis-je, même si, au fond, j’ai surtout besoin de lui parler de mes douleurs en descente et de quémander une « petite pilule du bonheur ».
Et là, moment surréaliste : nous sommes à 2600 mètres d’altitude, dans un refuge perdu au milieu d’un paysage sauvage et minéral, et qui me soigne ? Une infirmière blonde, aux yeux bleus, l’air de sortir tout droit d’un magazine, mais avec classe. Elle s’occupe de moi sans que j’aie rien demandé, me fait un test de saturation d’oxygène, puis, finalement, m’offre la fameuse pilule tant attendue. Youpiiiiiii !
C’est reparti, et ce qui m’attend va être un des plus beaux moments de mon Tor.
Attention, moment de grâce imminent.
Cette portion du parcours est tout simplement somptueuse. Le soleil nous offre une lumière sublime, grâce aux vents violents qui balaient la région. On n’a rien sans rien : pas de vent, pas de beau temps ; du vent, mais avec une lumière extraordinaire. Et soudain, alors que je progresse sur une crête, je tourne la tête à gauche et… je le vois. Majestueux, imposant, c’est la première fois que mes yeux se posent sur lui : Le Mont Cervin (ou le Matterhorn).
Pour moi, c’est plus qu’une montagne. C’est une icône. Dès l’enfance, j’ai été fasciné par les images de cette montagne aux lignes si singulières. C’était un rêve de pouvoir l’admirer un jour « en vrai ». Et pour être honnête, c’était l’une de mes motivations pour m’inscrire au Tor des Géants : la possibilité de voir le Cervin de mes propres yeux. En 2021, le ciel était bouché, je ne l’avais pas vu. Mais aujourd’hui, il est là, face à moi, fier, majestueux. L’un des 4 Géants. Et à mes yeux, le plus beau. À cet instant, l’émotion me submerge. Les larmes coulent sur mes joues.
Je continue jusqu’au refuge Clermont, où j’arrive à 11h20, juste à temps pour la pasta. L’accueil des bénévoles est incroyable. Sous le soleil, au cœur de ces montagnes minérales à 2700 mètres d’altitude, je me sens béni. Je vois les pâtes sortir de la pastaiola, puis passer à la poêle avec un ragù. C’est du pur bonheur. On en redemande tous tellement c’est bon.
La Mamma me livre même son secret : pour obtenir des pâtes al dente, il faut réduire le temps de cuisson de 2 à 3 minutes par rapport à ce qui est indiqué sur le paquet, car elles vont continuer à cuire dans la poêle avec la sauce. L’objectif : toujours al dente !
Je reste au refuge pendant au moins 30 minutes, profitant pleinement de ce moment de bonheur. Mais tout a une fin, et il est temps de repartir.
Je m’attaque alors à une descente de 1600 mètres de D- en direction d’Oyace. J’y arrive à 14h50.
Il fait terriblement chaud à Oyace (1350 mètres d’altitude), et honnêtement, ce n’est pas la grande éclate ici. La salle des fêtes manque de charme, et me badigeonner de crème solaire sous cette chaleur est tout sauf agréable.
Il me reste encore un col de 1266 mètres de D+ à franchir : le col Brison, avant de pouvoir atteindre la dernière Base de Vie à Ollomont. Rien de trop compliqué, à part les premiers hectomètres, qui montent tout droit dans une pente vertigineuse à la sortie d’Oyace. Je me demande comment les grand-mères font pour monter et descendre ces escaliers-là !
Une fois au sommet du col Brison, je ne m’attarde pas. Je n’ai qu’une envie : redescendre les 1300 mètres de D- vers Ollomont le plus rapidement possible. Pas de souvenirs marquants de cette descente, probablement parce que la fatigue commence à vraiment se faire sentir et que je suis déjà en train de me projeter sur la dernière étape.
Quand on atteint Ollomont, on peut raisonnablement penser que plus rien ne peut nous arriver jusqu’à Courmayeur. Mais je vais vite comprendre que je me trompe.
J’arrive à Ollomont à 20h05, ce jeudi soir. Et là, je découvre ce qui est, pour moi, la pire Base de Vie du Tor. Tout est sous des tentes. Pour prendre une douche, il faut sortir et se diriger vers des préfabriqués en plastique. Personne ne se presse, je suis seul à profiter d’une douche froide. Honnêtement, je ne regrette pas, même si je suis contraint de me changer en enfilant… les mêmes vêtements que ceux que je portais dans la journée. J’avais mal calculé : je n’ai plus de T-shirt ni de chaussettes propres.
Le rituel habituel suit : je vais manger, je consulte mes messages WhatsApp de mes amis et frères, et ça me fait bien rire. Ce soir, le menu a changé : du ragoût de viande, du riz, et des pommes de terre rissolées. Ça change, et ce n’est pas mal du tout.
Je retourne dans le dortoir, mais les lits de camp, avec leur barre assassine dans le dos, m’empêchent de vraiment dormir. De toute façon, je suis trop excité à l’idée d’entamer cette dernière étape. En 2021, je l’avais trouvée facile. Grosse erreur ! Si elle était facile, c’est parce que les conditions climatiques étaient parfaites. Cette année, c’est tout le contraire : vent glacial, neige sur les cols.
Les consignes sont claires : il est impératif d’emporter les crampons, sous peine de pénalité. Le surpantalon imperméable ainsi qu’une troisième couche de vêtements chauds et imperméables sont également obligatoires.
Je quitte la Base de Vie à minuit 21, habillé plus lourdement que jamais : T-shirt, deuxième couche chaude (que je ne mets jamais), ma Gore-Tex fine « sac poubelle » et ma grosse Gore-Tex 450g pour temps sévère. La totale. Pour le bas, un collant et un surpantalon imperméable. Pour les mains, des moufles de ski Gore-Tex, doublées d’une autre membrane Gore-Tex. Deux couches, c’est mieux qu’une.
Je me sens seul face aux Géants, prêt à affronter ce qui m’attend.
Partie 7 : De la Base de Vie d’Ollomont (sortie vendredi 13 septembre 2024 / minuit 21) à Courmayeur
À parcourir : 50 km avec 3900 m de D+ et 4059 m de D-
Je quitte la Base de Vie à minuit 21, après une pause de 4h15.
Dans la montée du col de Champillon, je commence par avoir très, très chaud. Tellement que j’enlève une couche, trempé de sueur. Un peu plus haut, j’enlève une autre couche… Mais rapidement, dès que le vent se lève et que le sentier sort de la forêt pour grimper vers les alpages et la haute montagne, le froid me saisit. Très froid, même, c’est fou comme la météo peut basculer en quelques minutes à peine. J’aperçois enfin le refuge de Champillon, perché à 2400 mètres d’altitude.
Devant le refuge, il y a deux bâtiments : l’un semble être l’habitation des hôtes, et l’autre est ouvert pour les traileurs. La porte principale de la maison est grande ouverte, et à l’intérieur, je distingue plein de bouquets de fleurs. Des bouquets comme ceux qu’on apporte aux enterrements… Sympa l’ambiance.
J’entre dans le bâtiment réservé aux pointages et au ravitaillement. C’est exigu, presque lugubre, avec une lumière blafarde. Sur un canapé, une femme est emmitouflée dans sa doudoune, capuche sur la tête, dormant profondément. Sur un autre canapé, une personne âgée, l’air de porter tous les malheurs du monde sur ses épaules. Seul un bénévole, un trentenaire, bouge et nous accueille, proposant des boissons chaudes. Je n’ai pas envie de m’attarder ici.
Il y a déjà de la neige à la sortie du refuge de Champillon, et le col est encore 300 mètres plus haut. Dès ma première foulée, je glisse. Pas d’hésitation : crampons ! Juste derrière moi, une Américaine (je devine à son accent) en fait de même. On met nos crampons ensemble, mais le vent souffle en rafales, la neige tombe dru, et la lumière de ma frontale peine à percer l’obscurité. J’ai du mal à ajuster mes crampons et je dois me dépêcher, car je le fais sans mes gants, ce qui fait souffrir mes phalanges à cause de la maladie de Raynaud dont je souffre. Impossible de distinguer le mot « Back » sur mes crampons Nortec, comme si l’inscription s’était effacée. J’aurais dû m’entraîner à Ollomont avant de repartir. Résultat : j’ai mis mes crampons à l’envers.
L’ascension qui suit est épique, tout comme la descente de l’autre côté du col. Neige, vent, froid : les conditions sont dantesques. L’Américaine me demande de ralentir un peu pour qu’elle puisse me suivre. Aucun problème pour moi, de toute façon, je ne vais pas bien vite, surtout en descente.
Arrivés au col, on ne traîne pas, on dévale très vite l’autre versant. Il n’y a aucune trace, seulement les rubalises réfléchissantes pour nous guider dans la bonne direction. Encore faut-il qu’elles soient encore là et n’aient pas été emportées par le vent.
Mais voilà, un nouveau problème surgit pour moi : la douleur. Je prends un cachet effervescent sous la lumière de la frontale de l’Américaine, qui s’arrête avec moi. J’avale le cachet, qui fait pschitt, mais rien. Aucun effet, même après dix minutes. J’y ai cru trente secondes, effet placebo oblige, mais la réalité m’a vite rattrapé. À un moment, je demande à l’Américaine de passer devant moi et de courir à son rythme.
Là, je ressens un sentiment ambivalent. Certes, chacun doit courir à son propre rythme, c’est logique, mais je me sens un peu trahi de la voir partir sans même se retourner.
La neige tombe de plus en plus fort. Il est temps d’arriver au refuge, qui, vu les conditions, n’a jamais aussi bien porté son nom.
J’arrive au refuge de Ponteille Dessot à 5h19 du matin. Ce refuge ressemble plus à une vieille ferme qu’à un refuge traditionnel. La salle principale est rustique, avec un poêle qui réchauffe autant la pièce que les plats. Nous sommes moins d’une dizaine de traileurs. Certains dorment, affalés sur les bancs, la tête penchée sur la table. Je retrouve l’Américaine qui me fait un check ! Yeah ! Ce petit coin de réconfort est le bienvenu.
Je découvre que nos hôtes sont trois montagnards francophones, avec un fort accent de la région. L’un d’eux sort une énorme plaque de polenta qu’il réchauffe sur le poêle, ainsi qu’une casserole de viande. La polenta est fantastique, j’en redemande. Un vrai bonheur.
Nous sommes là, quelques coureurs, à nous observer, guettant celui qui aura le plus de courage pour repartir affronter la tempête.
L’Américaine, particulièrement courageuse, s’en va après seulement une demi-heure de pause. D’autres coureurs arrivent. L’un d’eux m’explique que, pour lui, cette course est un voyage initiatique. Il a réglé plusieurs problèmes avec ses fils en méditant longuement durant le Tor. Pour lui, c’est une véritable retraite. Il m’impressionne par son calme et son courage, car il repart rapidement après une courte pause.
Puis, je demande à nos hôtes où sont les toilettes. Malaise. L’un demande à l’autre : « Il a demandé les toilettes ? », qui s’adresse au patriarche. Celui-ci répond vivement, sans me regarder : « Ici, il n’y a pas de toilettes ! » Sur le coup, ça me surprend et ça m’amuse. Je comprends qu’accueillir 700 coureurs chez lui doit ruiner ses installations sanitaires.
Je prends cela avec humour et finis par me dire qu’il est temps de partir, surtout après avoir brûlé mes gants sur le poêle…
Allez, je me donne un coup de pied aux fesses et je sors du refuge. Le jour s’est levé, il ne neige plus. C’est le moment de repartir. Le chemin jusqu’à Saint-Rhémy-en-Bosses est relativement plat et facile. Je le boucle en moins de deux heures, arrivant à 9h30 du matin. Le soleil brille, mais il ne fait pas particulièrement chaud. Je ne m’éternise pas, juste le temps de consulter un médecin pour voir si je peux prendre un paracétamol supplémentaire. L’infirmier, sympathique, consulte la base de données sur son smartphone pour vérifier ce qui m’a été administré jusqu’à présent. Tout est en règle, et je repars, prêt pour l’ultime montée vers le col de Malatra.
C’est bientôt la fin, même si je ne me sens pas encore dans la peau d’un finisher. Courmayeur est encore loin. Il reste 1500 mètres de D+ jusqu’au col de Malatra, et je me souviens bien de la pente terriblement raide juste avant le refuge Frassati.
L’ascension commence bien, mais le temps se couvre rapidement. Adieu soleil, bonjour vent glacial. J’arrive au refuge Frassati à 2500 mètres d’altitude après trois heures d’effort. Il est midi 34, l’heure parfaite pour déjeuner ! Youpiii ! J’abandonne les classiques ravitos de trail et je prends le plat et le dessert du jour. Hélas, les pâtes sont trop cuites et le dessert n’est pas terrible, mais peu importe, j’ai socialisé avec des randonneurs à ma table, ce qui est toujours agréable.
Dans un élan de générosité, j’offre même le repas à un autre traileur qui vient de s’installer devant moi. Puis je décide de repartir. Et là, c’est la catastrophe : je cherche mes bâtons. Ils ne sont plus à l’endroit où je les ai laissés. Terrible. Quelqu’un a pris mes bâtons flambant neufs, ceux que Stéphane m’avait donnés. Je rentre dans le refuge, furieux. Je vais vers la table des randonneurs, espérant retrouver mes bâtons. Je leur explique la situation, un peu en panique, car sans bâtons, impossible de terminer cette course autrement qu’en rampant.
Finalement, je trouve un modèle identique, mais bien plus usé, sous la fenêtre. Clairement, je n’ai pas gagné au change. Je suis furieux.
Je pars à toute vitesse, les nerfs à vif, et je me mets à hurler dans la montée vers le col de Malatra. Cette ascension, qui devait être un moment magique pour moi, se transforme en véritable exutoire. Je suis encore en colère, l’impression d’avoir été trahi par quelqu’un qui n’a pas pris soin des autres. Franchement, si je retrouvais cette personne, je lui planterais bien les bâtons dans le dos !
L’ascension vers le col est difficile, tout est blanc, avec un léger brouillard. L’endroit est hostile, à des années-lumière du magnifique lever de soleil que j’avais vu en 2021. Je me sens fatigué, lassé, et j’ai juste envie d’en finir au plus vite. Les derniers hectomètres sont très techniques, et sans crampons, il serait impossible d’atteindre le sommet. Heureusement, l’organisation avait bien anticipé à Ollomont : « crampons obligatoires ».
Au col de Malatra, la vue sur le Mont Blanc est bouchée. Pas de panorama grandiose pour cette fois. Une seule envie : redescendre au plus vite, surtout que je sens que les effets de mon paracétamol commencent à s’estomper.
En bas, il reste encore une petite montée de 200 mètres de D+ pour atteindre le checkpoint du Pas entre deux Sauts. Étonnamment, je suis en pleine forme, animé par une énergie folle. En réalité, c’est la colère qui me pousse, et je veux arriver au prochain point le plus vite possible pour m’assurer d’avoir un autre cachet de paracétamol pour la descente finale vers Courmayeur.
Une fois au col, le vent violent m’accueille en rafales. Il y a trois bénévoles sur place, et je leur demande s’il y a un médecin. Je doute qu’il y en ait un, mais à ma grande surprise, une infirmière est là. Elle m’invite à entrer dans l’une des tentes pour me réchauffer. Dehors, c’est l’enfer.
Je m’assieds et l’infirmière francophone me questionne. Elle est sèche, ridée, avec des yeux bleus perçants, comme si elle cherchait à vérifier si je dis la vérité. Je me sens jugé. Je lui explique mes blessures, le nombre de pilules de paracétamol que j’ai prises ces deux derniers jours, ainsi que leur fréquence. Sa réponse est cinglante : « Vous savez que, normalement, c’est aux coureurs de gérer leur médication, non ? » Je reste bouche bée. Que puis-je dire ? Il me reste encore un long chemin jusqu’à Courmayeur, et je sais que la descente va être infernale sans aide.
Elle sourit légèrement, puis sort une boîte de paracétamol 1000 mg. Elle me tend un cachet, consulte la base de données des médecins du Tor et me demande : « C’est quoi votre numéro de dossard ? »
Je la remercie chaudement et repars rapidement pour quitter cet endroit glacial.
La descente commence le long du sentier emprunté par l’UTMB, mais dans l’autre sens, à rebours, longeant le Val Ferret. Le temps reste maussade, mais je sens que la fin approche.
Dernier checkpoint au Mont de la Saxe, où le ciel se dégage un peu, offrant une vue magnifique. Il est 17h52, et selon mes calculs, j’arriverai à Courmayeur bien avant la nuit.
Mais là, horreur. En quittant le Mont de la Saxe, je me rends compte que le parcours a changé. Le tracé n’est plus direct comme en 2021. À la place, il passe par un sentier hyper technique, un vrai chantier, une torture pour ma jambe droite. Je n’en crois pas mes yeux. J’en veux terriblement au traceur de l’organisation. Pourquoi ce changement ? Le sentier de 2021 était plus facile et direct, et je l’avais bouclé en une demi-heure à peine. Mais non, cette année, il me faudra plus de temps pour atteindre la fin.
Je me résigne et descends à mon rythme, très lentement. Hors de question de me fracturer la jambe à 5 km de l’arrivée.
Enfin, j’atteins les contreforts de Courmayeur. L’odeur de la fin approche, celle du bonheur tout proche. J’appelle ma femme et mes enfants. Je sens la fin, c’est imminent.
Le parc Bolino, puis la rue Centrale. Je réfléchis encore à l’attitude que je vais adopter en franchissant la rampe vers l’arche d’arrivée. Il n’y a pas beaucoup de monde, et ça me va parfaitement. Je n’ai pas envie d’exulter, pas besoin de ça. Je suis heureux d’en finir, mais pas transporté par une joie débordante.
Je passe sous l’arche. Oui, c’est fait. Finisher de mon deuxième Tor des Géants.
Calme, serein et heureux.
Le voyage s’achève. Quel voyage !
Bilan personnel de cette course :
Avant de parler chiffres, il m’a semblé important de revenir sur ce que cette course m’a apporté, ce que j’en pense et ce que je peux en dire avec un peu de recul, après deux participations.
En effet, les chiffres me paraissent secondaires pour une épreuve que je considère davantage comme une aventure, un voyage (certains parleraient même d’un voyage initiatique) qu’un simple Ultra-Trail.
La notion de performance chronométrique est, selon moi, complètement secondaire. D’ailleurs, ce concept n’est jamais évoqué lorsqu’on discute entre traileurs pendant la course.
Non, le Tor des Géants n’est pas un Ultra-Trail ordinaire. Le Tor a sa propre singularité, sa propre personnalité, sa propre magie.
Bien sûr, sa longueur et son dénivelé en font une épreuve extrêmement difficile. Et je ne vais pas jouer les faux modestes : oui, terminer le Tor des Géants est une prouesse, certains diront même un exploit. Je ne peux pas minimiser cette « performance ». Les finishers ont accompli quelque chose de fou, et ils peuvent en être sacrément fiers.
Je pense aussi que seuls les coureurs du Tor mesurent vraiment la difficulté de l’épreuve. Il est impossible de transmettre cette expérience à ceux qui ne l’ont pas vécue. Comment expliquer à quel point il est difficile d’enchaîner plusieurs cols avec plus de 1 000 mètres de D+ et de D- chaque jour, tout en dormant quelques heures dans des conditions de confort plus que précaires, insupportables pour la plupart des gens ?
J’ai énormément de respect pour tous les finishers du Tor, car je sais à quel point cette course est exigeante, difficile, et qu’elle requiert une force de caractère exceptionnelle pour surmonter tous les obstacles qui jalonnent le parcours. Chapeau à tous les finishers : vous avez non seulement des capacités physiques d’endurance hors norme, mais, selon moi, ce qui est encore plus important, une incroyable capacité à persévérer dans la douleur et la difficulté.
Je suis convaincu que cette épreuve ne peut être envisagée que par ceux qui la désirent du plus profond de leurs tripes. Plus qu’une simple envie de participer au Tor des Géants, c’est une obsession de se projeter dans cette aventure. On ne s’inscrit pas au Tor à la légère ; il faut avoir la hargne et la foi.
Aux futurs candidats de l’épreuve je souhaite à l’instar des Valdôtains un très bon voyage plein de péripéties et de rebondissement. Un Tor des Géants cela marque à vie.
REMERCIEMENTS :
Merci à Stéphane qui est mon homme providentiel. Sans lui, je n’aurais jamais terminé.
Merci à ma femme et mes enfants pour leur soutien, leur amour et leur chaleur.
Merci à Fabrice, mon éternel coach UTMB et frère.
Merci à mon fidèle ami Sylvain, ultra-traileur depuis l’enfance avec la tête dans les étoiles.
Merci à mes cousins Claudio et Marco, piémontais comme moi.
Merci à François et Jean, ultra-traileurs.
Merci pour l’animation du groupe WhatsApp qui m’a été d’un grand réconfort tous les soirs en Base de Vie.
CONCLUSIONS / BILAN CHIFFRÉ :
Je termine le vendredi 13 septembre au soir à 19h21 après 129 heures et 21 minutes à la 221ème place du Tor des Géants 2024.
Temps d’arrêt total aux Bases de Vie : 17 heures
Cumul de sommeil : 7 heures de sommeil sur tout le parcours exclusivement en Bases de Vie
Course qui comprend 335 km et 29 000 mètres de D+ selon l’organisation.
Le nombre de coureurs au départ était de 1085.
Le nombre de finishers : 529.
Soit un taux d’abandon de 51%.
Mon classement : 221.
Classement relatif scratch vs finishers : 42%.
Classement relatif vs total des concurrents : 20%.
Classement relatif dans ma catégorie V2 de finishers : 49 sur 160 finishers, soit 30%.oic
En premier préambule pour poser le sujet : Le Tor des Géants c’est quoi ?
Tor des Géants 330 : c’est le nom de la course depuis 2010
Une course au sein de la région autonome du Val d’Aoste en Italie
Les Géants désignent 4 montagnes ou massifs : Le Mont-Blanc / Le Matterhorn (Mont Cervin) / Le Gran Paradiso / le Mont Rose
Le parcours figure une boucle qui par de Courmayeur pour y retourner entourant la Vallée d’Aoste
Kms réels selon données GPS précises : 349 kms
Dénivelés positifs et négatifs (c’est une boucle) : 30 800 mètres
Une barrière horaire finale à Courmayeur de 150 heures après le départ
En 2024 c’est 1085 coureurs en principe aguerris à la discipline des Ultra Trails (courses de longue durée en montagne dont l’UTMB est l’épreuve la plus populaire)
Un taux d’abandon qui est de 51% sur cette édition 2024 (529 finishers rallieront Courmayeur en moins de 150 heures)
J’écris ces lignes quelques jours après avoir terminé cette course qui n’en est pas vraiment une. Un Ultra-Trail ? Oui, un peu, mais ce n’est pas un Ultra comme les autres. Une aventure ? Oui, c’est bien plus proche de cela. Je crois que les Valdôtains ont trouvé la bonne formule pour caractériser leur événement. Il s’agit d’une épreuve majeure qui mobilise toute la Vallée d’Aoste, et le meilleur terme pour la définir se retrouve dans la formule qu’ils nous scandent au départ de la course : Buon Viaggio !
Quand on prend part à cet événement, il faut se préparer à vivre un voyage dont on ne connaît que la destination finale : un retour à Courmayeur, mais qui sera ponctué de péripéties multiples, embûches, malheurs, bonheurs, moments de grâce, joies, tristesses, et surtout de la fatigue. Alors, embarquement immédiat dans nos chaussures de trail !
Mon état d’esprit avant la compétition
J’avais déjà couru le Tor des Géants en 2021 (récit ici), et terminé en 120 heures. J’étais exténué, et les jours de récupération ont été particulièrement pénibles. « Plus jamais ça », avais-je déclaré à qui voulait l’entendre. Pourtant, j’avais été envoûté, séduit par ces paysages et cette expérience. J’avais tellement d’anecdotes à raconter. Et les traileurs croisés pendant l’épreuve sont devenus des contacts avec qui un lien profond s’est créé, car nous avions tous partagé quelque chose qui sortait de l’ordinaire.
Ainsi, je décide de me réinscrire, non sans mal à convaincre ma famille qui ne comprenait pas ce revirement. Ils me rappelaient sans cesse : « Mais tu as dit que tu ne te réinscrirais jamais ! ». Je confirme et j’assume ma contradiction. Pour moi, l’épreuve de 2021 était une exploration, une découverte, comme un brouillon. Cette fois, je veux recourir le Tor, mais avec l’objectif d’optimiser ma course, de faire mieux. C’est étrange, je l’aborde sous l’angle de la performance à améliorer.
En réanalysant mes temps de passage de 2021, une chose me frappe : le temps perdu dans les 6 Bases de Vie. Pas moins de 18 heures d’arrêt, sans compter les quelques heures (4 heures) gaspillées dans les refuges à tenter de dormir, en vain. Je me dis alors que cette année, je pourrais gagner beaucoup de temps en arrêtant de « jardiner » dans les Bases de Vie : refaire son sac dix fois ou attendre que la pluie cesse avant de repartir, c’est fini ! Je me sens bien plus préparé à gérer les imprévus.
J’ai couru la TDS, comme en 2021, dix jours plus tôt. C’était juste ce qu’il fallait pour casser la fibre musculaire et permettre la reconstruction. Mais je ne suis pas entièrement convaincu d’être totalement rétabli en termes de forme physique ; la TDS comprenait deux nuits blanches. Malgré cela, je me dis qu’améliorer mon chrono de dix heures, pour passer à 110 heures, est crédible. C’est ce que j’ai formalisé dans mon Excel, tel un business plan. Pourtant, la vraie vie ne se déroule jamais exactement comme sur une grille de tableur. Outre le biais d’optimisme qui nous habite tous quand il s’agit de prévisions, il est impossible d’anticiper toutes les variables (et les avatars) qui viendront ponctuer notre aventure et, inexorablement, modifieront le résultat final. Je vais très vite l’expérimenter sur ce deuxième Tor, et ma feuille Excel ne tardera pas à être mise en échec.
Arrivée à Courmayeur, le 7 septembre 2024
En raison de la fermeture du tunnel du Mont-Blanc, mon bus, qui devait relier Genève à Courmayeur, est annulé. Mon ami Stéphane, qui court aussi le Tor et vient d’Orléans, me propose de venir me chercher en voiture, et nous terminons le trajet ensemble en passant par le col et le tunnel du Grand-Saint-Bernard. Stéphane va devenir mon compagnon de route, avant et pendant le Tor, et il jouera un rôle essentiel dans ma réussite à finir. Mais je ne le sais pas encore.
J’arrive à mon hôtel, en plein centre de Courmayeur, et en ouvrant la fenêtre, j’entends même les speakers et la clameur de la foule. Ce vendredi soir, nous assistons au départ des coureurs du Tor450 (le Tor des Glaciers). Parmi eux, je retrouve Thibault, rencontré sur le Tor des Géants en 2021, que je salue quelques instants dans son sas de départ. Leur top départ est donné juste avant la tombée de la nuit. J’ai énormément de respect pour eux, et un peu de craintes aussi. Pour être honnête, je n’aimerais pas être à leur place.
Avec Stéphane, nous nous offrons un double plat de pâtes dans mon osteria préférée, dont je garde l’adresse secrète.
Samedi 8 septembre 2024
C’est le jour de la remise des dossards et, surtout, du fameux sac de change jaune qui nous suivra de Base de Vie en Base de Vie (6 au total) tout au long du parcours. Comme toujours, Stéphane et moi optons pour notre double ration de pâtes, à la fois pour le déjeuner et pour le dîner, avant de filer au lit dès 21 heures.
On apprend que les conditions météorologiques ne seront pas terribles au début de la semaine, et qu’un léger mieux est prévu pour la fin. Mais les températures, elles, vont chuter. Ce n’est pas très clair, mais ce que l’on comprend, c’est que la semaine ne sera pas clémente sur le plan climatique. On doit donc être prêts à mobiliser tout notre matériel, jusqu’aux crampons.
Dimanche 9 septembre 2024
Le ciel est gris, et bien que les températures ne soient pas encore glaciales, il faut déjà se couvrir. C’est le grand départ de notre première vague, à 10 heures. Nous sommes environ 500 coureurs, et, paradoxalement, on part comme des boulets de canon pour une épreuve qui va durer plusieurs jours. Je n’ai absolument pas de bonnes sensations sur ce faux plat montant du centre de Courmayeur, ni sur la descente qui suit sur le bitume.
Le découpage de mon récit
Pour la suite de mon témoignage, je vais découper mon récit en 7 parties, chacune correspondant aux arrêts aux Bases de Vie.
Partie 1 : De Courmayeur à la Base de Vie de Valgrisenche
(Dimanche 9 septembre 2024 / départ à 10 heures)
Distance : 30 km
Dénivelé positif : 4338 m D+Dénivelé négatif : 3877 m D-
Cette première étape est un véritable morceau de bravoure pour commencer la course. Elle comprend le col du Passo Alto, avec ses 1787 m de D+, et le col de la Crosatie, qui ajoute 714 m de D+. Deux cols très aériens et techniques, de quoi bien entamer cette aventure.
Le tout premier col, le col d’Arp, à la sortie de Courmayeur, se monte sans trop de difficulté. Mais déjà, je ressens un premier signe inquiétant : je ne suis pas en aussi bonne forme que je ne l’étais en 2021. La montée me semble plus éprouvante que dans mes souvenirs. Et pour bien enfoncer le clou, je rappelle ici que je ne cours jamais avec des bâtons.
Sur le col d’Arp, la pluie se met à tomber. Je me change intégralement, enfilant notamment mon surpantalon imperméable, vêtement que je ne quitterai plus jusqu’à l’arrivée. Pour le haut, ma veste Gore-Tex à la « Mickey » (ce fameux textile shake dry qui ressemble à un sac poubelle noir) fait l’affaire. La descente vers La Thuile se fait prudemment, la bruine persistant sans relâche.
Je commence ensuite la longue montée vers le Passo Alto. Rien de très technique ici : un sentier de montagne adapté aux randonneurs, un terrain sur lequel je me sens à l’aise. C’est une montée assez longue, mais les paysages sont magnifiques. Le décor devient enfin minéral, comme je les aime, avec des lacs de montagne. C’est ici que l’on entre véritablement dans les paysages iconiques du Tor des Géants.
La descente de l’autre côté est, en revanche, tout autre chose. Le sentier, technique et jonché de pierriers, n’est pas propice au trottinement. Une chute serait périlleuse. Malgré cela, cette zone fait partie de mes endroits préférés de la course : sauvage, minérale, presque lunaire. J’arrive au bivouac Zapelli, un ravitaillement où l’on peut se servir de la polenta prédécoupée en carrés avec les mains. Pour moi, c’est le bonheur ! Hélas, je découvrirai que la polenta ne sera servie que très rarement durant la course.
Je repars pour affronter le col de la Crosatie. Ce col est une véritable épreuve, avec une pente extrêmement raide sur les derniers 100 mètres, où des marches ont été taillées directement dans la roche. C’est un des monstres de ce Tor des Géants, mais comme il se situe dès la première journée, nous avons tous encore assez d’énergie pour le surmonter. Enfin, presque. De mon côté, je ressens toujours cette impression d’être en deçà de ma forme habituelle. À plusieurs reprises, je me dis que je « n’ai pas la caisse comme d’habitude ».
La pluie cesse enfin, et avec elle, les ascensions. Je descends tranquillement en direction de Valgrisenche, le village de la première Base de Vie. Il est 21h02 lorsque j’arrive enfin et retrouve mon sac de change jaune. Sous une grande tente, plusieurs coureurs sont rassemblés pour se restaurer autour de tables et bancs. Ma stratégie pour cette première nuit est simple : je ne compte ni me doucher, ni dormir ici. Pour moi, c’est un ravitaillement comme un autre. Je prends simplement quelques gels dans mon sac, passe un coup de fil à ma femme pour donner des nouvelles, et croise mon ami Stéphane, qui vient d’arriver. Nous échangeons à peine : il veut repartir rapidement, tandis que j’ai besoin de manger.
Peu après son départ, un véritable déluge s’abat sur la tente. Le bruit des trombes d’eau est assourdissant, à tel point qu’il serait insensé de sortir maintenant. Je suis au chaud, au sec, sous la tente de Valgrisenche, et je dois vraiment me motiver pour affronter ce qui m’attend dehors. Il fait nuit, il pleut des cordes, et je sais qu’un autre monstre m’attend : le col d’Entrelor. Je guette une petite accalmie avant de repartir à l’assaut de cette deuxième épreuve.
Partie 2 : De Valgrisenche à la Base de Vie de Cogne
(Sortie de Valgrisenche : dimanche 9 septembre 2024 à 21h41)
Distance : 55 km
Dénivelé positif : 4943 m D+
Dénivelé négatif : 5098 m D-
Je quitte la Base de Vie de Valgrisenche à 21h41 après une pause de 39 minutes. C’est ma première nuit sur le Tor, et autant le dire tout de suite, elle ne sera pas des plus agréables. Deux cols particulièrement engagés nous attendent : d’abord le col de la Fenêtre, avec ses 480 m de D+ plutôt faciles à gérer, puis le redoutable col d’Entrelor, culminant à 3000 mètres d’altitude et offrant 1300 m de D+.
C’est sur les derniers hectomètres de cette ascension que les choses se corsent. Le paysage, hyper minéral, est éclairé seulement par la lampe frontale. Des marches, parfois creusées dans la pierre, jalonnent le chemin. La pente est tellement raide qu’à plusieurs reprises, il me faut utiliser mes mains pour grimper. C’est très technique, et il est impératif de ne pas s’arrêter : chaque redémarrage demande une énergie considérable. À un moment, la déclivité est telle que je me cogne la tête contre un rocher juste au-dessus de moi – invisible à cause de ma capuche qui limite mon champ de vision. Je me retrouve presque à quatre pattes sur cette pente. Ce n’est pas de l’alpinisme, mais le terme « crapahutage » semble bien approprié.
La descente est tout aussi dangereuse. Sans bâtons, je descends très prudemment ces 1200 mètres de dénivelé négatif. Les premiers mètres sont particulièrement délicats, et chaque pas demande une attention extrême. Je finis par arriver dans la vallée, à Eaux Rousses, à 5h57 du matin pour le pointage et le ravitaillement. Comme à chaque ravito, je prends du bouillon pour me réchauffer, suivi d’un coca pour bien faire passer le tout. Sans perdre de temps, je repars immédiatement pour l’ascension du col du Loson, le point culminant du Tor des Géants, à 3294 mètres d’altitude.
Cette montée de 1900 m de D+ commence en douceur, presque trompeusement agréable. Mais vers la fin, les choses se compliquent sérieusement, surtout sur les 100 derniers mètres de dénivelé. En chemin, je m’arrête devant la maison d’un garde forestier pour prendre de l’eau et des photos, flânant presque sur cette partie du parcours, où le décor est à couper le souffle. À mesure que l’on monte, la neige fait son apparition, le froid devient mordant, et l’ascension se transforme en un véritable défi physique. Mais le sommet finit par se dévoiler. Le col du Loson est l’endroit le plus élevé de la course, et l’un des plus beaux, sans aucun doute.
La descente vers le refuge Vittorio Sella est tout simplement splendide. C’est l’un des panoramas les plus impressionnants du Tor, presque surnaturel. Cette image de la descente du col du Loson est celle qui me revient le plus souvent en tête lorsque je repense à cette aventure, à égalité avec celle du col de Malatra. On se croirait sur Mars, un décor iconique qui rend cette course si spéciale.
Après le refuge, la descente vers Cogne devient un peu plus technique, et la température monte sensiblement. J’ai chaud, peut-être trop chaud, après avoir passé plusieurs heures dans le froid. Le faux plat dans la vallée semble interminable, mais j’arrive finalement à la Base de Vie de Cogne à 12h52.
Partie 3 : de Cogne (sortie lundi 10 septembre 2024 / 13h20) à la Base de Vie de Donnas
À parcourir : 45 km, 2768 m de D+ et 3981 m de D-
Je sors de la Base de Vie de Cogne à 13h21 après environ 30 minutes de pause.
La singularité de l’étape à suivre est de monter avec une déclivité assez faible dans un premier temps en direction d’un col nommé la Fenêtre de Champorcher (2820 mètres d’altitude), avec un cumul de 1700 m de D+, dont seuls les derniers 350 mètres sont très raides. Nous sommes en plein Parc National du Grand Paradis. Ce paysage ultime au moment du passage du col, je l’apprécie comme un décor d’un film de Mad Max, avec un pylône électrique à haute tension qui enjambe la Fenêtre. À noter qu’à partir de Cogne, je vais me retrouver globalement seul. Seul avec soi, ne compter que sur soi pour rester sur le bon itinéraire et ne pas se perdre dans un décor à la Mad Max, cela peut être un peu angoissant. Mais c’est également assez excitant, surréaliste.
Après plusieurs heures de marche dans le sous-bois, on atteint les alpages, puis un décor complètement dénué de végétation. Le refuge Sogno, que l’on trouve au pied de l’ascension ultime, est fermé. Paysage de désolation post-apocalyptique : même ce lieu de réconfort, habituellement ouvert, n’ouvre plus ses portes cette année aux traileurs du Tor. Il fait froid, un vent glacial vient de se lever. Je m’arrête le long d’un mur abrité du refuge fermé pour mettre ma Gore-Tex plus épaisse. Et j’attaque l’ascension en lacets pour les derniers 350 mètres.
Passé la Fenêtre de Champorcher, le parcours descend en direction de la troisième Base de Vie qui se situe à Donnas, à 322 mètres d’altitude, soit une descente de 2500 mètres de D-. Il ne faut pas croire que dans une course d’Ultra, le plus traumatisant pour les muscles ce sont les ascensions ; ce sont les descentes. Et dans la perspective de faire une descente de 2500 mètres, c’est plutôt le sentiment d’appréhension qui m’anime à ce moment-là. Le vent glacial redouble d’intensité. La température ressentie n’est pas loin de zéro, c’est la fin d’après-midi et je ressens un froid glacial si je ne suis pas en mouvement. Le paysage de l’autre côté de la Fenêtre est très alpin/minéral avec un magnifique lac en contrebas, sauf que le refuge en question (Mizerin) n’accueille que les coureurs du Tor des Glaciers. Je me fais éconduire poliment en m’entendant dire qu’il faut que je continue 4 km plus loin pour me faire checker et donc me restaurer au refuge de Dondena.
Je prends mes jambes à mon cou pour ne pas me refroidir. Le sentier est carrossable (enfin, pour les 4×4) avec de gros cailloux, mais là, quelque chose est en train de s’infléchir. Le point de bascule n’est pas loin, je le sens, mais je ne veux pas l’entendre.
Au refuge de Dondena à 18h43, c’est le havre de paix. Je m’assois près de la cheminée, je retrouve de la chaleur ; cela va être compliqué de repartir alors que je suis au paradis. Je me restaure d’un bon bouillon de pâtes et il faut se faire violence pour repartir et affronter à nouveau les vents violents qui traversent la Gore-Tex.
Finalement, plus on descend, plus la température augmente. J’arrive dans un single hyper technique qui bascule dans la vallée. Il fait beaucoup plus chaud. La nuit tombe bientôt, je sors la frontale. Je me fais dépasser par de nombreux coureurs qui sont beaucoup plus alertes que moi dans une descente étroite très abrupte avec de gros cailloux et des racines d’arbres qui n’attendent que vos pieds s’y glissent pour vous faire trébucher. Je suis très mal à l’aise sur ce type de terrain, je n’ai pas de bâtons pour rester en équilibre.
Et il s’écoule des heures encore… c’est long.
La nuit : ravitaillement à Pontboset à 21h50. Je demande combien de kilomètres il reste jusqu’à la Base de Vie à Donnas. Je n’en crois pas mes oreilles quand on me dit qu’il reste 10 km ! Ce n’est pas possible, encore 3 heures au moins pour moi dans ce chantier ! La suite ressemble à un jeu de piste dans les sous-bois incompréhensibles : on tourne à gauche, à droite, on franchit une rivière sur des ponts et passerelles 4 ou 5 fois, cela monte un peu, cela descend un peu…
Mais si ce n’était que cela.
En fait, mon corps m’envoie un très mauvais signal. Le point d’inflexion pour ce Tor, c’est maintenant. Je dois l’entendre. Je dois entendre les signaux de douleur qui me parviennent du muscle tibial. La douleur se fait désormais très vive dans les moindres descentes. Et là, je dois faire le constat suivant : je ne pourrai pas terminer le Tor dans ces conditions. Le cerveau est en mode « recherche de solutions, objectif : devenir un finisher ! ». Une solution est trouvée : comme mon souci a trait aux descentes, il faut pouvoir les amortir pour soulager mon muscle, donc la solution, c’est de continuer la course avec des bâtons ! Solution trouvée.
Très bien. Maintenant, comment vais-je trouver des bâtons ? Une autre solution me vient à l’esprit : je sais que nous allons traverser la station de ski de Champoluc où il y a des magasins, sauf que je n’y serai pas avant 40 heures. Il faut trouver une autre solution. Demander à un UltraTraileur qui a des bâtons en back-up dans son sac de change de me les prêter/vendre. Mais quelle est la probabilité que je croise à Donnas un UltraTraileur qui ait prévu une deuxième paire de bâtons dans son sac de change et surtout… qui accepte de me les céder ?
Grosse gamberge.
Quand je m’approche de Donnas, j’ai l’impression que Donnas s’éloigne. Il semble que l’Office du Tourisme du Val d’Aoste ait fait pression sur les organisateurs pour que le parcours emprunte et traverse toutes les communes avoisinantes. Et on va à droite pour traverser tel patelin et ensuite on refait des circonvolutions pour traverser la commune Y. Certes, c’est très beau, très joli, très charmant même. Mais quand on en a plein les jambes et que l’on souffre, on a envie d’arriver le plus tôt possible à la Base de Vie.
Après la grande traversée des deux grosses communes de Hône et Bard qui donnent la sensation que je suis arrivé (mais ce n’est qu’une sensation), me voici enfin dans l’enceinte de repos de Donnas à minuit 13.
J’avais pour stratégie de faire une deuxième nuit blanche et de repartir après m’être restauré. Je change mes plans. J’ai besoin de faire une réinitialisation complète du traileur que je suis.
Je vais me doucher et voir un kiné. Dans une Base de Vie sur le Tor, vous avez un encadrement médical exceptionnel avec masseurs, kinés, médecins et les tables de travail qui vont avec. J’ai la chance de tomber immédiatement sur un kiné disponible qui va me faire un strap magnifique de couleur bleue. J’en suis ravi. J’ignore si cela va conférer un quelconque soulagement, mais je compte au moins déjà sur l’effet placebo, c’est toujours ça de gagné.
Ensuite, bien strappé, j’actionne le plan : repas complet / duvet / dodo pour dormir / montre-réveil réglée sur une durée de 1h20.
Quel bonheur de se sentir plonger dans les bras de Morphée en quelques secondes.
Réveil après 1h20 de sommeil qui en paraît 10 minutes.
Je sors du dortoir, sans mes lentilles, avec mon duvet autour du cou, la tête dans le seau, et je me dirige vers la salle de réfectoire pour aller boire. Et là, concours de circonstances improbable, en me retournant devant les citernes d’eau, je tombe sur Stéphane (mon ami qui m’a conduit à Courmayeur depuis Genève) qui est en train de terminer de se restaurer ! C’est dingue. Je lui explique mes déboires : je suis blessé, ça ne va pas… et je lui lance à la cantonade : « Tu n’aurais pas des bâtons en back-up à me prêter ? » Et là, Stéphane me répond : « Oui, bien sûr ! »
Stéphane est de facto mon homme providentiel. « Si je termine le Tor des Géants, c’est grâce à toi ! »
Nous quittons Donnas ensemble.
Partie 4 : de Donnas (sortie mardi 11 septembre 2024 / 03h25) à la Base de Vie de Gressoney St Jean
À parcourir : 54 km, 5932 m de D+ et 4881 m de D-
Je quitte Donnas en compagnie de Stéphane à 3h25 du matin après une pause de 3h10.
Au programme de la journée, une longue montée en direction du refuge de Coda (2252 mètres d’altitude) que Stéphane et moi allons faire ensemble pour les deux premiers tiers, chacun devant aller à son rythme. Il est important que chacun soit libre et ne se sente pas contraint.
La température est clémente et nous allons avoir du soleil. La montée est régulière, sans difficulté particulière. Au-dessus de 2000 mètres d’altitude, ce ne sont que des rochers, paysage très alpin et granitique. Le refuge est situé sur un chemin de crête, les derniers hectomètres pour l’atteindre sont longs et techniques (gros pierriers). Le vent souffle fort.
Le Refuge de Coda est considéré comme le point médian du Tor des Géants en termes de kilomètres : 175 km parcourus et 19 000 mètres de D+. En revanche, ce n’est pas le point médian en termes de souffrance, car le pire est toujours à venir sur la seconde moitié.
J’atteins ce refuge à 9h32 ce mardi matin, je suis donc en course depuis presque 48 heures.
À noter : à partir de ce point, selon mon ressenti, plus rien ne sera comme avant ! Pourquoi ? Nous dépassons la distance d’une course « classique de 100 miles ». Nous entrons dans une zone inconnue pour le corps humain, en tout cas très singulière, où la privation de sommeil va forcément avoir un impact plus ou moins important selon les organismes.
À partir du Refuge de Coda, j’entre dans une autre dimension, quelque chose d’inédit que j’avais bien ressenti en 2021. Une autre dimension en termes de fraîcheur physique, de lucidité, d’état de conscience, et ceci de manière irréversible. Il va falloir faire avec, mais c’est aussi là que le Tor nous apporte une nouvelle saveur. Et de manière plus anecdotique, c’est aussi la zone des hallucinations. Au moins, même seul, j’ai l’impression d’être toujours accompagné d’esprits farceurs.
Le parcours emprunte désormais le parc régional du Mont Mars. C’est le paysage du Seigneur des Anneaux. Le soleil est enfin à l’honneur, il fait chaud, c’est beau. Que du bonheur. Petits sous-bois alpins, petits lacs, gros rochers, mais où sont les lutins ou les nains ?
Un élément négatif à noter : l’arrêt au refuge de la Barma. Nous arrivons comme des chiens dans un jeu de quilles, bref nous sommes mal accueillis. Remarquez, il est 13h00 et nous arrivons en plein service des touristes/randonneurs. Donc quand nous leur demandons un plat de pâtes, nous recevons un petit bol dans lequel nous pouvons compter le nombre de fusilli à l’œil (il y en a 18 dans le mien). Ce n’est pas comme ça qu’on va recharger nos stocks de glycogène ! On redemande la même chose, mais là on a l’impression qu’on vient de faire une bourde et on renvoie de nous une image de traileurs très impolis.
Très vite, Stéphane et moi partons. Mais après cette mauvaise réception, nous arrivons au bivouac du Lago Chiaro : accueillis comme des rois ! C’est une surprise comme le Tor en recèle sur son parcours. Cela arrive quand on ne s’y attend pas. Un incroyable moment. Des sourires, une envie de vous faire plaisir, une nourriture incroyable. On me sert un panini avec une tranche de lard épaisse de plus de 2 cm, fondante et cuite à la plancha sur de la fontina dans un pain qui l’est tout autant : le tout légèrement cuit à la plancha également. Il s’agit non pas du meilleur panini que j’ai mangé, mais du meilleur panini du monde !!! Il est 3 étoiles. Rien qu’en écrivant ces lignes, j’en ai l’eau à la bouche. Moment surréaliste.
La suite va être moins amusante. Il y a deux cols à franchir dont l’iconique Col de Crey di Ley avec la figuration de la tête de Loup dans la roche. En fait, je me rends compte que j’ai de plus en plus de mal avec mon muscle le long du tibia. Heureusement, j’ai les bâtons qui amortissent le choc. Néanmoins, je dois descendre à une vitesse d’escargot qui est probablement plus lente que ma vitesse ascensionnelle. Bien entendu, Stéphane a pris le large, étant beaucoup plus véloce dans les descentes.
La descente de 1400 mètres de D- en direction du refuge de Niel est un chemin de torture. Je me faisais une joie d’y aller car c’est un « hot spot » de ce Tor avec une polenta d’enfer. La nuit tombe. J’envisage l’abandon.
Arrivé à La Gruba (refuge de Niel) à 20h30, je demande à voir un médecin. Je suis triste et inquiet, mon état contraste tellement avec l’ambiance plutôt euphorique que l’on côtoie à Niel. La polenta est toujours aussi bonne, j’en redemande car j’ai besoin de réconfort. Le médecin m’interroge et me donne un cachet de je ne sais quoi. Paracétamol ?
Il reste un gros col avant de redescendre sur la Base de Vie de Gressoney Saint Jean : le Lazouley et ses +900 mètres de D+. Ce col est plutôt agréable à monter. Sur les premiers hectomètres, il y a des marches qui datent du début du siècle (certes maintes fois restaurées depuis) qui permettent de monter le col comme si on montait un escalier. Il fallait le faire.
La descente (2200 mètres de D-) sur Gressoney est différente des autres descentes dans la vallée. Beaucoup moins de single track hyper technique, au contraire, on commence par emprunter une très grande prairie. On imagine que c’est probablement magnifique en plein jour ; à noter que je ne vois que ce qu’éclaire ma lampe frontale. Il y a des zones de tourbières et je me mouille complètement les pieds.
Et puis c’est l’incident, celui dont je n’avais pas besoin. À quelques encablures du check point d’Ober Loo, je vois un feu d’artifice amateur qui est tiré en contrebas. Quand je vous dis qu’on assiste à des choses surréalistes sur ce Tor, il faut s’attendre à tout. Et après ces quelques tirs, un bouquetin complètement effrayé court dans ma direction. Il semble domestiqué puisqu’il a une cloche autour du cou, ce qui me permet justement de le localiser et de l’éclairer à la frontale. Le pauvre malheureux vient dans ma direction. C’est très sympa, mais s’il veut du réconfort, je ne peux rien pour lui.
Et c’est le drame. Je coupe le chemin, j’arrive sur une partie d’alpage très humide et je me ramasse sur l’épaule. La douleur est une des plus vives que j’ai connues lors d’un choc. J’ai la certitude que l’épaule est démontée tellement la décharge est violente. Je crie parce que cela soulage aussi. Je suis à 100 mètres du ravito d’Ober Loo. Je me relève, a priori rien de cassé, mais une douleur reste prégnante. J’en parle aux bénévoles du refuge qui ne peuvent rien faire de particulier pour moi, d’autant que j’ai déjà pris du paracétamol à Niel quelques heures plus tôt. La prise de médicaments est consignée sur une base de données consultable en ligne par tout le personnel médical présent sur le Tor.
Je poursuis la descente qui, heureusement, n’est pas trop technique jusqu’à la Base de Vie. J’arrive à Gressoney Saint Jean le mercredi matin à 1h44. J’ai besoin de dormir. Donc j’actionne le plan : douche / repas / dodo de 1h20… et 1h20 en plus parce que j’en ai besoin. Je demande à voir un médecin avant de partir pour qu’il me donne ma dose. C’est fait, il comprend, il consigne sur le registre mon numéro de dossard et le médicament pris.
Partie 5 : de Gressoney-Saint-Jean (sortie mercredi 12 septembre 2024 / 05h47) à la Base de Vie de Valtournenche
À parcourir : 33 km avec 3090 m de D+ et 2966 m de D-
Je quitte la Base de Vie à 5h47, après une pause de 4 heures.
C’est parti pour une longue ascension vers le col Pinter, avec ses 1500 mètres de D+. Le climat est agréable, la matinée est plutôt belle, mais un nouveau drame va venir assombrir cette journée.
**Premier acte : arrivée au refuge Alpenzu**
Je suis en forme lorsque j’arrive au refuge Alpenzu à 7h07. L’accueil des bénévoles est chaleureux, je mange un peu, tout semble aller pour le mieux.
**Deuxième acte : passage aux toilettes, l’erreur fatale**
Avant de repartir, je me rends aux toilettes, un détail important. Mais au lieu de repasser par la pièce principale du refuge, je sors par l’arrière, où se trouve un bénévole. Celui-ci me montre une rubalise fixée sur le toit et, dans l’axe de ce chemin étroit, une marque de GR italien (peinture jaune entourée d’un cercle noir). Sans me poser de questions, je suis ce chemin, pavé dans ses premiers hectomètres.
Je suis dans mes pensées, profitant du paysage bucolique de montagne, sans prêter trop d’attention à ce qui m’entoure.
**Troisième acte : la perte**
Au bout d’un moment, je me rends compte que quelque chose cloche : il n’y a plus de rubalises jaunes. Le doute s’installe. Suis-je sur le bon chemin ? Non, manifestement, je me suis égaré. Je rebrousse chemin, mais à un embranchement, je me trompe à nouveau et me retrouve complètement perdu. Je ne reconnais plus rien, impossible de retrouver le sentier. La panique s’empare de moi. Je crie : « I am lost ! » L’adrénaline monte en flèche, mes pulsations s’emballent. Je cours comme jamais, l’excitation prenant le dessus sur la douleur. Mais mes cris restent sans réponse.
**Quatrième acte : la chute**
Et là, c’est le drame. Je chute sur mon épaule gauche. La douleur est intense, presque insupportable. Je suis convaincu que des tendons sont arrachés. J’hurle de douleur, et pendant quelques instants, je suis persuadé que tout est terminé. Je me vois déjà être rapatrié, la course finie pour moi.
Mais je m’arrête quelques minutes, reprends mon calme et réalise que mon épaule fonctionne encore. Finalement, ce n’est pas si grave. Je me calme, je respire. Tant pis pour le chrono, il n’a plus d’importance. Mon objectif maintenant est de redescendre. Je pense être monté trop haut en dénivelé. En contrebas, j’aperçois enfin le sentier que j’avais quitté. Je reviens vers le refuge Alpenzu, croisant des randonneurs en chemin.
De retour au refuge, je m’adresse à un bénévole, furieux. Je lui explique que la rubalise mal placée et les indications du bénévole m’ont induit en erreur. Je suis en colère, et malheureusement, il encaisse pour quelqu’un d’autre. Je m’en excuse intérieurement plus tard, mais sur le moment, c’était plus fort que moi.
Après avoir repris mes esprits, il est temps de me remettre en route pour les 1000 mètres de D+ restants jusqu’au col Pinter, à 2781 mètres d’altitude. C’est rude, mais ça a au moins le mérite de calmer mes nerfs.
La descente qui suit est un long chemin de 1300 mètres de D-. En 2021, je m’étais arrêté à Champoluc pour un cappuccino, et cette année ne fait pas exception. Je suis épuisé par les ravitaillements basiques, alors je m’offre une récompense : panini et cappuccino sur une terrasse, vers 11 heures. Un vrai plaisir qui redonne un peu de force.
Je m’enduis de crème solaire, car le soleil commence à taper, et je pointe à Champoluc à 12h37.
Les 1000 mètres de D+ en direction du refuge Grand Tournalin sont éprouvants. Je sens que je suis à plat, sans énergie. Le ciel se voile, le gris s’installe, et avec lui, un voile de tristesse. Le moral est au plus bas.
Je pointe au Grand Tournalin à 15h16, mais je n’ai aucune envie de repartir. Je reste là, abattu, sans jus, la grande lassitude m’envahit. C’est dans ces moments-là qu’il faut puiser dans ses réserves mentales pour repartir. Il ne reste « que » 266 mètres de D+ jusqu’au col di Nannaz. Allez, ce n’est rien.
**Et c’est reparti.**
Curieusement, l’ascension se passe mieux que prévu. Je croise une randonneuse française qui m’encourage et me promet de checker mon résultat à Courmayeur. « Vous me mettez la pression ! » lui dis-je en plaisantant avant de la quitter.
La descente vers Valtournenche, en revanche, est un calvaire. Je prends la décision d’abandonner, cette fois c’est sûr. Mais j’adopte une stratégie : ce n’est pas moi qui déciderai de mon sort. Je laisserai un médecin statuer et retirer mon dossard. Vu mon état, je ne vois pas comment il pourrait en être autrement.
En fin d’après-midi, j’appelle ma femme pour lui dire que je suis au plus bas.
Des coureurs s’arrêtent pour me demander si ça va. Je leur explique que je suis à bout, blessé, le moral dans les chaussettes. Leur réaction me surprend : « Même blessé, si tu peux marcher, tu peux continuer. » Ils insistent sur le fait que les barrières horaires sont larges. Un randonneur anglais, qui a déjà terminé le Tor, est même sceptique. « Tu as encore un bon look, » me dit-il, comme s’il pouvait lire en moi. D’après lui, je devrais continuer.
À mon rythme d’escargot, j’entre à Valtournenche à 19h24. Cette Base de Vie est la plus équipée et confortable de tout le Tor, selon moi. J’aime cette salle de spectacle, avec ses sièges pour se changer, et sur la scène, les tables de massage attendent les coureurs épuisés.
Je demande à voir un médecin tout de suite. Elle m’examine et je pose la question fatidique : « Est-ce que vous êtes en mesure de retirer mon dossard si vous jugez que c’est dans mon intérêt ? » Sa réponse est floue, mais elle me fait un check-up complet : test d’urine pour vérifier si j’ai une rhabdomyolyse (elle s’inquiète de mon visage bouffi), saturation en oxygène, stéthoscope…
Après la douche, je retourne la voir, et elle me dit : « C’est bon pour moi, vous pouvez continuer. » Sérieusement ?
La douche m’a fait un bien fou. Je suis dans un tout autre état d’esprit qu’en arrivant. Processus mis en place : repas, dodo pendant 1h20, encore 1h20 de sommeil, puis on verra.
Finalement, je prends un repas après m’être levé et je repars à minuit 27, déterminé à continuer malgré les épreuves.
Partie 6 : de la Base de Vie de Valtournenche (sortie jeudi 13 septembre 2024 / minuit 27) à la Base de Vie d’Ollomont
À parcourir : 48 km avec 4626 m de D+ et 4746 m de D-
Je quitte la Base de Vie à minuit 27, après une pause de 5 heures. Le froid est présent, mais il reste supportable. Heureusement, ma sieste à Valtournenche m’a bien requinqué, et je me sens assez lucide. Tant que ça monte, tout va plutôt bien.
Les premières heures sont marquées par un sentiment de solitude. On grimpe, on redescend un peu, on passe par les refuges de Barmasse et de Vareton, et jusque-là, tout se passe bien. Mais ensuite, c’est la catastrophe. La descente technique de la Fenêtre du Tsan se révèle être un véritable calvaire. Un mur à descendre, et avec ma jambe droite qui me fait déjà souffrir, c’est le coup de grâce. Comme si cela ne suffisait pas, une nouvelle douleur s’invite : le vaste interne, ce muscle sur le côté de la cuisse, me lance jusqu’à mi-hauteur. La pente est vertigineuse, le terrain technique, et chaque pas devient un supplice.
Je prends mon mal en patience, mais un nouveau sentiment s’empare de moi : la Grande Lassitude. J’en ai assez. Marre de descendre marche après marche comme un vieillard. J’en veux juste à cette descente sans fin. Pourtant, il n’y a aucune Base de Vie au bout de cette descente pour me permettre de m’arrêter. Alors je continue.
L’aube pointe, et j’arrive sur un terrain plat, le long d’une petite rivière. Le paysage est magnifique et, l’espace d’un instant, j’oublie mes douleurs. Là-bas, au loin, se dresse le refuge de La Maggia. J’y pointe à 07h15 et, honnêtement, tout ce que je veux, c’est un cappuccino et un peu de réconfort. Rien de plus.
Au lieu de me contenter du ravitaillement des Ultra-Traileurs — biscuit sec et café sucré imbuvable — je m’offre un petit luxe : je vais dans la salle des clients ordinaires. Là, je commande un cappuccino et, à une table voisine, je repère un gâteau de grand-mère moelleux avec des morceaux de pommes. On m’en sert une part énorme, qui remplit toute l’assiette à dessert, et le tout pour la modique somme de 6 euros. Franchement, qui dit mieux ? C’est le bonheur à l’état pur.
Je ressors de La Maggia comme si j’avais retrouvé des ailes. Mes batteries sont rechargées, et je me sens propulsé par un turbo invisible. Yesssssss ! C’est reparti !
J’arrive à Cuney, un petit refuge adossé à une chapelle, à 9h12. À peine entré, un bénévole m’oriente vers le médecin, préoccupé par ma forte toux. Pourquoi pas, me dis-je, même si, au fond, j’ai surtout besoin de lui parler de mes douleurs en descente et de quémander une « petite pilule du bonheur ».
Et là, moment surréaliste : nous sommes à 2600 mètres d’altitude, dans un refuge perdu au milieu d’un paysage sauvage et minéral, et qui me soigne ? Une infirmière blonde, aux yeux bleus, l’air de sortir tout droit d’un magazine, mais avec classe. Elle s’occupe de moi sans que j’aie rien demandé, me fait un test de saturation d’oxygène, puis, finalement, m’offre la fameuse pilule tant attendue. Youpiiiiiii !
C’est reparti, et ce qui m’attend va être un des plus beaux moments de mon Tor.
Attention, moment de grâce imminent.
Cette portion du parcours est tout simplement somptueuse. Le soleil nous offre une lumière sublime, grâce aux vents violents qui balaient la région. On n’a rien sans rien : pas de vent, pas de beau temps ; du vent, mais avec une lumière extraordinaire. Et soudain, alors que je progresse sur une crête, je tourne la tête à gauche et… je le vois. Majestueux, imposant, c’est la première fois que mes yeux se posent sur lui : Le Mont Cervin (ou le Matterhorn).
Pour moi, c’est plus qu’une montagne. C’est une icône. Dès l’enfance, j’ai été fasciné par les images de cette montagne aux lignes si singulières. C’était un rêve de pouvoir l’admirer un jour « en vrai ». Et pour être honnête, c’était l’une de mes motivations pour m’inscrire au Tor des Géants : la possibilité de voir le Cervin de mes propres yeux. En 2021, le ciel était bouché, je ne l’avais pas vu. Mais aujourd’hui, il est là, face à moi, fier, majestueux. L’un des 4 Géants. Et à mes yeux, le plus beau. À cet instant, l’émotion me submerge. Les larmes coulent sur mes joues.
Je continue jusqu’au refuge Clermont, où j’arrive à 11h20, juste à temps pour la pasta. L’accueil des bénévoles est incroyable. Sous le soleil, au cœur de ces montagnes minérales à 2700 mètres d’altitude, je me sens béni. Je vois les pâtes sortir de la pastaiola, puis passer à la poêle avec un ragù. C’est du pur bonheur. On en redemande tous tellement c’est bon.
La Mamma me livre même son secret : pour obtenir des pâtes al dente, il faut réduire le temps de cuisson de 2 à 3 minutes par rapport à ce qui est indiqué sur le paquet, car elles vont continuer à cuire dans la poêle avec la sauce. L’objectif : toujours al dente !
Je reste au refuge pendant au moins 30 minutes, profitant pleinement de ce moment de bonheur. Mais tout a une fin, et il est temps de repartir.
Je m’attaque alors à une descente de 1600 mètres de D- en direction d’Oyace. J’y arrive à 14h50.
Il fait terriblement chaud à Oyace (1350 mètres d’altitude), et honnêtement, ce n’est pas la grande éclate ici. La salle des fêtes manque de charme, et me badigeonner de crème solaire sous cette chaleur est tout sauf agréable.
Il me reste encore un col de 1266 mètres de D+ à franchir : le col Brison, avant de pouvoir atteindre la dernière Base de Vie à Ollomont. Rien de trop compliqué, à part les premiers hectomètres, qui montent tout droit dans une pente vertigineuse à la sortie d’Oyace. Je me demande comment les grand-mères font pour monter et descendre ces escaliers-là !
Une fois au sommet du col Brison, je ne m’attarde pas. Je n’ai qu’une envie : redescendre les 1300 mètres de D- vers Ollomont le plus rapidement possible. Pas de souvenirs marquants de cette descente, probablement parce que la fatigue commence à vraiment se faire sentir et que je suis déjà en train de me projeter sur la dernière étape.
Quand on atteint Ollomont, on peut raisonnablement penser que plus rien ne peut nous arriver jusqu’à Courmayeur. Mais je vais vite comprendre que je me trompe.
J’arrive à Ollomont à 20h05, ce jeudi soir. Et là, je découvre ce qui est, pour moi, la pire Base de Vie du Tor. Tout est sous des tentes. Pour prendre une douche, il faut sortir et se diriger vers des préfabriqués en plastique. Personne ne se presse, je suis seul à profiter d’une douche froide. Honnêtement, je ne regrette pas, même si je suis contraint de me changer en enfilant… les mêmes vêtements que ceux que je portais dans la journée. J’avais mal calculé : je n’ai plus de T-shirt ni de chaussettes propres.
Le rituel habituel suit : je vais manger, je consulte mes messages WhatsApp de mes amis et frères, et ça me fait bien rire. Ce soir, le menu a changé : du ragoût de viande, du riz, et des pommes de terre rissolées. Ça change, et ce n’est pas mal du tout.
Je retourne dans le dortoir, mais les lits de camp, avec leur barre assassine dans le dos, m’empêchent de vraiment dormir. De toute façon, je suis trop excité à l’idée d’entamer cette dernière étape. En 2021, je l’avais trouvée facile. Grosse erreur ! Si elle était facile, c’est parce que les conditions climatiques étaient parfaites. Cette année, c’est tout le contraire : vent glacial, neige sur les cols.
Les consignes sont claires : il est impératif d’emporter les crampons, sous peine de pénalité. Le surpantalon imperméable ainsi qu’une troisième couche de vêtements chauds et imperméables sont également obligatoires.
Je quitte la Base de Vie à minuit 21, habillé plus lourdement que jamais : T-shirt, deuxième couche chaude (que je ne mets jamais), ma Gore-Tex fine « sac poubelle » et ma grosse Gore-Tex 450g pour temps sévère. La totale. Pour le bas, un collant et un surpantalon imperméable. Pour les mains, des moufles de ski Gore-Tex, doublées d’une autre membrane Gore-Tex. Deux couches, c’est mieux qu’une.
Je me sens seul face aux Géants, prêt à affronter ce qui m’attend.
Partie 7 : De la Base de Vie d’Ollomont (sortie vendredi 13 septembre 2024 / minuit 21) à Courmayeur
À parcourir : 50 km avec 3900 m de D+ et 4059 m de D-
Je quitte la Base de Vie à minuit 21, après une pause de 4h15.
Dans la montée du col de Champillon, je commence par avoir très, très chaud. Tellement que j’enlève une couche, trempé de sueur. Un peu plus haut, j’enlève une autre couche… Mais rapidement, dès que le vent se lève et que le sentier sort de la forêt pour grimper vers les alpages et la haute montagne, le froid me saisit. Très froid, même, c’est fou comme la météo peut basculer en quelques minutes à peine. J’aperçois enfin le refuge de Champillon, perché à 2400 mètres d’altitude.
Devant le refuge, il y a deux bâtiments : l’un semble être l’habitation des hôtes, et l’autre est ouvert pour les traileurs. La porte principale de la maison est grande ouverte, et à l’intérieur, je distingue plein de bouquets de fleurs. Des bouquets comme ceux qu’on apporte aux enterrements… Sympa l’ambiance.
J’entre dans le bâtiment réservé aux pointages et au ravitaillement. C’est exigu, presque lugubre, avec une lumière blafarde. Sur un canapé, une femme est emmitouflée dans sa doudoune, capuche sur la tête, dormant profondément. Sur un autre canapé, une personne âgée, l’air de porter tous les malheurs du monde sur ses épaules. Seul un bénévole, un trentenaire, bouge et nous accueille, proposant des boissons chaudes. Je n’ai pas envie de m’attarder ici.
Il y a déjà de la neige à la sortie du refuge de Champillon, et le col est encore 300 mètres plus haut. Dès ma première foulée, je glisse. Pas d’hésitation : crampons ! Juste derrière moi, une Américaine (je devine à son accent) en fait de même. On met nos crampons ensemble, mais le vent souffle en rafales, la neige tombe dru, et la lumière de ma frontale peine à percer l’obscurité. J’ai du mal à ajuster mes crampons et je dois me dépêcher, car je le fais sans mes gants, ce qui fait souffrir mes phalanges à cause de la maladie de Raynaud dont je souffre. Impossible de distinguer le mot « Back » sur mes crampons Nortec, comme si l’inscription s’était effacée. J’aurais dû m’entraîner à Ollomont avant de repartir. Résultat : j’ai mis mes crampons à l’envers.
L’ascension qui suit est épique, tout comme la descente de l’autre côté du col. Neige, vent, froid : les conditions sont dantesques. L’Américaine me demande de ralentir un peu pour qu’elle puisse me suivre. Aucun problème pour moi, de toute façon, je ne vais pas bien vite, surtout en descente.
Arrivés au col, on ne traîne pas, on dévale très vite l’autre versant. Il n’y a aucune trace, seulement les rubalises réfléchissantes pour nous guider dans la bonne direction. Encore faut-il qu’elles soient encore là et n’aient pas été emportées par le vent.
Mais voilà, un nouveau problème surgit pour moi : la douleur. Je prends un cachet effervescent sous la lumière de la frontale de l’Américaine, qui s’arrête avec moi. J’avale le cachet, qui fait pschitt, mais rien. Aucun effet, même après dix minutes. J’y ai cru trente secondes, effet placebo oblige, mais la réalité m’a vite rattrapé. À un moment, je demande à l’Américaine de passer devant moi et de courir à son rythme.
Là, je ressens un sentiment ambivalent. Certes, chacun doit courir à son propre rythme, c’est logique, mais je me sens un peu trahi de la voir partir sans même se retourner.
La neige tombe de plus en plus fort. Il est temps d’arriver au refuge, qui, vu les conditions, n’a jamais aussi bien porté son nom.
J’arrive au refuge de Ponteille Dessot à 5h19 du matin. Ce refuge ressemble plus à une vieille ferme qu’à un refuge traditionnel. La salle principale est rustique, avec un poêle qui réchauffe autant la pièce que les plats. Nous sommes moins d’une dizaine de traileurs. Certains dorment, affalés sur les bancs, la tête penchée sur la table. Je retrouve l’Américaine qui me fait un check ! Yeah ! Ce petit coin de réconfort est le bienvenu.
Je découvre que nos hôtes sont trois montagnards francophones, avec un fort accent de la région. L’un d’eux sort une énorme plaque de polenta qu’il réchauffe sur le poêle, ainsi qu’une casserole de viande. La polenta est fantastique, j’en redemande. Un vrai bonheur.
Nous sommes là, quelques coureurs, à nous observer, guettant celui qui aura le plus de courage pour repartir affronter la tempête.
L’Américaine, particulièrement courageuse, s’en va après seulement une demi-heure de pause. D’autres coureurs arrivent. L’un d’eux m’explique que, pour lui, cette course est un voyage initiatique. Il a réglé plusieurs problèmes avec ses fils en méditant longuement durant le Tor. Pour lui, c’est une véritable retraite. Il m’impressionne par son calme et son courage, car il repart rapidement après une courte pause.
Puis, je demande à nos hôtes où sont les toilettes. Malaise. L’un demande à l’autre : « Il a demandé les toilettes ? », qui s’adresse au patriarche. Celui-ci répond vivement, sans me regarder : « Ici, il n’y a pas de toilettes ! » Sur le coup, ça me surprend et ça m’amuse. Je comprends qu’accueillir 700 coureurs chez lui doit ruiner ses installations sanitaires.
Je prends cela avec humour et finis par me dire qu’il est temps de partir, surtout après avoir brûlé mes gants sur le poêle…
Allez, je me donne un coup de pied aux fesses et je sors du refuge. Le jour s’est levé, il ne neige plus. C’est le moment de repartir. Le chemin jusqu’à Saint-Rhémy-en-Bosses est relativement plat et facile. Je le boucle en moins de deux heures, arrivant à 9h30 du matin. Le soleil brille, mais il ne fait pas particulièrement chaud. Je ne m’éternise pas, juste le temps de consulter un médecin pour voir si je peux prendre un paracétamol supplémentaire. L’infirmier, sympathique, consulte la base de données sur son smartphone pour vérifier ce qui m’a été administré jusqu’à présent. Tout est en règle, et je repars, prêt pour l’ultime montée vers le col de Malatra.
C’est bientôt la fin, même si je ne me sens pas encore dans la peau d’un finisher. Courmayeur est encore loin. Il reste 1500 mètres de D+ jusqu’au col de Malatra, et je me souviens bien de la pente terriblement raide juste avant le refuge Frassati.
L’ascension commence bien, mais le temps se couvre rapidement. Adieu soleil, bonjour vent glacial. J’arrive au refuge Frassati à 2500 mètres d’altitude après trois heures d’effort. Il est midi 34, l’heure parfaite pour déjeuner ! Youpiii ! J’abandonne les classiques ravitos de trail et je prends le plat et le dessert du jour. Hélas, les pâtes sont trop cuites et le dessert n’est pas terrible, mais peu importe, j’ai socialisé avec des randonneurs à ma table, ce qui est toujours agréable.
Dans un élan de générosité, j’offre même le repas à un autre traileur qui vient de s’installer devant moi. Puis je décide de repartir. Et là, c’est la catastrophe : je cherche mes bâtons. Ils ne sont plus à l’endroit où je les ai laissés. Terrible. Quelqu’un a pris mes bâtons flambant neufs, ceux que Stéphane m’avait donnés. Je rentre dans le refuge, furieux. Je vais vers la table des randonneurs, espérant retrouver mes bâtons. Je leur explique la situation, un peu en panique, car sans bâtons, impossible de terminer cette course autrement qu’en rampant.
Finalement, je trouve un modèle identique, mais bien plus usé, sous la fenêtre. Clairement, je n’ai pas gagné au change. Je suis furieux.
Je pars à toute vitesse, les nerfs à vif, et je me mets à hurler dans la montée vers le col de Malatra. Cette ascension, qui devait être un moment magique pour moi, se transforme en véritable exutoire. Je suis encore en colère, l’impression d’avoir été trahi par quelqu’un qui n’a pas pris soin des autres. Franchement, si je retrouvais cette personne, je lui planterais bien les bâtons dans le dos !
L’ascension vers le col est difficile, tout est blanc, avec un léger brouillard. L’endroit est hostile, à des années-lumière du magnifique lever de soleil que j’avais vu en 2021. Je me sens fatigué, lassé, et j’ai juste envie d’en finir au plus vite. Les derniers hectomètres sont très techniques, et sans crampons, il serait impossible d’atteindre le sommet. Heureusement, l’organisation avait bien anticipé à Ollomont : « crampons obligatoires ».
Au col de Malatra, la vue sur le Mont Blanc est bouchée. Pas de panorama grandiose pour cette fois. Une seule envie : redescendre au plus vite, surtout que je sens que les effets de mon paracétamol commencent à s’estomper.
En bas, il reste encore une petite montée de 200 mètres de D+ pour atteindre le checkpoint du Pas entre deux Sauts. Étonnamment, je suis en pleine forme, animé par une énergie folle. En réalité, c’est la colère qui me pousse, et je veux arriver au prochain point le plus vite possible pour m’assurer d’avoir un autre cachet de paracétamol pour la descente finale vers Courmayeur.
Une fois au col, le vent violent m’accueille en rafales. Il y a trois bénévoles sur place, et je leur demande s’il y a un médecin. Je doute qu’il y en ait un, mais à ma grande surprise, une infirmière est là. Elle m’invite à entrer dans l’une des tentes pour me réchauffer. Dehors, c’est l’enfer.
Je m’assieds et l’infirmière francophone me questionne. Elle est sèche, ridée, avec des yeux bleus perçants, comme si elle cherchait à vérifier si je dis la vérité. Je me sens jugé. Je lui explique mes blessures, le nombre de pilules de paracétamol que j’ai prises ces deux derniers jours, ainsi que leur fréquence. Sa réponse est cinglante : « Vous savez que, normalement, c’est aux coureurs de gérer leur médication, non ? » Je reste bouche bée. Que puis-je dire ? Il me reste encore un long chemin jusqu’à Courmayeur, et je sais que la descente va être infernale sans aide.
Elle sourit légèrement, puis sort une boîte de paracétamol 1000 mg. Elle me tend un cachet, consulte la base de données des médecins du Tor et me demande : « C’est quoi votre numéro de dossard ? »
Je la remercie chaudement et repars rapidement pour quitter cet endroit glacial.
La descente commence le long du sentier emprunté par l’UTMB, mais dans l’autre sens, à rebours, longeant le Val Ferret. Le temps reste maussade, mais je sens que la fin approche.
Dernier checkpoint au Mont de la Saxe, où le ciel se dégage un peu, offrant une vue magnifique. Il est 17h52, et selon mes calculs, j’arriverai à Courmayeur bien avant la nuit.
Mais là, horreur. En quittant le Mont de la Saxe, je me rends compte que le parcours a changé. Le tracé n’est plus direct comme en 2021. À la place, il passe par un sentier hyper technique, un vrai chantier, une torture pour ma jambe droite. Je n’en crois pas mes yeux. J’en veux terriblement au traceur de l’organisation. Pourquoi ce changement ? Le sentier de 2021 était plus facile et direct, et je l’avais bouclé en une demi-heure à peine. Mais non, cette année, il me faudra plus de temps pour atteindre la fin.
Je me résigne et descends à mon rythme, très lentement. Hors de question de me fracturer la jambe à 5 km de l’arrivée.
Enfin, j’atteins les contreforts de Courmayeur. L’odeur de la fin approche, celle du bonheur tout proche. J’appelle ma femme et mes enfants. Je sens la fin, c’est imminent.
Le parc Bolino, puis la rue Centrale. Je réfléchis encore à l’attitude que je vais adopter en franchissant la rampe vers l’arche d’arrivée. Il n’y a pas beaucoup de monde, et ça me va parfaitement. Je n’ai pas envie d’exulter, pas besoin de ça. Je suis heureux d’en finir, mais pas transporté par une joie débordante.
Je passe sous l’arche. Oui, c’est fait. Finisher de mon deuxième Tor des Géants.
Calme, serein et heureux.
Le voyage s’achève. Quel voyage !
Bilan personnel de cette course :
Avant de parler chiffres, il m’a semblé important de revenir sur ce que cette course m’a apporté, ce que j’en pense et ce que je peux en dire avec un peu de recul, après deux participations.
En effet, les chiffres me paraissent secondaires pour une épreuve que je considère davantage comme une aventure, un voyage (certains parleraient même d’un voyage initiatique) qu’un simple Ultra-Trail.
La notion de performance chronométrique est, selon moi, complètement secondaire. D’ailleurs, ce concept n’est jamais évoqué lorsqu’on discute entre traileurs pendant la course.
Non, le Tor des Géants n’est pas un Ultra-Trail ordinaire. Le Tor a sa propre singularité, sa propre personnalité, sa propre magie.
Bien sûr, sa longueur et son dénivelé en font une épreuve extrêmement difficile. Et je ne vais pas jouer les faux modestes : oui, terminer le Tor des Géants est une prouesse, certains diront même un exploit. Je ne peux pas minimiser cette « performance ». Les finishers ont accompli quelque chose de fou, et ils peuvent en être sacrément fiers.
Je pense aussi que seuls les coureurs du Tor mesurent vraiment la difficulté de l’épreuve. Il est impossible de transmettre cette expérience à ceux qui ne l’ont pas vécue. Comment expliquer à quel point il est difficile d’enchaîner plusieurs cols avec plus de 1 000 mètres de D+ et de D- chaque jour, tout en dormant quelques heures dans des conditions de confort plus que précaires, insupportables pour la plupart des gens ?
J’ai énormément de respect pour tous les finishers du Tor, car je sais à quel point cette course est exigeante, difficile, et qu’elle requiert une force de caractère exceptionnelle pour surmonter tous les obstacles qui jalonnent le parcours. Chapeau à tous les finishers : vous avez non seulement des capacités physiques d’endurance hors norme, mais, selon moi, ce qui est encore plus important, une incroyable capacité à persévérer dans la douleur et la difficulté.
Je suis convaincu que cette épreuve ne peut être envisagée que par ceux qui la désirent du plus profond de leurs tripes. Plus qu’une simple envie de participer au Tor des Géants, c’est une obsession de se projeter dans cette aventure. On ne s’inscrit pas au Tor à la légère ; il faut avoir la hargne et la foi.
Aux futurs candidats de l’épreuve je souhaite à l’instar des Valdôtains un très bon voyage plein de péripéties et de rebondissement. Un Tor des Géants cela marque à vie.
REMERCIEMENTS :
Merci à Stéphane qui est mon homme providentiel. Sans lui, je n’aurais jamais terminé.
Merci à ma femme et mes enfants pour leur soutien, leur amour et leur chaleur.
Merci à Fabrice, mon éternel coach UTMB et frère.
Merci à mon fidèle ami Sylvain, ultra-traileur depuis l’enfance avec la tête dans les étoiles.
Merci à mes cousins Claudio et Marco, piémontais comme moi.
Merci à François et Jean, ultra-traileurs.
Merci pour l’animation du groupe WhatsApp qui m’a été d’un grand réconfort tous les soirs en Base de Vie.
CONCLUSIONS / BILAN CHIFFRÉ :
Je termine le vendredi 13 septembre au soir à 19h21 après 129 heures et 21 minutes à la 221ème place du Tor des Géants 2024.
Temps d’arrêt total aux Bases de Vie : 17 heures
Cumul de sommeil : 5h30 heures de sommeil sur tout le parcours exclusivement en Bases de Vie
Course qui comprend 335 km et 29 000 mètres de D+ selon l’organisation.
Le nombre de coureurs au départ était de 1085.
Le nombre de finishers : 529.
Soit un taux d’abandon de 51%.
Mon classement : 221.
Classement relatif scratch vs finishers : 42%.
Classement relatif vs total des concurrents : 20%.
Classement relatif dans ma catégorie V2 de finishers : 49 sur 160 finishers, soit 30%.
8 commentaires
Commentaire de chirov posté le 18-09-2024 à 09:45:54
Bravo d'être aller au bout malgré tous les bobos, cette année particulièrement il fallait avoir un sacré mental pour terminer ce chantier! On dû se croiser sans s'en rendre compte, on a fait la course quasiment toujours dans le même timing.
Commentaire de Grego On The Run posté le 18-09-2024 à 10:55:19
Bonjour Chirov, alors j'attends ton commentaire avec impatience. Merci à toi pour ton intérêt.
Oui un gros chantier bien plus difficile qu'en 2021. Les traceurs avaient voulu rendre le parcours plus technique/alpin.
Commentaire de Vince88 posté le 18-09-2024 à 20:53:25
Bravo. Hasard des choses, ton récit me fait fortement penser à ma course de 2021 ou l'on avait partagé quelques moments, que je retiens surtout comme la course de la douleur ou beaucoup de choses avaient dérapé pour moi...
Commentaire de Grego On The Run posté le 19-09-2024 à 16:42:47
Hello Vince88, merci pour ton message.
Mais ensuite tu avais recouru le Tor et notamment passé et profité du temps imparti pour voir ton frère si je ne me trompe pas.
J'espère que tout se passe bien pour toi.
Commentaire de Gilles45 posté le 18-09-2024 à 21:12:17
Super récit, merci. Et quel ascenseurs émotionnel cette course. Bravo d'avoir su gérer tes moment les plus "bas". Ce genre de récit est une mine d'info pour les futurs participants (tu pourrais presque être guide gastronomique :-)
Enfin...j'habite Orléans et...je ne connais même pas le fameux Stéphane !! donne lui mon MP à l'occasion !!!
Commentaire de Grego On The Run posté le 19-09-2024 à 16:44:18
La nutrition sur ce genre d'épreuve est clef : mal gérée est c'est l'échec, c'est la raison pour laquelle la gérer sous la forme de gratification aux ravito est une des stratégies selon moi. La nourriture ne peut pas sur une aussi longue épreuve n'être que fonctionnelle, elle doit être source de plaisir.
Bien à toi
Commentaire de Grego On The Run posté le 19-09-2024 à 16:44:57
Stéphane (d'Orléans) va te contacter sur ta MP.
Commentaire de Grego On The Run posté le 19-09-2024 à 17:22:15
Stéphane (d'Orléans) va te contacter sur ta MP.
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