L'auteur : Grego On The Run
La course : TOR330 Tor des Géants
Date : 12/9/2021
Lieu : Courmayeur (Italie)
Affichage : 2120 vues
Distance : 321km
Objectif : Pas d'objectif
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Il s’est écoulé quelques jours depuis que je suis revenu de Courmayeur. Il n’est pas facile de rassembler les éléments disparates de souvenirs lorsque l’on n’a dormi que 5 heures en 5 jours surtout lorsque l’on connait le rôle clef du sommeil dans la mémorisation des faits. Ainsi lorsque je regarde le profil de course et le nom de tous les checkpoints je ne suis pas capable d’avoir une image en tête correspondant à toutes ces étapes. Ainsi je vais tenter de vous livrer un récit qui n’est certainement pas exempts d’approximations, d’erreurs ou même de souvenirs reconstruits. Néanmoins avant de vous livrer ma vision de ma course, faisons parler les chiffres qui eux sont des faits objectifs non sujets à modifications.
Les voici :
Voilà pour les chiffres bruts qui ne souffrent pas de défaut de mémoires, place au récit.
C’est le jour du retrait des dossards ainsi que du fameux sac jaune flanqué du numéro qui nous permettra de faire transporter par l’organisation pas moins de 12 kgs de matériel, du moins en ce qui me concerne, de base vie en base vie (6 BV au total).
De retour à l’hôtel il me faut au moins une heure pour le préparer correctement et m’assurer que tout ce dont j’aurai besoin durant la course y figurera. Je termine mon sac de change et commet ma première erreur. Comme je n’ai plus de place dans ce sac de change jaune bourré à craquer je sacrifie les deuxièmes couches chaudes que je laisse dans ma valise qui restera à l’hôtel. Il ne m’en reste qu’une, celle que je garde dans mon sac à dos. Je n’ai donc plus de back up le cas échéant et cela me fera défaut. Ensuite c’est reparti pour 30 minutes de marche à pieds jusqu’à Dollone pour la dépose du sac de change.
De retour à Courmayeur je suis déjà bien fatigué d’autant que ce jour là le soleil tape sur le casque. Le soir c’est dîner en compagnie de Marc L. qui courra également le Tor le lendemain. Au menu de ce soir : deux plats de Tagliatelles absolument succulents qui font du bien au moral. Car il faut le dire, cette course j’en ai peur. Tellement peur que je n’arrive pas à trouver le sommeil, il est 1 heure du matin et je n’arrive pas à fermer l’œil. Rétrospectivement je me dis que j’avais bien raison d’avoir aussi peur.
Petit déjeuner à l’hôtel : scramble eggs et un thé. Je pensais faire une petite sieste à partir de 8h, las je suis trop fébrile, finalement je me rends au départ de la première vague de 350 coureurs prévue à 10 heures. Belle ambiance conviviale, c’est vraiment agréable les petits pelotons et de se hisser dans un public plutôt sporadique qui permet à chacun de voir le spectacle. Je retourne vite à l’hôtel un peu excité et incapable de me détendre. Je me change et arbore ma tenue de combat.
Check out à l’hôtel et je laisse ma grosse valise de voyage que je retrouverai, si tout va bien, le vendredi suivant. Et je me dirige à 11h30 en direction de mon sas de départ pour cette deuxième et dernière vague.
Me voyez vous en deuxième ligne ?
Cette première portion attaque par une montée du col d’Arp sous le cagnard. Je monte régulièrement, c’est le seule ascension où deux ou trois coureurs avec des bâtons remontent à mon niveau. Je peux dire que plus personne ne me dépassera sur toutes les ascensions de col à venir. C’est une de mes forces d’avoir une vitesse ascensionnelle plutôt au-dessus de la moyenne, je ne m’arrête jamais pour reprendre ma respiration, probablement en raison du fait de ne pas utiliser de bâtons, ce qui est exceptionnel au sein du peloton car tout autour de moi je ne vois que des coureurs pourvus de bâtons…
C’est déjà le drame
Suite à ce col s’ensuit une longue descente sur un chemin absolument pas technique et où je commets une erreur qui aurait pu me coûter très cher. Je chute et percute assez violemment le sol avec le genou et le haut du coude droit qui est en sang. Je fais un petit tonneau en roulant sur mon sac à dos. En me relevant le genou me fait un mal de chien. J’ai une très grosse frayeur : simple hématome ou blessure plus grave ? Y a-t-il de la casse ? Les premières foulées me font très mal et font monter mon « stressomètre » à un niveau élevé. Je me dis que c’est déjà le premier avertissement, et ceci dès la première descente, et qu’il faut que j’intègre : « ne pas courir comme un dératé dans les descentes, il n’y a rien à gagner ».
La montée vers le Passo Alto (ou Col du Haut Pas) est longue sur un sentier jonché de cailloux tout d’abord en sous bois. J’y croise de très nombreux randonneurs qui en descendent et qui félicitent les coureurs. Puis le cadre se fait beaucoup plus minéral, paysage lunaire avec des lacs. C’est magique et c’est pour ce type de paysage que je me suis inscrit au Tor.
La température commence à baisser à mesure que le soleil disparait, ça y est on a quitté le monde « civilisé » pour les grands espaces délaissés. J’atteins le col du Passo Alto (2860 mètres) à 18h30.
J’ai la pèche, profitons en car cela ne va pas durer, c’est une évidence dans un Ultra. Une petite descente dans un pierrier, pour ne pas dire un vrai chantier, où je ne brille guère, je me fais allégrement dépasser. Et mon genou est là pour me dire que je lui ai causé du tort. Donc je fais attention sur chaque appui. Et tout d’un coup j’entends une voix derrière moi : « Monsieur Molinaro Grégory ! », « je suis Vincent M. » Ce n’est pas vrai, c’est lui ! Il faut savoir que dans l’univers de l’Ultra il arrive que l’on communique sans ne s’être jamais rencontré en vrai, mais exclusivement via les réseaux sociaux (RS). Et Vincent M. fait partie de ces connaissances avec qui j’ai beaucoup échangées. La surprise vient du fait que j’ignorais qu’il courrait le Tor. C’est énorme ! On s’arrête ensemble au ravito de Promoud -magnifique point de vue à cette heure ci entre chien et loup -. On décide de repartir en même temps sans aucune concertation, chacun devant aller à son rythme. Mais finalement je lui prends la roue et reste derrière lui jusqu’au col Crosatie (2829 mètres). Il fait nuit. La montée est splendide, nous nous retournons et percevons les frontales des coureurs derrière nous en train de descendre le Passo Alto : moment de grâce. Il y en aura beaucoup d’autres. Il s’ensuit la descente sur la première BV de Valgrisenche. J’y pénètre seul à 22h59. Je décide après avoir récupéré mon sac jaune de manger – et toujours beaucoup – avant d’aller me coucher et tenter de dormir sur un lit de camp. Las, c’est juste un échec. Je perds mon temps, je m’énerve de le perdre car il y a quand même un chrono. Je décide de fermer mon sac, de le restituer et de repartir. Le moral baisse un peu après avoir si mal géré cet arrêt.
C’est ce qui restera pour moi comme la plus belle des étapes. La plus dure aussi mais c’est également le cœur et le joyau de ce Tor (avis personnel). Cette portion est constituée de 3 gros et grands cols magnifiques. Le Col Fenêtre, le Col Entrelor et le Col du Loson. Je vais prendre un très grand plaisir à les gravir. La conjonction d’une nuit cristalline, d’une météo magnifique le jour en font une étape qui va rester gravée dans ma mémoire et demeurera mon plus grand souvenir de ce Tor (avec le Col Malatra bien sûr…). Cette étape est très simple : il suffit d’enchaîner 3 cols les uns après les autres, du plus simple au plus difficile pour respectivement : 1300 mètres de D+ (Col Fenêtre) / 1345 mètres de D+ (Col Entrelor) et 1871 mètres de D+ (Col du Loson) suivi ensuite de 1500 mètres de D- pour arriver à la BV de Cogne. J’attaque de nuit le Col Fenêtre sans grande difficulté, la nuit est magnifique, le haut de l’ascension est très minéral et technique mais je prends un grand plaisir. Il s’ensuit une descente sur Rhème notre Dame de 1209 D- où le refuge est fermé mais dont le ravitaillement organisé sous une tente nous permet de manger des pâtes comme cela sera la coutume pour 9 ravitos/10. J’attaque le Col Entrelor que je vais boucler en 2 heures exactement soit une vitesse ascensionnelle de 650 mètres/heure. Au milieu de l’ascension je vais ressentir une très vive émotion, celle procurée par le fait d’éteindre ma frontale pour contempler le ciel étoilé qui en quelques secondes révélera une voute superbe le temps que l’œil accommode. C’est magique et je me remémore ce qu’Yvan (le speaker aux lunettes vertes et à la grande barbe) nous a dit lors du départ : « regardez autour de vous avec les yeux d’un enfants ». Les larmes me coulent sur les joues car la conjonction de l’effort fourni pour grimper le col et la beauté du ciel qui s’éclaire d’étoiles une fois la lampe frontale éteinte me prend à la gorge. Cette vive émotion va m’étreindre pendant plusieurs minutes. Et je dois quelque peu reprendre mes esprits dès que je remonte quelques coureurs pour ne pas qu’il s’inquiète de mon état qui pourrait suggérer que je suis souffrant (alors que je plane). Les derniers centaines de mètres de dénivelés vont très vite me calmer car la pente d’Entrelor devient hyper technique – « droit dans le pentu » – à un point tel que nous sommes obligés d’être à 4 pattes pour arriver au sommet. Je n’ai jamais connu une ascension aussi raide dans les derniers hectomètres. Le Catogne ou Orny peuvent aller se rhabiller (cf. l’X-Alpine)… Il s’ensuit une magnifique descente au levé du soleil où nous longeons un ou des lacs.
J’arrive au ravito d’Eaux Rousses sur les coups de 7h45. Il y fait chaud sous cette tente, j’y rejoins Marc L. (parti lors de la première vague). Je prends mon temps : messages Wa avec ma tribu de supporters, coup de fil à ma femme, avec un bon bouillon de pâtes. Il est temps de repartir pour le troisième col avec 1871 mètres de D+ (le Col du Loson). Et finalement ce dernier col dépassera en difficulté le Col Entrelor surtout que nous allons en grimper les derniers hectomètres en plein cagnard. Le début de la montée est magnifique et se fait en pente dans une forêt de sapin. Très vite le paysage se fait beaucoup plus alpin et minéral, le passage dans les alpages est assez rapide et on attaque la partie minérale qui est la plus abrupte. Le soleil tape et brûle dès 11 heures : crème solaire XXL + lunettes de glacier + visière de casquette. J’utilise tous les dispositifs pour me protéger du soleil qui n’est pas mon ami. Je dois passer le col sur les coups de midi je pense.
Il s’ensuit une extraordinaire descente qui me fait contempler un des plus beaux panoramas que j’ai en mémoire de ce Tor. Je regrette amèrement de ne pas avoir pris plus de photos car la configuration météorologique en fait un cadre somptueux qui n’est pas sans me faire penser au désert de la Namibie dans sa partie minérale. Je pointe au refuge Vitterio Sella à 12h47 où je me fais prendre en photo par un couple de retraités français qui attendent le passage de leur fille.
Je m’arrête au refuge pour prendre et reprendre un bon plat de pâtes, toujours des pennes blancs (sans sauce tomates). Puis il reste encore 1300 mètres de D- d’ici la BV de Cogne, une descente interminable.
Et lorsque l’on entraperçoit Cogne dans la vallée, on se rend compte qu’il ne s’agit pas de Cogne (mais d’une autre commune) et qu’il reste encore près de 4 kms sur le plat… Il fait très chaud, cela cogne sur le casque (oui c’est facile à trouver mais à ce moment de la course on a déjà les capacités cognitives très réduites). A la BV de Cogne, je vais voir un médecin pour soigner ma plaie au-dessus du coude qui s’est infectée, il me demande de prendre une douche (ah je n’avais pas prévu ça !), je prends une douche qui fait un bien fou finalement, je remets le même maillot (je n’ai pas envie de faire trop de bruit en sortant tous mes sachets en plastique ziploc du sac jaune dans la salle de repos dans laquelle je suis stationnée). Je fais une tentative pour m’allonger sur un lit de camp, je perds un temps dingue à dérouler mon sac de couchage Millet, ainsi qu’à remettre de l’ordre dans mon sac. Je m’allonge 30 minutes pour me rendre compte que je n’arriverai pas à dormir. Donc je me relève, je range une nouvelle fois mon sac. En bref je « jardine » : très belle expression qui désigne le fait de gesticuler tout à fait inutilement. C’est donc bien vexé que je ferme mon sac avec la conscience d’avoir bien perdu mon temps.
Il est 16h55 lorsque je quitte la BV. Au moins il ne fait plus trop chaud et la température va vite baisser. La montée est très lente jusqu’à la Fenêtre de Champorcher. Et encore de magnifiques lumières de coucher de soleil. Ce col est très singulier par le fait d’être traversé par un énorme poteau porteur de lignes à haute tension. Et franchement loin de dégrader le paysage cela lui confère un rendu très singulier de fin du monde, digne d’un roman d’anticipation, je ne sais pas pourquoi. Mais je ne dirais pas que c’est laid. Arrêt au refuge Sogno avec toujours un accueil royal : je prends des pâtes et encore des pâtes pour attaquer la fin du col qui sera finalement très rapide avec l’aide de la frontale car la nuit vient de nous tomber dessus. Je regrette de ne pas avoir pris des photos de cette ascension de col sur sa première partie : est-ce l’effet « ligne à haute tension considérée comme dégradant le paysage » ? Il fait désormais nuit et je sais qu’il me reste cette « interminable » descente vers Donnas située au point le plus bas de ce Tor (330 mètres d’altitude). C’est un peu décourageant de savoir qu’il faudra juste après remonter à 2800 mètres d’altitude. N’y pensons pas. Je cours seul sans avoir quiconque ni devant moi, ni derrière moi. J’arrive au refuge Dondena (ou Chardonney ?) juste après minuit et j’y rencontre plusieurs coureurs. Une question me taraude : dois je enfin essayer de dormir ? Je n’ai pas vraiment sommeil mais le fait de me retrouver dans un lit bien douillet devrait m’aider à y parvenir. L’accueil à l’italienne est génial dans ce refuge : un plat de pâtes, encore un autre… et je pose la question : est-ce que je peux dormir ? La gérante du refuge me dit qu’il n’y a pas de problème et me conduit dans une chambre où je suis seul : quel bonheur ! Des draps, des couvertures bien épaisses. Je vais dormir comme un loir. Elle me demande pour combien de temps. Je lui dis « 1 heure » ! C’est toujours un « gros box » de se changer, enlever ses chaussures, son pantalon long, mettre ma deuxième couche chaude avec capuche pour me sentir comme dans un cocon. Il me faut au moins 10 bonnes minutes pour me préparer à me coucher. Et une fois que je suis sous les chaudes couvertures, j’attends en fermant les yeux. 10 minutes ? Rien. 15 minutes ? Rien ne vient… je commence à stresser et mes pulses commencent à monter. Et je me pose la question : « qu’est ce que je fais là dans un lit ? » Finalement au bout de 50 minutes je me lève sans avoir dormi une seule minute. Comme il est difficile de devoir se rhabiller ! Ceci d’autant plus qu’une fois dans le couloir du refuge on ressent une froidure qui glace le corps. Je ne me suis pas reposé mais qu’est-ce que j’ai froid maintenant, voilà ce que j’ai gagné ! Grégo, bien joué ! J’ai bien perdu 1 heure sous un drap pour rien. La gérante est surprise de me revoir, je lui dis que je n’ai pas réussi à dormir et qu’il vaut mieux pour moi de repartir dans la nuit bien froide. Quel bonheur ! C’est reparti pour la descente sur Donnas en solo. Il s’écoule 2 ou 3 heures qui me semblent interminables.
Finalement j’arrive à Donnas à 3h56 en ayant rejoint les coureurs que j’avais croisés au refuge précédent et qui m’avaient conseillé de dormir. Je vais retenter le coup de dormir… Ah ah ah, je ris jaune. Je vais encore jardiner dans cette BV encore quelques heures. Je vais encore jouer au personnage du roman picaresque « Grégo fait du trail » dans l’épisode intitulé « Grégo jardine dans la BV ». Qu’est-ce que je suis mal organisé, c’est juste pathétique. J’ouvre mon sac, il y a plein de matériel dedans et plein de sacs ziploc avec des habits, des batteries, des gels, je pourrais presque ouvrir un commerce. J’ai pourtant une feuille de procédure mais elle n’est pas vraiment adaptée. Je sors les batteries, il y a un spot dans la BV près du PC course pour les brancher, ce qui est remarquable de la part de l’organisation. A quoi bon d’avoir emmené sa batterie de recharge dans le sac de change jaune d’autant que je ne sais pas m’en servir ? Je vais d’abord me restaurer : plat de pâtes et encore un plat de pâtes. Je bois, je mange, je prends une douche et à cette heure là je suis tout seul dans les vestiaires. Et si je décidais de dérouler mon sac de couchage ? Je vais tenter un dodo qui ne viendra pas, comme d’habitude. Un léger assoupissement, en fait j’ignore si j’ai vraiment perdu conscience. J’en ai marre, je décide de tout ranger dans mon sac et de repartir. C’est assez pathétique, je refais mon sac trois ou quatre fois, il tombe en se vidant presque complètement par terre. Je n’ose pas regarder autour de moi de peur de croiser un regard narquois se gargarisant de me voir aussi maladroit. J’ai l’impression d’être un personnage d’un film de Jacques Tati.
Encore du temps de perdu alors que le chrono s’égrène toujours au même rythme. Mais qu’est-ce que je fous là ?
Je traverse Donnas sur les coups de 6h45 du matin et j’aperçois à un rond point un bus dont le panneau lumineux au dessus du parebrise du conducteur indique la direction de Gressoney. Pourquoi ne pas le prendre et m’éviter tout ce dénivelé et toutes ces heures de course ? La ville « industrielle » (?) qui n’est pas très belle s’éveille. Et là j’aperçois une lumière au bout du tunnel. Un café !!!! Un café ouvert !!! Une envie de prendre un cappuccino envahit tout mon être ! J’entre dans ce café comme si j’ouvrais une parenthèse dans cette course, un moment de liberté à moi, que je m’accorde. J’entre, mets mon masque et arrive au comptoir. Tout de suite les personnes attablées fixent le regard sur moi, sur mon dossard. Une italienne d’un certain âge me demande si c’est difficile. Je ne vous le fais pas dire ! Je commande un cappuccino que la dame aura l’amabilité de m’offrir en passant le message à la gérante derrière son comptoir. Je la remercie chaudement. Elle me laisse tranquille sans me poser plus de questions. Elle comprend mon besoin d’isolement pour déguster seul mon breuvage. 5 minutes hors du temps, hors de la course. Je repars avec des ailes. Je suis seul pour toute l’ascension à venir en direction du refuge de Coda qui figurera la moitié du parcours de ce Tor. Je ferai l’ascension tête baissée. Les derniers hectomètres pour atteindre le refuge sont très alpins, mais le temps se couvre très méchamment, on aperçoit des volutes de nuages très très vilains annonciateurs de brouillard et de perturbations. J’arrive au refuge sur les coups de 11h45 ce mardi. C’est la mi-parcours de ce Tor et je suis en course depuis exactement 48 heures (rappel : je suis parti dimanche à midi). Une tente a été installée le long du refuge de Coda, on se gèle grave car il y a un méchant courant d’air qui passe dans la tente. Je commande un bon bouillon de pâte et encore un autre pour me réchauffer. J’ai du mal à décoller, les 7 à 8 coureurs qui étaient là quand je suis arrivé sont déjà partis et moi je suis scotché à mon banc telle une moule à son rocher. Il faut se faire violence, de toutes façons je me gèle donc il faut se mettre en route pour se réchauffer. Le chemin est encore long d’ici la BV de Gressoney et le soleil a disparu. L’après midi va être très compliquée, je le sens. Et une heure plus tard, le sommeil – tant attendu – me tombe dessus d’un coup d’un seul durant la suite de mon périple. Enfin, je suis flingué ! Le sommeil se déploie et s’abat sur moi finalement après 48 heures de course. Au moins c’est toujours ça d’appris, c’est une bonne leçon, « attendre d’avoir bien sommeil avant de vouloir aller se coucher ». Les heures qui suivent sont un vrai chemin de croix car je dois lutter contre des paupières qui tombent. J’ai une démarche d’ivrogne qui titube, je me prends des cailloux. Je vois un épouvantail, une sorcière sur le bord du sentier. Tiens donc ! Enfin les hallucinations dont j’ai tant entendu parler, je n’avais jamais expérimenté cette sensation. Au moins c’est fait, la case est cochée. OK je comprends mieux de quoi il s’agit quand on évoque des hallucinations quand on est très fatigué et que l’on n’a pas dormi depuis plus de 50 heures. Le champs de vision est rétréci, et en périphérie le cerveau projette des images sur les éléments qu’il perçoit ; gros cailloux, grosses pierres. L’image prend forme comme si un projecteur formait l’image sur un support (comme des cailloux) telles les images projetées lors de la fête des lumières de Lyon. L’image formée n’apparaît que quelques dixièmes de secondes en périphérie du champs de vision et dès que l’on tourne la tête pour voir l’image dans l’axe des yeux, alors la représentation disparait. C’est assez divertissant, parfois cela fout un peu la trouille, car autant le dire la méchante sorcière ne faisait preuve d’aucune bienveillance à mon égard !
Dans ma marche de macchabée j’ai pour objectif de dormir dans le prochain refuge : le refuge della Barma. Je vais y rester presque 2 heures. Et autant vous le dire tout de suite : je ne vais pas encore réussir à dormir mais je vais bien m’y refroidir encore et encore. Je mange très bien dans ce refuge, encore un bouillon avec des pâtes et encore un bouillon. En fait j’ai l’impression que le fait de manger me requinque bien plus qu’une petite sieste. Néanmoins je demande une chambre, c’est encore tout un cinéma pour me déshabiller, je ne peux pas mettre ma couche chaude qui est mouillée (j’ai évoqué l’erreur de n’avoir qu’une seule couche chaude ayant laissé les autres à l’hôtel, c’est stupide). Je décide de me coucher uniquement avec mon T-Shirt. J’ai un peu froid, il y a quelqu’un dans la chambre qui a la chance de bien ronfler. Je vais fermer les yeux, m’assoupir, mais je n’arrive pas à dormir. Au bout de quelques dizaines de minutes je décide de me rhabiller. J’ai froid, je vais vite dans la salle de vie qui est chauffée. Je décide de repartir, tout penaud et le moral en berne de n’avoir pas encore réussi à dormir alors que j’étais complètement flingué en entrant. Tant pis. C’est reparti, je suis bien isolé mais au-delà de cela je me sens tout petit, pas vraiment à ma place, je me sens amateur sur cette course, inexpérimenté, imposteur. Je n’ai plus vraiment de souvenirs de ce qui se passe ensuite. Je crois que je passe le col du Loup en étant tiré par deux coureurs « père et fils » qui enchaînent la PTL et le Tor. Et puis ensuite je me retrouve seul encore pour la descente de nuit vers le refuge de Niel. J’ai vraiment un trou de mémoire de plusieurs heures. Premier souvenir : je vois un panneau qui indique « La Grubba dans 15 minutes ». Il s’agit de l’établissement qui est dans le refuge de Niel. Attention cela va être « the REFUGE » nec plus ultra de ce Tor. Et celui-là on ne peut pas l’oublier. Cela va me remonter comme un coucou. J’arrive au refuge Niel à 21h42. Une ambiance d’enfer attend les coureurs ! Tout d’abord cela ne ressemble pas à un refuge mais à la véranda d’un restaurant grand luxe. Je suis accueilli comme un roi par un bénévole qui est aux petits soins avec moi. Il me demande tout ce dont j’ai besoin, il me sert la meilleure polenta de tout le parcours du Tor. C’est juste incroyable. Une ambiance de folie car les bénévoles en nombre supérieur à celui des coureurs à ce moment là nous encouragent comme si nous étions des stars du foot. C’est donc complètement requinqué que j’attaque l’ascension qui vient tout en téléphonant à ma femme. C’est un grand moment. Je monte assez vite comme si j’avais des turbo réacteurs aux fesses. Tout ça pour arriver à Gressoney à 2 heures du matin avec une pèche d’enfer. Dans cette BV les bénévoles sont en nombre supérieur aux coureurs présents. A noter que l’on croise les coureurs du Tor des Glaciers dont les sacs de change de couleur bleue sont entassés sur l’estrade de la salle principale. Je prends la décision de me faire traiter mes ampoules par une masseuse. On me dit de revenir dans 20 minutes…pfuiii qu’est-ce que je vais faire pendant 20 minutes, se rendent ils compte que nous participons à une course avec un chrono ? Je reviens 20 minutes plus tard, or c’est trop tôt, encore 20 minutes d’attentes. Je perds mon temps et cela me stresse. Finalement une masseuse s’occupera de moi. Je suis à deux doigts de m’endormir sur la table de massage. Je suis surpris du soin qu’elle apporte à mes ampoules. Elle les enroule comme pour les momifier avec un strappe qui recouvre la quasi intégralité de mes deux pieds. Mais ce n’est pas vraiment ce que j’ai demandé. J’ai l’impression d’être une jeune fille chinoise dont on a enrubanné les pieds. Bon je décide de lui faire confiance et vais conserver mes pieds sous bandage pendant quelque temps, on verra bien. Je décide ensuite de déployer mon sac à de couchage sur l’estrade juste derrière les sacs de change du Tor des Glaciers. Le sol est un peu dur mais nous sommes 5 ou 6 coureurs à préférer cet endroit plutôt que la salle des lits de camps. Je vais réussir à m’assoupir…un peu. Je ne suis pas certain de perdre vraiment conscience et de tomber dans un sommeil profond. J’ai néanmoins l’impression de bien me reposer. Il est temps de repartir au petit matin. Il est alors 6h15.
Je traverse Gressoney au petit matin et n’ai plus vraiment de souvenir de ce à quoi ressemble cette bourgade. Ma mémoire est embrumée, je confonds avec la traversée de Donnas car elle a eu lieu à la même heure. Sur une partie de la montée je suis au niveau de deux coureurs du Tor des Glaciers dont le parcours de Gressoney à Oyace est exactement le même que celui du Tor des Géants. Ils sont partis le vendredi soir et ils me disent n’avoir dormi que 2 heures depuis. Ils ne semblent pas particulièrement convaincus de la beauté du parcours par rapport à celui du Tor des Géants (qu’ils connaissent car c’est le prérequis pour s’aligner sur les 450 kms des Glaciers). Mais tout d’un coup l’itinéraire que nous empruntons traverse une petite bourgade que je suis certain d’avoir traversé la veille au milieu de la nuit, j’ai une terrible angoisse de suivre des coureurs qui ne sont pas sur le même parcours que moi. J’ai l’impression d’avoir perdu la bonne trace pour me retrouver sur celle de la veille à rebours. Je leur dis que nous sommes perdus, que nous ne sommes pas sur la bonne trace et qu’il faut appeler le PC Course ! En fait je m’affole pour rien, nous sommes bien sur la bonne trace et le bourg que nous traversons bien que semblable à celui traversé la veille est bien inédit. Gros ouf de soulagement qui suit une forte montée d’adrénaline. Je n’ai aucun souvenir du col que je monte ensuite. En revanche, mes pieds qui ont été momifiés commencent à me faire mal. Je décide lors d’un arrêt au stand d’enlever tous ces sparadraps qui serrent et bloquent la circulation de mes pieds. Enfin c’est la libération, les ôter était la bonne solution. C’était une drôle d’idée de les momifier de la part de la podologue. Ma mémoire se rebranche à partir de la petite station de ski de Champoluc : élément singulier, le soleil est radieux ! Je me sens bien mieux. Et je fais une nouvelle pause dans un café pour prendre un cappuccino. Et rebelotte, une cliente me demande si cela va, me pose quelques questions et va m’offrir également le cappuccino. Je suis très surpris par cette bienveillance de la part du public. C’est juste énorme.
Je pointe au ravito de Champoluc à 10h50. Le moral est revenu au beau fixe.
J’appelle ma femme en faisant un tintamarre pas possible sur la seule table exposée à l’extérieur, je suis très discourtois et mal élevé, mais nous ne sommes que deux coureurs attablés. En fait une certaine euphorie s’empare de moi désinhibant mon aptitude à respecter les normes sociales. Je ne m’en apercevrai que beaucoup plus tard rétrospectivement. Je continue seul la montée à venir, je suis assez euphorique malgré le soleil qui disparaît. Je vais même partager ce moment d’euphorie avec mes supporters sur Wa ainsi que le bénévole du refuge du Grand Tournalin (avec un N et non un M !).
Je sais que le prochain Col s’intitule le Col de Nannaz et je dis à mon ami transalpin que la signification de ce terme phonétiquement en français a une signification assez amusante. Il ne comprend pas tout de suite ma remarque – il faut le dire pas très profonde – mais vu mes capacités cognitives du moment je ne peux pas faire plus spirituel. Et dès qu’il comprend ma référence il rit comme une baleine. C’est parti pour le col de Nannaz, j’ai le temps de faire des photos.
Tout va bien pour quelque temps encore. En effet les éléments vont très vite se dégrader… Une de mes citations préférées en Ultra est la suivante : « Tu te sens euphorique, ne t’inquiète pas, cela ne va pas durer longtemps ». Et celle-ci va se mettre en œuvre dans les heures qui suivent. Je vais la vivre dans ma chaire assez durement. La nuit qui vient va devenir un enfer pour moi où je vais toucher le fond.
Un violent orage s’abat sur moi dans la descente de Valtournenche. Je n’ai vraiment pas de bol, je suis à environ 30 minutes de la BV de Valtournenche que des seaux d’eau s’abattent sur ma tête. Je me change très vite pour mettre mon pantalon imperméabilisé, ma troisième couche Gore Tex, mes gants imperméabilisés. Je suis dans un cingle en pente qui se transforme très vite en un torrent de boue. J’arrive complètement détrempé à Valtournenche à 15h45 dont la salle principale de restauration a le sol détrempé. Franchement quel accueil, humide ! En revanche il y a une très grande salle de spectacle avec des sièges comme au théâtre et une très grande salle de gymnase pour dormir. Je vais passer dans cette BV pas moins de 5 heures. Pourquoi ? Parce que les conditions météorologiques demeurent mauvaises jusqu’en début de soirée et que je me sens déjà rincé. J’ai une trouille bleue de ce qui m’attend et prends la décision de rester et de camper ici tant que les conditions météo ne se seront pas améliorées. D’ici là c’est douche, jardinage, j’ignore si je vais montrer mes bobos au masseur (j’ai oublié), et je vais m’allonger sur un matelas de gymnastique avec mon sac de couchage car c’est bien plus confortable que les lits de camps. Je crois que j’arrive à dormir au moins 1 heure.
Je ressors de cette salle pour aller me restaurer à 19 heures à côté d’une femme des pays de l’est qui me dit qu’elle « adore cette course » et qu’elle « ira directement à Courmayeur sans s’arrêter à Ollomont ». Il y a un côté un peu esbrouffe ou surenchère dans sa manière de me parler. Elle est surexcitée, je prendrais bien les mêmes cachets qu’elle. Elle me scie vraiment la nana, une vraie warrior des forces spéciales du KGB alors que moi je suis une poule mouillée à côté. Cela dit je n’arrive pas à identifier aujourd’hui son nom parmi les finishers. Quant à moi je continue à jardiner dans cette BV d’autant qu’il continue un peu de pleuvoir. Bref je suis une vraie mauviette. « Chat échaudé qui craint l’eau froide » : une expression qui me va comme un gant. Et puis au bout d’un moment l’ennui me prend et je décide d’y aller car il faut bien y aller un jour… Je quitte cette BV à 21h23 : l’enfer ne fait que commencer.
Il est dit que cette partie est une des plus belles du Tor, je sais que je la parcourrai de nuit, que je ne verrai pas grand chose. Je vais entrer dans un brouillard. Il fait nuit et je vais vivre un moment terrible. Tout d’abord le balisage est juste dramatique. Les rubalises sont très espacées depuis Gressoney et c’est à se demander si on n’a pas ôté les rubalises pour n’avantager que ceux qui sont dotés d’une montre GPS avec le parcours chargé, ce qui n’est pas mon cas car ma montre a pour seule fonction de … me donner l’heure. Il y a du vent, un petit crachin, et par dessus le marché, je traverse un long et épais brouillard. Je ne vois plus aucune rubalise et ma traversée ressemble à un jeu de piste. Au moins l’adrénaline coule à flot dans mes veines ce qui a pour vertu de me maintenir en éveille ! Je jardine pendant quelques dizaines de minutes, complètement perdu, ne sachant pas quelle direction prendre. Je ne sais même plus d’où je viens. Donc je m’arrête et attends qu’une lampe frontale se tourne dans ma direction. Une jeune femme italienne arrive à mon niveau et je m’attache à rester dans sa roue. Mais je vais devoir faire face à un autre très gros souci. Je commence à avoir très mal en descente au muscle qui longe le tibia juste au dessus du coup de pied. Les descentes sollicitent énormément ce muscle car je suis en retenu et ce muscle fait un travail en excentrique au même titre que le quadriceps (qui lui est OK, bon pour le service). Donc cela ne va pas très bien. Je m’arrête au refuge Maggia pour demander à dormir 2 heures car je ne me sens pas bien. Et ce sont deux heures qui me feront un bien fou : le vrai dodo de ce Tor. Toujours cet accueil incroyable des bénévoles italiens aux petits soins pour toi. Je repars dans de meilleures dispositions bien remonté. Je n’ai plus de souvenir de ce qui suit, dans ma tête c’est me brouillard. A tel point qu’au petit matin je croise un coureur pour lui demander quel jour nous sommes. J’hésite entre le mercredi et le jeudi avec un penchant pour le mercredi. Le coureur me dit « Thursday ». Je tombe de mon arbre. Je dois appeler ma femme pour lui souhaiter son anniversaire. J’avais bien retenu le process suivant : « le jeudi tu appelles pour souhaiter un bon anniversaire à ta femme ! ». Au moins c’est simple à mettre en œuvre. Il est 8 heures du matin environ.
Ma femme me dira plus tard que je n’étais pas tout à fait dans mon état normal car il semble que j’ai éclaté en larme et beaucoup pleuré à la fin de la communication. Or au moment où j’écris ces lignes je n’en ai plus le souvenir. En revanche je me souviens de cela : Elle me remonte comme un coucou en restant très calme alors que la situation que je lui décris est plutôt catastrophique. « J’ai mal, si mal au dessous du tibia ! ». « Adresse toi à un médecin pour prendre un doliprane cela va passer. Prends ton temps » : c’est en substance ce qu’elle me dit. Cela me remet en selle pour la suite. Les douleurs au tibia ne sont pas aussi fortes que la nuit qui vient de s’achever et j’arrive à Oyace à 12h18 après une longue descente à la recherche d’une pharmacie…mais dans ce bourg de 200 habitants, il n’y a pas de pharmacie. Je me restaure comme à l’accoutumé ; pasta et ensuite encore de la pasta. J’ai pour habitude de prendre ces petits cakes entourés d’un sachet en plastique (marque Mulino Bianco de Barilla) à chaque ravito. Je trouverais probablement cela mauvais en temps normal mais ils m’apportent un grand contentement dans le cas présent. Je prend même du chocolat que je trouve délicieux, probablement pas terrible dans les faits, mais je suis dans un contexte surréaliste où il est question de « survie en condition extrême » où mon métabolisme considère que tout ce qui contient des calories est très très bon pour lui. Après Oyace il reste encore un col que j’avale aussi vite que mes petits cakes, il s’agit du col Bruson qui ne présente aucune difficulté particulière. Dommage que le ciel soit aussi plombé car le paysage d’alpage sous un ciel gris n’est pas très attrayant à mes yeux. Et très vite nous descendons vers la toute dernière BV, celle d’Ollomont à 16h45. Encore pas de chance, je vais me prendre la douche juste avant d’arriver ! A 1 km près c’est un déluge qui me tombe dessus. La BV est hyper humide et donc très inhospitalière. Je ne peux pas prendre de douche car on doit ressortir avant de retrouver la grande tente où sont situés les lits de camps. C’est la BV la plus mal foutue de ce Tor, étriquée, mal équipée, humide. Vivement que l’on parte, mais j’aimerais tellement qu’il s’arrête de pleuvoir ! Je me sens seul et n’ai plus vraiment le niac pour continuer. J’enlève mes chaussettes et là horreur. Ma jambe droite a enflé au niveau de ma blessure, elle ressemble à un poteau. Il faut impérativement que j’aille voir le médecin pour le strapping. Le médecin ne semble pas affolé en voyant ma blessure et l’œdème qui l’entoure. Elle fait le bon diagnostic car elle sait mieux que moi dans quelles conditions cela me fait mal : « vous avez mal en descente c’est ça ? » « Et demain c’est la descente pour Courmayeur ? ». « Allez je vais vous permettre d’y arriver ». Yesss ! Je suis soulagé, elle est très optimiste ou tout du moins n’est pas alarmiste. Merci à elle. Grâce à son strap je vais être finisher. Avec Joachim P. nous décidons de partir ensemble de cette BV. Il est 20h16. Go ! C’est la dernière étape. Elle va être longue mais elle a pour dénouement la finish line à Courmayeur. Inutile de vous dire que je ne vais pas être capable de fermer l’œil dans cette dernière BV.
On décide Joachim et moi d’initier cette nouvelle étape ensemble. On a le même rythme et je mène le train dans les montées. Il n’en reste que deux : Champillon et le fameux Col Malatra, la fenêtre de la délivrance. Je n’ai plus beaucoup de souvenir de ce premier Col que l’on monte d’une traite en pleine soirée à l’exception d’un ravito tout à fait exceptionnel, le refuge de Champillon (le refuge qui vous pousse à vous réinscrire pour un autre Tor des Géants). On nous accueille avec un barbecue qui comprend de la porchetta et de la polenta, c’est juste une tuerie, et comme on est mal élevés, mais affamés, on en redemande !
Je ne me souviens plus du reste du col. Tout ce que je peux dire c’est que la descente sur St Rhémy en Bosse va être un vrai chemin de croix qui va durer près de 4 heures entre 23h et 3 heures du matin. Je ne sais plus à quel moment Nicolas C. nous rejoint. Mais c’est bien à 3 coureurs que nous allons arpenter cet interminable faux plat descendant qui n’en finit pas d’autant que le sommeil s’abat sur moi, m’étreint et me pousse dans le fossé. Or mes deux compagnons continuent bon train et je dois me faire violence pour les suivre, me donner un bon coup de pied. Mes paupières sont lourdes, très lourdes. Joachim et Nicolas ont suffisamment d’énergie pour discuter entre eux, moi je n’en ai aucune pour faire fonctionner les aires du langage de mon cerveau. J’ai déjà du mal à fournir l’énergie requise pour mettre un pied devant l’autre. J’ai mal au muscle de mon tibia car nous sommes en légères descente, cela tire et je grimace. Je ne me souviens plus des sujets profonds que nous avons abordés si ce n’est celui de savoir s’il vaut mieux utiliser la machine à laver ou l’eau de la douche pour laver ses chaussures de running. C’est à peu près tout ce dont je me souviens. Joachim nous parle d’une exposition dont on ne saura ni ce qu’elle abrite ni où elle est située. Bref les conversations sont lunaires…
Enfin le ravito très très bruyant de St Rhémy en bosse arrive. Mes compagnons ont envie de dormir sur les bancs dans cette salle de ravito où règne un vacarme pas possible en raison d’une chaudière qui fait un bruit digne des manufactures du temps de la révolution industrielle. Même le mobilier est aussi rustique que cette époque. Pour moi impossible de dormir, je vais jardiner pendant 1 heure en attendant que Nicolas et Joachim se réveillent. Je suis en fait assez excité et à la fois pas trop pressé d’entamer cette ultime ascension tant désirée et fantasmée : le Col Malatra (2900 mètres). C’est parti ! Nous quittons ce ravito du 19iem siècle pour l’ascension ultime. La pente est dans un premier temps très douce, nous sommes dans un alpage dont on entend les cloches de multiples vaches. Le toponymie du lieu « Le Merdeux » ne laisse aucun doute. Nous en avons plein les chaussures de runnings. Au moins quand les ancêtres ont dû trouver une dénomination pour ce lieu ils sont allés droit à l’essentiel. Appelons cette prairie : « Le Merdeux ». Ne nous cassons pas la tête, faisons simple, avec ce que nous avons sous la main. Nous poursuivons Joachim et moi en silence la montée qui devient plus minérale. Nous percevons au loin les lumières du refuge Frassatti qui est tellement haut que l’on a l’impression qu’il est suspendu dans les aires. Je n’aime pas trop lever la tête pour voir à quelle distance il est… c’est trop haut et démoralisant. Je préfère regarder devant moi en mettant un pied devant l’autre. Nous y sommes : refuge Frassatti atteint à 6h36. Nous voyons Thierry qui est en train de dormir sur une table et qui nous avait distancé de 30 minutes au refuge de St Rhémy. On se restaure très rapidement et on reprend l’ascension. Et nous allons commencer à vivre un instant magique à mesure que nous continuons les 300 mètres de dénivelés qui nous séparent de la « fenêtre du Col Malatra » (c’est ma dénomination toute personnelle). L’aube est en train de surgir. Nous contemplons un spectacle exceptionnel. J’appelle ma femme à partir de 7h30 et lui permet avec la vidéo de partager ce moment incroyable.
Les premières lumières du soleil commence à embraser le col Malatra.
Joachim et moi prenons notre temps à contempler le spectacle de lumière naissante. Le reste du dénivelé est juste du gâteau.
Nous arrivons à la fenêtre et continuons la séance photo avec un pro qui est posté à ce niveau. J’ai en tête la couverture du livre de Stefano Torrionne très connue et qui trône depuis 2 ans sur mon piano à Paris. Je rêve de reproduire la photo.
C’est juste magique et me procure une émotion plus intense que celle que je ressentirai à l’arrivée. Je le sais mais je le savais déjà avant le début de la course. Le massif du Mont Blanc nous fait face et nous invite à la descente à son pied où se situe Courmayeur. Nous pointons au « Pas entre deux Sauts » à 9 heures pile. La journée s’annonce très belle. Le soleil va commencer à piquer. Je me mets en T-Shirt / crème solaire XXL / lunettes de glacier. Il ne reste plus que 15 bornes à peine. Il ne reste que le plaisir de la descente avec un panorama exceptionnel sur le massif. Joachim et moi-même sommes rejoints dès lors par Nicolas C. Nous continuerons la fin du parcours jusqu’au Mont de la Saxe sous un soleil qui commence à bien taper sur le casque.
Ensuite j’ai ma femme au téléphone puis mon frère durant la descente hyper technique sur Courmayeur (tracé de l’UTMB dans le sens inverse), je prépare la descente. Je suis à Courmayeur dans moins de 30 minutes. La chaleur est harassante à l’entrée de Courmayeur, le soleil brûle. J’ai hâte d’arriver, le parcours nous fait passer par des jardins publics pour une arrivée plus directe sur la rue centrale de la ville.
Enfin j’y suis. Je vois l’arche, je cours… non à ce moment précis je vole. Il est midi plein, heure pour heure après en être parti et exactement 5 jours plus tard.
Finisher.
Merci à mon épouse pour m’avoir permis d’y aller.
Merci à mon équipe de supporter sur Wa : Fabrice mon frère, Jean-Michel, François, Emmanuel et mon fidèle ami Sylvain.
Un très très gros merci à tous les bénévoles que j’ai pu croiser durant cette course. Valdotains, vous êtes formidables !
Le Tor des Géants est une épreuve marquante physiquement et psychologiquement. L’épreuve d’Ultra la plus difficile que je n’ai jamais courue. Je ne la recommande pas à la légère. Il faut avoir faim, avoir la foi pour envisager de surmonter cette épreuve énorme. A l’heure où j’écris ces ligne à J+8 après l’arrivée, je suis encore marqué, traumatisé ? Et je n’envisage pas de resigner.
Mes nuits sont encore hantées par la course. Je suis encore très éprouvé.
A J+3 de retour à Paris ma balance indiquait +4 kgs en raison d’œdèmes sur mes deux jambes, le visage également. Ces 4 kgs ainsi que les œdèmes ont disparu en 3 jours. Il reste la blessure au niveau du releveur en bas du tibia qui m’empêche de dormir convenablement.
Le Tor des Géants, c’est du très lourd, c’est très marquant, c’est clairement un « cornerstone » très significatif dans la carrière d’un UltraRunner. Je ne sais pas à quoi cela va aboutir mais je ne pense pas rester le même une fois que tout cela sera digéré.
Je ressens un besoin profond de tourner la page car c’est une expérience très marquante presque traumatisante. Ce récit est un des moyens pour se faire.
Et votre intérêt à me lire me permet d’y arriver. Merci à vous.
addendum : Mais à l’heure où j’écris ces lignes (janvier 2022) il s’est écoulé de l’eau sous les ponts, et l’envie est revenue. Le souvenir des souffrances a disparu, seule l’envie et seul le plaisir demeurent.
10 commentaires
Commentaire de JuCB posté le 26-09-2021 à 08:33:41
Ton récit ressemble à s'y méprendre à celui que je m'apprêtais à écrire : ce sentiment semi-amnésique où il manque la moitié des cols, les 2/3 des descentes, cette incapacité à dormir... ;-) C'est parfait : je vais pouvoir épargner tout le monde et on s'évitera une querelle de copyright !
Pour le col le + dur jamais vu, c'est comme Jano avec l'Arpette sur la SP. La nuit, la fatigue rendent le dernier col le plus dur. 8)
Beaucoup d'humilité dans ton discours : j'ai eu un peu peur en te voyant quitter en courant la cérémonie suite aux photos de groupe, je me suis dit que tu étais revenu bien vite dans notre environnement quotidien (je comprends évidemment les impératifs). Je suis rassuré à a lecture de ton récit : t'es encore bien perché !!
Profite bien de ce sentiment de pleinitude qui t'habite et bon courage pour choisir les suivants : t'as encore plein de cailloux à découvrir !
Commentaire de Grego On The Run posté le 28-09-2021 à 22:40:37
Merci pour ton retour :-) Pas de problème je ne demanderai aucun copyright ! La SP c'est quoi ? Histoire que je ne m'inscrive pas à cette course. Je n'ai pas pu rester pour la photo de groupe car j'avais une navette qui m'attendait pour Chamonix il fallait impérativement que je parte me restaurer avant de la prendre. Quant à la pleinitude c'est plutôt les fantômes qui me hantent la nuit, je suis assez loin de planer pour l'instant.
Commentaire de Cheville de Miel posté le 27-09-2021 à 09:25:36
Faut que j'arrête de lire des récits du TOR, je serais tellement déçu de ne pas être pris en 2022.
Le sommeil, ça fait plaisir de voir qu'en fait on est plein à ne pas savoir le gèrer!
Merci pour ton récit!
Commentaire de Grego On The Run posté le 28-09-2021 à 22:41:44
T'inquiète pas. Un témoignage ne vaut que pour celui qui l'écrit. Nous avons tous des ressentis différents. Vas y ! Et fais nous part de ton expérience. Ce sont les approches, toutes différentes qui nous enrichissent.
Commentaire de elnumaa[X] posté le 27-09-2021 à 10:14:56
merci Greg , long récit très intimiste et fascinant , un peu flippant qd mm enfin dumoins anxiogène ..
à l'inverse des autres doux-dingues , ceci étant plus je dévore vos récits , plus je réalise que vos aventures un poil extrèmes ne sont pas pour moi . je me contenterai d'une seule nuit dehors , sans éosine ni bandage momifiant des orteils ;-))
bonne récup , et bonnes reflexions post course ..
oui comm dit Ju redescendre ça prend du tps .. vu ton palmarès et le nombre de courses réalisées , peut être se tourner vers d'autres expériences ... mais lesquelles ;-)
@++
Commentaire de Grego On The Run posté le 28-09-2021 à 22:44:04
Merci pour ton intérêt et ton retour. Non pas anxiogène, c'est juste un ressenti personnel, nous sommes tous différents. Revenir sur mes courses préférées dans lesquelles je me sens si bien : TransAubrac, SaintéLyon, X-Alpine : ce sont mes trois préférées.
Commentaire de dpierrick posté le 27-09-2021 à 21:49:42
Pfiou quelle performance ... boucler la boucle en 120h ! Peut-être que quand tu auras digéré la course, tu réfléchiras au fait que tu es éligible pour le TOR des Glaciers ;-)
Petit truc au passage concernant le sommeil (même si je ne sais pas si je peux te donner des conseils vu ton niveau): J'ai moi aussi souvent eu du mal à trouver le sommeil sur les courses précédentes, et à gérer le stress de "vite il faut que je dorme, c'est maintenant ou dans 24h". J'ai réglé ça en écoutant à chaque fois une histoire qui m'est racontée (oui oui, comme les petits enfants :D ). En concentrant mon attention sur la voix, j'oublie le stress du temps qui file ... et je n'ai jamais entendu la fin des histoires :-)
Commentaire de Grego On The Run posté le 28-09-2021 à 22:44:58
Ouha la la il va falloir que je teste alors !! Merci à toi. Je prends bonne note.
Commentaire de jano posté le 29-09-2021 à 23:07:42
j'ai bien aimé ton récit, ça m'a remis dans le mien de 3 ans plus tôt. Et puis comme j'avais suivi avec attention ta progression, ça me permet d'avoir les explications sur mes analyses live.
Du coup, jusque Donnas, tu étais très proche de mes temps mais je pensais que tu gérais tout nickel, sans penser que le sommeil te posait problème. Et le sommeil, c'est quand même vachement important...tu l'expliques bien dans ta 2ème partie du Tor. Important pour bien avancer, et surtout pour profiter et avoir des souvenirs sympathiques.
Moi aussi, j'ai trouvé des solutions pour le sommeil avant d'y aller mais c'est clairement pas facile pour tous.
Sinon, la SP c'est aussi en suisse mais vu que tu vas retourner à la x-alpine...
Commentaire de Grego On The Run posté le 08-10-2021 à 16:33:10
Merci Jano pour ton retour. Eh oui la SP c'est la SwissPeak :-) j'avais pas capté. Je pense que la gestion des BV est un point crucial et que j'ai zéro pointé en la matière. Champion du jardinage ; c'est moi. Pour l'année prochaine on va faire des classiques en terme de format ; ce que j'ai l'habitude de faire chaque année. Une année de repos quoi ;-)
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