Récit de la course : SwissPeaks Trail - 360 km 2020, par CharlyBeGood

L'auteur : CharlyBeGood

La course : SwissPeaks Trail - 360 km

Date : 30/8/2020

Lieu : Oberwald (Suisse)

Affichage : 2892 vues

Distance : 315km

Objectif : Pas d'objectif

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A trop tutoyer l'enfer, on a le feu aux fesses...

Juin 2020. En cette année si particulière, la sanction tombe : le Tor des Géants est annulé… Un jour pour digérer la déception de ne pas repartir voyager sur les sentiers valdôtains, un jour de plus pour évaluer mon degré de forme et mon envie de quand même vivre une aventure au long cours, un dernier pour me renseigner sur le parcours et lire quelques informations et récits et me voilà inscrit sur la Swisspeaks 360 ! Comme lot de consolation, on peut difficilement trouver mieux : les Alpes dans toute leur splendeur, à parcourir du Haut au Bas-Valais, une histoire – suivre le Rhône de sa source à son embouchure dans le Léman, 315 km (il a fallu réduire la voilure en raison du Covid) avec un départ à Bettmeralp, magnifique village haut perché à côté du grandiose glacier d’Aletsch… tous les ingrédients sont réunis pour une « balade » mémorable.

Dimanche 30 août, je prends le train direction Brigue pour rejoindre, un jour en avance, la zone de départ. Grand moment que l’arrivée à près de 2000 mètres sous de gros flocons et de patauger dans la neige mouillée qui couvre les routes du village pour rejoindre mon hôtel ! Tout de suite, le rappel est clair : un ultra de ce type n’est jamais un long fleuve tranquille, il faut être prêt à toutes les éventualités climatiques, outre les autres aléas de course.

Lundi 31 août, on sent la pression monter dans le village envahi de traileurs. La zone du gymnase grouille de petites fourmis aux tenues bariolées. Comme de coutume, on peut faire un cours de géographie en observant les t-shirt et vestes des coureurs, la plupart ayant sorti de la naphtaline leur plus beau trophée à arborer fièrement dans la meute des traileurs, à l’image des boxeurs qui ne manquent jamais une occasion de se toiser et se jauger avant d’en découdre sur le ring. Heureusement, nul caractère belliqueux dans ce petit monde des coureurs d’ultras, bien au contraire !

L’opération « je-prends-de-l’avance-sur-le-sommeil-en-faisant-une-grosse-sieste » ayant fait un gros flop, c’est enthousiaste et plein d’énergie que je me rends au départ vers 23h, mais de loin pas reposé… La particularité de cette édition modifiée de la SP360, outre la réduction kilométrique de 45 km, est son départ nocturne, à 0h00 le 1er septembre. Nous commençons donc directement par une nuit blanche qui est tout sauf ma tasse de thé, moi qui souffre toujours beaucoup de la privation de sommeil. La suite de l’aventure me le rappellera cruellement.

Une heure à tuer le temps en discutant avec quelques amis retrouvés dans la salle où nous patientons, des plans de course partagés qui ne survivront souvent pas à la première journée de course, des conseils glanés auprès des vétérans de la course qui distillent leur connaissance de bon cœur et déjà nous nous retrouvons, sous une fine bruine, dans le sas de départ. Quelques recommandations en trois langues, un petit clip d’une chouette chanson revisitée et « customisée » pour la SP par Philippe, le Ménestrel – qui participe d’ailleurs à la course armé de son yukulélé – et il est temps de faire ce premier pas qui nous rapproche, inexorablement, du but, du graal, du nirvana : Le Bouveret !

Fidèle à la tactique employée lors du dernier Tor et adoptée après discussion avec le Sénateur Arnaud (Dix Tor des Géants à son actif…), je pars très prudemment et me refuse à courir en descente pour préserver mes jambes en ces premières heures de course et permettre à mon corps d’assimiler les nouvelles données : tu seras opérationnel, actif, en parfait état de marche 24h/24 pendant les 5-6 prochains jours ! Un tel programme mérite bien un lancement en douceur et au risque de passer pour un doux illuminé, je le lui rappelle régulièrement à haute voix…

Dès que nous perdons un peu d’altitude, bruine et brouillard font place à une nuit fraiche mais plutôt claire. Je me retrouve relativement seul en fin de peloton, la tactique adoptée n’y étant bien entendu pas étrangère. Brigue apparaît bientôt en contre-bas. Sa gare illuminée est un phare vers lequel on se dirige inexorablement. La vallée est traversée et nous rejoignons, pour ne plus la quitter avant l’arrivée, la rive gauche du Rhône. Les premières montées se dressent sur notre route et nous rappellent que nous aurons 23'000 D+ à avaler avant la délivrance finale…

Le premier ravitaillement de Ried est un excellent réconfort. Pas tant au niveau des victuailles (même si le saucisson à la betterave était excellent !), ni au niveau du classement (je suis 221e et pas loin des profondeurs du classement), mais parce que j’y vois Sénateur Arnaud : s’il est au ravitaillement en même temps que moi, c’est que je suis dans le juste avec ma tactique prudente !

Cette année, j’ai été sérieux : j’ai téléchargé la trace gpx de la course. Je ne pensais pas que je m’en féliciterais aussi rapidement ! Une longue portion du parcours n’est en effet plus balisée (on parle de quelques centaines de mètres, pas de dizaines de kilomètres, pour garder le sens des proportions…) et plusieurs concurrents sont aux abois, ne sachant plus s’il faut poursuivre tant qu’il n’y a pas de balises visibles ou s’il faut rebrousser chemin… C’est là que Zorro, alias Charles, est arrivé, a dégainé son smartphone et a vérifié que tout notre petit groupe se trouvait bien sur la trace menant au ravitaillement de Lengritz, quelques 1300 mètres plus haut…

La suite est une longue et lente montée s’achevant dans un pierrier au lever du jour qui me permets de râler sans vergogne et de me dire in petto : je n’aime pas cette course ! Incroyable ! Je suis dans les trente premiers kilomètres de cette belle aventure et j’arrive à me dire que je ne suis pas heureux de parcourir ces sentiers sauvages qui nous rapprochent des hauts plateaux enneigés. Pourquoi ? Est-ce le froid qui commence à se faire plus présent et enveloppant, au point que mes mains, à travers les gants, sont sur le point de devenir inutilisables à force de se refroidir ? Cela tient-il au manque de sommeil que je commence déjà à ressentir imperceptiblement ? Un brin de nostalgie du Tor viendrait-il polluer mon esprit guerrier au point de m’empêcher de profiter du moment présent, moi l’adepte du carpe diem ? Je pense que je n’aurai jamais la réponse à cette interrogation, mais une chose est sûre, je subis cette montée et me jure déjà (promis-juré-craché !) que c’est la dernière fois que je m’inscris à cette course… La suite me rappellera la justesse du dicton « fontaine je ne boirai pas de ton eau »… et j’en suis très heureux !

Tout en trouvant tous les défauts de la terre à cette SP 360/315, je gravis régulièrement ces pentes abruptes et caillouteuses jusqu’au ravitaillement, une petite tente exposée plein vent (bravo les bénévoles, il devait faire au minimum -25° là en-haut !!!). Impossible de se reposer, s’éterniser à cet endroit assure la pneumonie et l’abandon de la course dans les 24 heures. On peut objectivement râler et être au degré zéro de la force de caractère et de l’envie, mais il reste une petite parcelle de raison dans cette toundra de sentiments inutilement négatifs : il me faut entre 24 et 48 heures pour commencer à « être dans le coup » et faire admettre à mon corps qu’il doit s’adapter au régime inhumain que je souhaite lui infliger. Je sers donc les poings, quitte rapidement le ravito pour passer le col Nanzlicke, au damier de neige et herbe mélangés, et poursuis mon chemin en direction du prochain ravitaillement de Giw où j’espère pouvoir bénéficier d’un peu plus de chaleur et de victuailles qui pourraient me donner envie de découvrir la suite de l’aventure.

Giw doit être une magnifique halte dans une randonnée au travers des Alpes. Superbe chalet à près de 2000 mètres d’altitude, j’y bois le premier verre de ma boisson fétiche des ultras, un lait avec du sirop grenadine à faire relever les morts tellement il est bon ! Je profite d’un petit quart d’heure de pause pour jouir du soleil montant tout en ayant mes fesses bien calées sur un banc. Cette pause me fait du bien avant tout au moral, mon estomac n’étant toujours pas prêt à modifier son véto à toute ingestion d’aliments solides en grande quantité.

Le soleil est de retour et le parcours ne semble pas trop ardu. Le niveau d’énergie après ce premier bon ravitaillement et arrêt est remonté en flèche, comme le moral. Les paysages en alternance entre champs et forêts, avec au détour quelques moutons qui ressemblent à autant de nuages (il y a plus de blancs que de noirs, heureusement, car je n’aime pas la pluie !), me ravissent et mes pieds foulent avec plaisir ces fréquents tapis d’aiguilles de pins ou de feuilles annonciatrices de l’automne. L’arrivée à Eisten se fait sous un cagnard qui contraste furieusement avec l’atmosphère congelante de la fin de nuit.

Cette première base de vie est très difficile à appréhender pour moi. Elle arrive beaucoup trop tôt dans la course (un peu plus d’une douzaine d’heures), en plein jour, alors que je ne me sens plus fatigué, mais d’un autre côté je sais que je repars pour plus de 50 km avec des cols qui ne seront pas une promenade de santé et qui m’obligeront à passer quasiment une seconde nuit blanche de suite… En bon Suisse, je choisis la solution de compromis : un changement rapide de tenue, une première salve de ravitaillement, une heure de repos où je vais tenter de m’endormir, seconde ration de pâtes puis retour aux affaires.

De la théorie à la pratique… il faudrait un endroit correct pour dormir et des camarades d’effort plus discrets dès qu’ils se trouvent à proximité des lieux de repos ! J’ai donc repris ma litanie d’ex-communion des organisateurs incapables d’offrir un lieu calme et séparé (l’estrade de la salle communale avec un rideau reste un peu léger en terme d’isolation phonique…) en me préparant à repartir. Après avoir troqué mes pantoufles d’hôtel (qui ont fait fureur en donnant un côté tellement « cool » et « zen » dans une course pareille) contre mes grolles de course, taillé une bavette avec quelques concurrents et leurs accompagnateurs (que je reverrai à plusieurs reprises par la suite), je repars en compagnie d’Emmanuelle, concurrente avec laquelle je vais vivre l’aventure jusqu’au bout dans un échange de bons procédés gagnant pour les deux : elle me réveille dans les cols, la nuit, et j’assure la navigation, la gestion des barrières horaires et le rythme des montées lorsqu’elle a un coup de mou.

Le mur après Eisten est un de ces cols type Crosatie sur le Tor : on se met en mode pilotage automatique, on prend le « pas du guide » et on enchaîne les lacets à rythme régulier. Tant Emmanuelle que moi-même courons sans montre (il y en a donc deux sur tout le peloton, nous nous sommes bien trouvé !), c’est donc aux sensations que nous gérons notre avancée, surtout qu’elle ne connait pas plus que moi ce parcours qu’elle fait pour la première fois.

J’ose à peine le dire, mais sur la fin de la montée (qui est en fait une longue traversée à flanc de montagne, totalement à l’ombre), j’ai froid et me réjouis de rejoindre le col qui nous fait basculer dans la vallée de Zermatt, au niveau des remontées mécaniques de Grächen. Petite pensée pour mon ami René qui m’a si souvent parlé de ce village dont je peux confirmer le côté charmant, bucolique et ensoleillé : excellent lieu de villégiature, dont je ne peux malheureusement pas profiter.

Le retour au soleil est un vrai bonheur. Immédiatement, tout prend une autre dimension, positive. La nature est lumineuse et l’envie de rejoindre le ravitaillement de Zum See se double de douces sensations de réchauffement. Le magnifique hôtel-restaurant qui nous accueille au bord du lac est quasiment vide. Nous sommes quatre à nous restaurer et le même nombre à dormir sur un matelas dans une petite pièce attenante tempérée. Anticipant la difficile période de nuit à venir et le risque de ne pas avoir de lieu pour dormir, je m’essaie à une petite sieste lorsqu’une place se libère. 30 minutes plus tard, après avoir somnolé un peu et surtout m’être refroidi – l’absence de couverture rend le repos très difficile… – je m’offre un plat de pâtes chaud et mon lait grenadine fétiche avant de repartir à la nuit tombante.

De la suite, peu de souvenir… Il faut avouer qu’après avoir traversé Grächen et Sankt Niklaus pour rejoindre l’autre côté de la vallée, j’ai commencé à faire ce que je connais le mieux dans les montées nocturnes, soit dormir en marchant. L’Augsbordpass n’est pas une mince affaire avec ses 1800 mètres de dénivelé qui nous font culminer à 2892 mètres dans un paysage minéral et glacial. L’intermède Jungu, à mi-chemin, est le bienvenu pour couper la monotonie de l’ascension nocturne. Une charmante et courageuse bénévole brave le froid piquant pour nous restaurer un peu et remonter le moral des troupes. Je m’affale un moment dans les transats à disposition, m’entoure d’une couverture (dieu merci il y en a quelques-unes à dispositions à cet endroit, il aurait sinon été impossible de s’arrêter ne serait-ce que cinq minutes), me réchauffe d’un thé en grignotant et lève le nez pour admirer le ciel étoilé. Quelle beauté quand même ! Au-delà de la fatigue et du manque de sommeil, je ne peux qu’être émerveillé par le lieu où je me trouve, au milieu de la montagne, dans un hameau bucolique à souhait, à contempler les étoiles… mais à devoir me préparer à passer le col, 900 mètres plus haut ! Et ce ne sera pas une partie de plaisir…

L’avantage avec moi, c’est qu’on est directement fixé : trente minutes après avoir quitté Jungu, le bal de l’endormissement commence… Je perds la notion du lieu, du but, de la réalité de ma progression. Je suis certain d’être au taquet alors que je m’endors en permanence, tantôt en continuant à marcher (le mieux, au moins j’avance…), tantôt en étant en équilibre instable sur mes bâtons, tel le berger surveillant ses moutons. Le pire, c’est que dans les rares moments de lucidité, j’arrive encore à avoir des hallucinations (personnages, maisons, voitures, etc.) qui me distraient tant et plus de l’objectif d’avancer. C’est durant cette montée que je me suis félicité comme jamais d’avoir décidé de faire route avec Emmanuelle ! Je crains toutefois pour elle qu’elle n’y ait laissé sa voix à force de m’appeler et de l’énergie en ayant parfois dû redescendre sur ses pas pour me secouer… Au final, nous avons dû mettre environ deux heures de plus que nécessaire pour enfin basculer dans la vallée de Tourtemagne. Je devrai impérativement refaire une fois ce col de jour pour admirer sa beauté minérale.

Sur la descente, les choses ne s’améliorent pas vraiment... Je continue à somnoler et à être confus, à faire des arrêts micro-sieste à chaque lacet. Je dis à Emmanuelle de filer avant d’attraper la mort (la température est négative et nous sommes en haute montagne) et j’essaie de recouvrer mes esprits. Je suis reboosté en voyant en contrebas un magnifique lac éclairé par la lune avec une jolie buvette au bord. Enfin un lieu pour se réchauffer et dormir vraiment quinze minutes ! Bizarrement, au fur et à mesure que je m’avance, elle devient moins visible… avant de disparaître totalement ! J’ai hésité à en parler au ravito suivant, mais je me suis dit que la course serait déjà assez difficile à finir, sans ajouter la contrainte de faire valider mon état de santé mentale avant de repartir...

En parlant de ravito, enfin il arrive au point du jour ! Il ne reste plus qu’à traverser un champ de bouses de vaches pour passer avec soulagement la porte de la grange qui nous accueille. Je vois ma coéquipière sur un banc, transie de froid. Il faut dire que le local n’est pas chauffé et que si on a l’impression de pénétrer dans un four (à basse température, il ne faut pas exagérer quand même !) en entrant, le froid va rapidement s’immiscer dans chaque cellule de mon corps, favorisé en cela par mes habits humides. Malgré la gentillesse et les multiples propositions de nourriture – dont une raclette, Swisspeaks oblige ! – faites par les bénévoles, je repars rapidement. Il faut dire que si j’ai gagné des places (je suis à présent 188e), je n’ai qu’un peu plus d’une heure quinze d’avance sur les prévisions de passage les plus lents fournies par les organisateurs.

Nous sommes à nouveau en binôme et heureusement pour Emmanuelle cette fois. Son arrêt à Blüomatt a été beaucoup trop long et elle s’est refroidie, ses jambes sont coupées. Elle galère dès l’entame de la montée, sans force. Je prends donc la tête des opérations car avec le jour qui se lève, le Bishorn – gravi douze mois plus tôt – en panorama ensoleillé face à moi et une envie de me racheter de mes errances nocturnes, je suis parfaitement disposé pour faire son poisson-pilote. La montée se fait au « pas du guide », pas franchement rapide mais régulier, ce qui nous conduit sans trop de difficulté sur les alpages. Je sens toutefois derrière moi ma coéquipière perdre de plus en plus pied, au point de devoir régulièrement s’arrêter sur un caillou pour se reposer. Dans le même temps, j’essaie de repérer au loin, dans la guirlande des montagnes qui nous entourent, la faille qui nous permettra de passer dans le Val d’Anniviers, mais les petites vallées se succèdent sans que le balisage ne nous y conduise. Je vois le temps filer et commence à avoir quelques inquiétudes pour la barrière horaire de Grimentz. Il ne s’agirait en effet pas simplement de l’atteindre dans les temps, mais de l’anticiper au maximum pour pouvoir m’offrir enfin une ou deux heures de sommeil.  Cela fait déjà plus de 30 heures que je suis parti et que je n’ai pour ainsi dire pas dormi. Si j’exclus mes multiples micro-micro-siestes du Augsbordpass, j’ai deux nuits blanches à mon passif qu’il faudrait que je puisse éponger en partie…

Enfin le parcours s’infléchit et nous orientons nos pas vers le fond de la vallée latérale, là-bas au fond, si loin… Le temps file toujours très vite, je commence vraiment à avoir du souci, même si connaissant bien la suite du parcours, je sais qu’il nous faut avant tout passer le col de Forclettaz et que par la suite nous pourrons tracer pour reprendre un peu de temps, le parcours étant beaucoup plus roulant. Je motive Emmanuelle pour avancer le plus régulièrement possible et lui fait part pour la première fois de mes inquiétudes horaires. Je sens qu’elle prend sur elle pour enclencher la vitesse supérieure. Le sommet se rapproche inexorablement, à mesure que le temps file à peine moins vite. Enfin ! Notre regard peut se poser sur le Val d’Anniviers et sa couronne impériale de sommets à plus de 4000 mètres d’altitude qui en fait la majesté, avec le roi Cervin qui offre sa pointe ensoleillée comme cadeau de bienvenue.

Pas le temps de tergiverser, une petite course contre la montre s’est engagée… Je me lance donc à corps perdu dans la descente. Le sentier est enneigé et glacé par la nuit et les 200 concurrents qui m’ont précédé. Une vraie patinoire. Pas le choix, je prends l’option B, que j’affectionne particulièrement, et pars droit dans la pente, laissant mes pieds s’enfoncer dans les 20 centimètres de neige molle qui m’évitent de glisser et me permettent de descendre beaucoup plus vite. Le sympathique ravitaillement de Tsahélet est vite en point de mire et j’échange avec plaisir avec les bénévoles, vrais locaux au grand cœur qui sont désespérés de ne pas pouvoir proposer plus de victuailles… En réalité la soupe au légume et les tranches de lard à damner un saint suffiront très largement à mon bonheur !

Je ne peux malheureusement pas m’attarder très longtemps, ma barrière horaire pend toujours comme une épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Après un bout de route sur les sentiers de la course Sierre-Zinal, souvenir de sept participations et de régulières randonnées en été, je plonge dans la vallée pour rejoindre la base de vie de Grimentz après une longue approche sans dénivelé.

Malgré l’enthousiasme et la chaleur des bénévoles qui m’applaudissent, j’ai l’impression d’arriver dans une atmosphère de fin de colonie de vacances. Tout commence à être débarrassé et remis en état, le ravito semble avoir subi un tsunami et des bénévoles s’affairent dans tous les sens. Pourtant, il reste environ une heure trente minutes avant la barrière horaire, mais il est vrai qu’il n’y a plus beaucoup de concurrents sur le parcours. Je calcule au plus juste le temps à disposition pour dormir, seule activité indispensable pour moi. Je file dans une chambre et pars pour un mauvais sommeil de 45 minutes qui, s’il n’est pas vraiment réparateur, permet au moins de reposer les jambes et de vider la tête. Quelques minutes plus tard, je suis confronté à une grande première dans ma « carrière » de traileur : je fais la connaissance de la serre-file car je suis le dernier concurrent encore en course !!! Sous les encouragements de Claudy, sympathique chauffeur qui se dévoue toute la semaine pour notamment transporter nos sacs de base de vie en base de vie, je repars avec Emmanuelle et la serre-file qui retire méticuleusement les balises derrière nous…

Une glace achetée au magasin d’alimentation et un petit tour dans le vieux village de Grimentz plus tard, c’est le domaine skiable de la station qui occupe toute mon attention. Le soleil est au firmament, il fait bon de pouvoir trouver refuge dans la forêt pour la première partie de cette montée. A mesure que nous grimpons et que la journée avance, le froid se fait plus présent, au point de justifier l’enfilement de la gore-tex lorsque le vent fait son apparition. Un dernier passage bien raide qui m’a fait penser à la fin du col Malatra sur le Tor, puis je vois la Cabane des Becs de Bosson qui jouit d’un si beau panorama. Les bénévoles sont déjà en train de fêter la fin de leur séjour au sommet en partageant une fondue que j’aurais volontiers goûtée, mais je sais que le temps n’est pas encore venu : mon estomac doit toujours être un peu protégé et je me rabats sur de la soupe qui a aussi le gros avantage de me réchauffer.

Le froid est piquant en sortant de la cabane. Le soleil darde la montagne de ses derniers rayons et en passant le fameux Pas de Lonna, nous basculons sur la prochaine vallée, le Val d’Herens, qui est déjà plongé dans l’ombre. La descente est longue, très longue, car la fatigue est toujours présente. Tous mes espoirs sont reportés sur Evolène, joli village qui me semble suffisamment grand pour qu’il y ait une zone de repos digne de ce nom et que je puisse investir une heure pour me reposer en dormant au chaud. La nuit est tombée depuis une heure lorsque les lumières du village sont atteintes. Comme de coutume, nous faisons un petit tour au milieu de celui-ci, passons à côté de mazots splendides et rejoignons le ravitaillement. Mais là, catastrophe…

Oui, il y a un stand de nourriture. Oui, il y a des lits de camp. Oui, il y a bien entendu un très chouette responsable du poste avec qui j’ai beaucoup de plaisir à converser, mais il est impossible de dormir dans de bonnes conditions, dans le froid mordant, alors que les lits sont sous une tente glacée et sans couverture, Covid oblige… Je dégringole de huit niveaux sur l’échelle du plaisir, qui en compte dix dans mon référentiel, et me retrouve tout comme la température, en dessous de zéro… Comment pouvoir faire une course aussi longue et difficile sans disposer de réguliers lieux où il est possible de dormir dans des conditions acceptables ? Depuis le départ, seul Grimentz offrait une vraie oasis de repos et le retard pris en début de course ne m’a pas permis d’en profiter comme je l’aurais souhaité. En général, de nombreux ravitaillement offrent également une zone de repos où il est possible de dormir et de fermer les yeux. Rien de tel depuis le départ, ou alors je les ai manqués…

Je suis en colère. Je râle contre cette organisation, contre la course, contre tout ce qui peut me passer par la tête. Je vais ruminer tout cela dans les sanitaires du camping où nous nous trouvons qui ont deux grands avantages : ils sont assez grands et il y fait CHAUD ! Je m’assieds par terre, mets la tête dans mes bras et tente de me calmer, car je suis sur le point de tout envoyer bouler et de rendre mon dossard… Les idées noires sont là, mais le sommeil aussi et du coup je pars sans m’en rendre compte dans une micro-sieste de quelques minutes. Les idées plus claires, je vais voir le chef du ravito et lui demande comment est le prochain poste, notamment s’il est dans un bâtiment « en dur ». C’est alors qu’arrive Jean-Paul, celui qui deviendra l’ange gardien de ma SP ! Il sera le serre-file jusqu’à la Grande Dixence et aura la présence apaisante dont j’avais besoin.

Dans ma tête, le bouton s’est à nouveau tourné du bon côté : je vais dans tous les cas pousser jusqu’à Chemeuille, sur une portion qui n’a pas l’air trop difficile, puis voir là-haut s’il y a des possibilités de dormir correctement une heure pour récupérer et finir la nuit dans de bonnes conditions pour arriver avant 7h ou 8h à la prochaine base de vie qui me permettra de manger un premier vrai repas, de me doucher et de me changer, à défaut de pouvoir y dormir deux ou trois heures, comme initialement prévu. Fort de ce plan, je vais revoir Emmanuelle dans son local sanitaire où elle finit de se réchauffer en somnolant et lui fais part de mon plan auquel elle se rallie. C’est donc un triumvirat qui repart d’Evolène au milieu de la nuit, Emmanuelle, moi et Jean-Paul, notre serre-file au grand cœur, puisque nous fermons toujours la marche de la course.

Très vite, la discussion s’engage avec Jean-Paul qui, après avoir testé notre capacité à avancer – nous ne sommes pas « à la rue », juste besoin de sommeil… – partage moult anecdotes avec nous. Déjà Chemeuille apparaît. J’ai l’impression d’avoir transplané, comme Harry Potter ! Le bâtiment semble réunir tous les pré-requis attendus, soit « en dur » et pas bondé. Le contraste de chaleur en pénétrant dans le ravito est saisissant et pourtant j’aurai froid dans deux heures et lorsque je ressortirai après mon heure de sommeil. Les trois filles qui assuraient le ravitaillement sont au bout du rouleau et ne se font pas prier lorsque Jean-Paul leur proposera de partir et qu’il se chargerait de fermer le local. Il n’a pas le même succès avec le seul traileur présent lors de notre arrivée qui préfère partir seul dans la nuit plutôt que profiter de plus de repos et d’un départ groupé.

Emmanuelle ne se fait pas prier pour s’allonger rapidement sur un matelas pendant que pour ma part je me restaure un peu, me change, me mets d’accord avec Jean-Paul pour l’heure de réveil et, enfin, plonge dans une sieste réparatrice d’une heure. Au réveil, le froid m’a déjà saisi malgré la température agréable dans le local. Les habits humides conjugués à la fatigue me donnent l’impression d’être entouré d’iceberg dégageant une froideur diffuse. L’arrêt aura toutefois été très profitable, tant pour le corps que pour la tête. Je suis prêt pour la suite, surtout que le ciel qui nous accompagne est magnifique, constellé d’étoiles. Il laissera place, au moment de passer le col de la Meina, aux premières lueurs de l’aube qui découperont aux ciseaux les chaines de montagnes environnantes. L’ambiance est magique, le givre scintille sur les végétaux, comme animé par le faisceau de nos frontales. Le moment est venu de basculer de l’autre côté et de découvrir le prochain objectif, la Grande Dixence et son hôtel éclairé de mille feux, tout là-bas, en contrebas.

La vision de l’objectif fait du bien et descendre ce sentier technique également. Nous rattrapons rapidement notre traileur de Chameuille qui n’a pas le moral, isolé toute la nuit dans la montagne. Nous aurons parcouru grosso modo deux fois plus vite cette portion, comblant un retard de près de deux heures… Notre arrivée le revigore et si nous le laissons aux bons soins de Jean-Paul, comme nouveau dernier coureur de la SP, il reste clairement dans notre sillage. Je passerai sous silence la longue remontée en fond de vallée, le long de la route, qui nous conduit au pied du barrage : son seul point positif est de reposer la tête, n’ayant aucun besoin d’attention pour marcher. Il est 8h40 du matin lorsque je pénètre dans cette troisième base de vie, après 150 km et 11500 mètres de D+. Cela fait 56 heures de course.

Dire que j’avais prévu d’arriver en milieu de nuit pour m’offrir mon premier « long » repos de 3 ou 4 heures… Là, il me reste un peu moins d’une heure et demie pour profiter d’une douche chaude, me changer et manger un premier repas complet, assis, au chaud. Je trouve même une chambre avec un lit qui me fait de l’œil et sur lequel je vais m’allonger 10 minutes, juste pour étirer mon dos et reposer jambes et tête. Pour dire la vérité, je ne suis pas certain que mon plan initial aurait pu être couronné de succès. À 9h partait la SP170 et c’était l’effervescence dans l’hôtel, avec des traileurs excités comme des puces, un speaker qui rameutait ses troupes et des chambres qui, deux heures plus tôt, devaient être pleines comme des œufs. Pas facile de trouver le repos dans ce contexte…

Dans tous les cas, la question ne se pose pas : la barrière horaire nous commande de vider les lieux à 10h, ce qui laisse juste le temps de faire plaisir aux papilles et d’enfourner une belle assiette de viande, riz et légumes, le tout arrosé, bien entendu, de lait grenadine (je crois que le litre de lait y est passé…). Je crois que le cap est atteint, mon estomac est enfin d’attaque et je vais pouvoir me laisser aller à mes envies pour la nourriture. Heureusement, vu le menu « raclettes » qui m’attend ! Dans le réfectoire, je fais connaissance de Jean-Maurice, le nouveau serre-file qui a une belle brochette d’ultras à son actif. Il me dit de prendre mon temps. J’en profite pour aller remercier Jean-Paul, le serre-file sortant – j’espère que vous suivez ! – pour toute l’aide apportée durant la nuit et sa compréhension des aléas de course et de la nécessité, parfois, de dormir…

Le soleil est radieux, bien trop chaud en réalité, mais comme nous sommes sur les sentiers nous menant au toit de la course, le Col de Prafleuri (2985m), la température devrait vite devenir très agréable. J’adore cette portion du parcours, que j’ai reconnue durant l’été. Elle représente pour moi l’essence même du trail : sentiers escarpés, sommets dominants aux  alentours, ruisseaux, névés, pierriers et paysages à couper le souffle, le tout sans voir ne serait-ce qu’un village au loin pendant des heures. C’est l’âme en joie que je rejoins le lac des Dix, le long duquel je maugrée tous les deux ans en poussant comme un dératé sur mes bâtons lors de la Patrouille des glaciers, puis la cabane Prafleuri, qui sert des röstis à damner un saint et enfin le col, après une montée qui m’aura éloigné de Jean-Maurice puisque j’ai dépassé un concurrent ! Le point de vue est saisissant depuis le col, où que l’on regarde. Il peut également être un peu effrayant en découvrant le désert minéral qu’il faudra traverser, surtout que des névés sont toujours présents, rendant la progression plus hasardeuse dans cette première phase de descente. J’adore !

Je retrouve au fil du trajet les lieux passés deux mois plus tôt, lorsque la neige était encore plus présente. Le petit lac, les deux ou trois pas de grimpe, la vue sur l’objectif lointain qu’est le col de Louvie, tout me revient. Je ressens le besoin de m’arrêter quelques instants, de me laisser m’imprégner de cette ambiance, de ce lieu. Je me couche sur un rocher plat, délicatement chauffé par le soleil, je ferme les yeux et pars instantanément pour une micro-sieste de quelques minutes : le bonheur ! Comme à la base de vie de Grimentz, le passage au ravitaillement donne une image de fin de parcours. Les courageux qui ont bravé deux jours durant les conditions climatiques et le froid sont déjà en train de finir de plier le bivouac. Le ravito est composé de restes, mais ils sont parfaits : du lard et du salami, du fromage et… des toffifee ! Des années que je n’en avais plus mangé ! Pour dépanner, j’ai fini le paquet (je sais, ma bonté est sans limite…).

Le temps file… Le névé du col de Louvie avalé, c’est la longue descente dans la vallée qui nous mène au bucolique lac de Louvie, offrant un panorama somptueux sur le Grand Combin. Dans la descente, deux épisodes, l’un malheureux et l’autre très sympa. Le premier fait référence à la chute de ma coéquipière dans un pierrier qui l’a laissée fesses et dos meurtris, mais surtout qui a eu raison d’un de ses bâtons, cassé… Le second relate la rencontre avec mon pote Jean-Marc qui est remonté à ma rencontre depuis Fionnay. Autant dire que la fin de la descente passe très vite au rythme des anecdotes et autres babillages que nous échangeons. J’ai même droit à un bon coca frais sur la terrasse de la cabane de Louvie – qui marque la moitié du parcours de cette SP format 315 km –, ce qui n’est pas de refus après cette longue traversée, puis un morceau de pizza en arrivant à Fionnay, ce qui fait un excellent encas avant le must de cette première partie de course, la raclette de Plamproz !!! J’en avais entendu parler, je n’ai pas été déçu : un incontournable de la SP à ce stade de la course où on a envie de manger du consistant, du gras, de la nourriture qui tient au ventre, comme disait ma grand-mère. Ajoutée à cela la superbe équipe de bénévoles et on a le cocktail d’un ravito réussi, même si quelques degrés de plus auraient été appréciés pour pouvoir rester encore un peu plus longtemps.

Prochaine étape, la Cabane Brunet, après une montée « droit dans la forêt » qui ressemble à une épreuve de Koh Lanta. On dirait que le sentier a été inventé pour la course, tant je ne lui trouve rien de logique… Ces 800 mètres D+ me semblent vraiment longs et Plamproz, que l’on aperçoit dans une trouée de la forêt, paraît déjà si loin… Il fait nuit lorsque j’atteins le plateau. Dans le même temps, c’est mon traditionnel coup de fatigue qui refait aussi son apparition. Malheureusement pour moi, mon poisson-pilote n’est, pour une fois, pas vraiment plus vaillant… Nous déambulons comme des âmes en peine sur les sentiers, en vérifiant tous les quarts d’heure sur la trace GPX où nous nous trouvons et si nous nous rapprochons enfin de la Cabane de Mille car, une chose est sûre, nous allons dormir là-bas si nous voulons avoir une chance de rejoindre dans de bonnes conditions Champex. Une fois n’est pas coutume, je dois avouer être déboussolé par le parcours… J’ai l’impression de tourner en rond, de ne pas voir les lumières de fond de vallée se déplacer ni notre objectif se dessiner à l’horizon. Même en terrain dégagé, je ne vois pas mes concurrents, alors que j’en entends certains parler à proximité (relative…). Mais à force de persévérance, d’endormissements, de réveils intempestifs, de rêves de sommeil dans la cabane, nous l’atteignons enfin. Il est minuit et demie, j’ai parcouru 180 km et 14'000 D+ en trois jours de course et cela fait plus de 12 heures que je n’ai pas eu le serre-file sur le dos (je l’ai juste aperçu à Plamproz alors que je repartais) !

 

Autant le dire tout de suite, le ravito de la cabane ne correspond pas vraiment à ce que j’attendais… Une tente a été installée à l’entrée et c’est là, dans le froid et les courants d’air, que se prend la collation sensée nous remonter le niveau d’énergie… Malgré tout, je m’endors en mangeant sur mon banc… Il faut coûte que coûte que je puisse aller dormir au chaud un moment. Je me renseigne auprès des bénévoles qui me disent que les dortoirs ne sont pas accessibles, mais qu’ils me proposent de me reposer au chaud, dans le réfectoire, si dormir par terre ne me semble pas insurmontable. Dire que ce matelas improvisé est plus doux qu’un lit de plumes serait exagéré, mais j’avoue ressentir pour la première fois depuis longtemps une certaine sérénité. Je suis enfin au chaud, je vais pouvoir dormir environ une heure et une vraie coupure durant cette nuit se sera faite.

Au réveil, je me sens d’attaque pour cette très longue descente précédant la remontée sur Champex. Je prends encore quelques forces avec du ravito et je vois partir 2-3 concurrents que j’aurai vite fait de rattraper. En discutant avec Anselme, le bénévole au grand cœur, Emmanuelle mentionne le bris de son bâton sur chute. Sans tarder, Anselme lui prête un autre bâton qui, s’il est trop grand, lourd et non rétractable, n’en demeure pas moins une aide précieuse dans les zones glissantes.

Le froid me saisit dès la sortie de la cabane, mais lever le nez au ciel permet d’immédiatement détourner l’attention pour savourer la dispersion d’étoiles qui va veiller sur ma descente. Je dispose d’environ 7h45 pour parcourir 20 km et 850 D+, étant précisé que chaque minute gagnée sur ce temps me permettra de dormir à la prochaine BV, le relais d’Arpette. Il est temps pour moi de lâcher les chevaux et de faire cette descente techniquement facile ventre à terre pour profiter d’un maximum de repos après. Accompagné d’Emmanuelle – une excellente descendeuse – je rejoins plusieurs coureurs dont certains sont en phase d’endormissement irrépressible et qui n’arrivent pas à se joindre à nous malgré nos encouragements.

La remontée sur Champex se fait dans l’aube naissante. C’est déjà la quatrième fois que je vis ce moment où la nuit s’échappe avant que le jour n’ait réussi à l’emprisonner. Tout reprend forme autour de moi. Exit les formes fantasmagoriques, les arbres transformés en flèche de cathédrale, les rochers camouflant en leur sein des voitures de luxe ou les prairies scintillant de mille guirlandes de lumière. Je marche confiant en direction du refuge, certain que je serai assez tôt sur place pour m’offrir un peu de repos dans un lit, ce dont j’ai vraiment besoin.

Le relais est plutôt bien pour une BV avec de nombreux dortoirs mis à disposition. J’ai été suffisamment rapide pour disposer d’un peu plus de deux heures avant de devoir impérativement quitter les lieux. Je commence donc par un grand verre de lait grenadine – cela faisait longtemps que j’avais été privé de ma potion magique – et recherche quelques victuailles dans les pauvres bacs à bains-marie que les bénévoles sont déjà en train de vider, nettoyer et ranger… Deux pignons de poulet plus tard, je pars à la recherche de la bonne place à prendre dans un dortoir. Et voilà à nouveau quelques reposantes minutes de liberté pour ma tête et mes jambes. A défaut d’être très long, ce somme de 44 minutes et 45 secondes sur les trois quarts d’heure disponibles a le mérite d’être parfaitement adapté à mon besoin du moment et je peux repartir dans d’excellentes conditions ! Je suis par ailleurs confiant, ayant passé la Fenêtre d’Arpette quelques semaines auparavant en reconnaissance et n’y ayant pas trouvé de difficulté insurmontable, malgré les énormes blocs de pierres déposés là par un géant facétieux pour impressionner les marcheurs osant s’aventurer sur ces pentes escarpées.

Le soleil est déjà chaud en ce matin du 5e jour qui marque par ailleurs le passage de la cote mythique des 200 km. C’est déjà presque la dernière ligne droite, l’arrivée devant être dans un horizon de deux jours. Étonnement, la montée me semble moins rapide que dans mon souvenir de reconnaissance… Le soleil est vraiment chaud, il a tendance à cuire l’organisme. Arrivé au point névralgique de la montée, soit l’aire des blocs à escalader, je rejoins un randonneur du tour du Mont-Blanc qui involontairement me gonfle d’une confiance et énergie nouvelle. Bedonnant et lourdement chargé, il veut se prouver qu’il est capable de faire une aventure hors norme pour lui, malgré ses handicaps. Il m’apprend qu’il s’agit de sa première étape… Quelle idée… Du coup, j’ai une impression de facilité dans cette montée qui me fait oublier les quatre jours déjà écoulés et le dénivelé impressionnant que nous avons encaissé. Les derniers lacets, raides et glissants de poussière, passent crème avec un moral au beau fixe. Le panorama au sommet est un régal avec au loin le barrage d’Emosson et derrière moi une vision des sommets déjà tutoyés.

La descente est pour le moins technique et interminable. On pose les mains, on se mouille les pieds, mais on avance de concert avec le glacier de Trient qui s’étire à notre gauche. C’est comme souvent majestueux. Avec la température élevée, la boisson commence à manquer. Je me mets aussi dans la tête que je dégusterai avec bonheur une glace et je reporte tous mes espoirs sur la buvette du glacier qui devrait abriter le prochain ravitaillement. Espoir doublement déçu ! Pas de glace à la buvette et pas de ravito non plus, au point que je vais même lancer un coup de fil à l’organisation pour savoir où celui-ci se situait. C’est donc 4 km plus loin, juste avant Trient, que je peux enfin refaire le plein de mes gourdes et surtout étancher ma soif. Je me laisse aussi tenter par un extraordinaire lard coupé minute qui me réconcilie définitivement avec l’organisation !

Le tronçon suivant n’est pas d’un intérêt majeur, ayant le statut de transition pour rejoindre Finhaut et la dernière partie vraiment alpine de la course. J’en profite pour organiser la nuit suivante. Je suis en effet en dette manifeste de sommeil et ne vais pas atteindre la prochaine BV avant le lendemain matin. Il me faudra donc trouver un lieu pour dormir correctement, dès lors qu’il n’est pas envisageable de partir sur les cols de Fenestral et Emaney de nuit avec un risque concret et important de subir un coup de fatigue insurmontable. J’appelle donc mes amis Christian et Karine, et leur demande s’ils peuvent venir m’assister à Finhaut. Ils sont ravis du rôle que je leur assigne en dernière minute, heureusement et merci ! Environ une heure avant la barrière horaire, je fête mon arrivée à Finhaut par un coca glacé sur une terrasse de café avant d’aller pointer mon passage. C’est maintenant que se joue la réussite de ma SP360…

Mes amis me proposent tout ce dont j’ai envie : du lait grenadine à profusion et une magnifique omelette avec une salade de tomate bien fraiche. Un délice ! Reste à régler la question du sommeil. J’ai officiellement déjà quitté Finhaut, mais je ne suis pas encore reparti sur les sentiers, car j’ai décidé de m’offrir 45 minutes à une heure de sommeil pour être suffisamment reposé pour repartir. J’ai convenu avec Emmanuelle de la retrouver pour repartir ensemble, mais nous prenons un risque, que le serre-file parte déjà sur le parcours et commence à débaliser. C’est alors que la providence fait arriver sous mon nez une voiture, celle de Jean-Paul, notre ange gardien d’Evolène ! Je me rappelle qu’il avait signalé être engagé sur cette portion entre Finhaut et la cabane de Susanfe. Quelle belle nouvelle ! Ni une ni deux, je l’aborde et lui explique mon dilemme : je me refuse à prendre des risques pour ma santé et celle de ma coéquipière en partant au milieu de la montagne sans avoir dormi, mais ne veux pas lui poser de problème en l’empêchant de remplir son rôle correctement. Pas besoin d’en dire beaucoup plus, il comprend très bien la situation et sait que tant Emmanuelle que moi ne sommes pas à la ramasse et avons clairement les ressources pour rester dans la course. Nous convenons par conséquent de nous retrouver une heure plus tard pour entamer ensemble le col de Fenestral.

C’est dans une ambiance de colonie de vacances que nous entamons à trois ce nouveau sommet, avec un rôle supplémentaire, essayer de repérer un concurrent de la SP170 qui a renoncé à poursuivre la course au col de Fenestral, ayant pris peur face à la technicité de la descente qu’il allait entamer. C’est encourageant ! Le repos a été pour ma part profitable et je me sens en pleine forme pour cette montée. Nous expliquons à Jean-Paul nos péripéties des dernières 36 heures et recommençons à parler de tout et de rien, comme si nous nous connaissions depuis toujours. L’arrivée sur l’alpage est un beau moment. La nuit est tombée, quelques lucioles de frontales se baladent devant nous dans la montée du col, mais nous sommes loin de parler de guirlande lumineuse… La forme est bonne, la lucidité également et la descente du col se fait sans heurts, rythmée par les histoires et anecdotes que nous nous contons.

Une brève pause au hameau, puis départ pour le col d’Emaney. Contrairement à ce que j’avais pensé lors de la reconnaissance du parcours, nous ne rejoignons pas le fond de la vallée avant de monter, comme l’itinéraire de randonnée le prévoit, mais nous attaquons directement les pentes pour un parcours plus direct. Une frontale se rapproche de plus en plus et nous rejoignons Virginie, une Belge volontaire mais malheureusement handicapée par une blessure qui la contraindra à l’abandon (un peu comme tous ceux que nous avons rejoint lorsque nous étions lanterne rouge… De là à dire que nous portons la poisse, il n’y a qu’un pas…). Nous la laissons aux bons soins de Jean-Paul pour basculer en direction de la Cabane de Susanfe, sous l’œil attentif de quelques bouquetins qui n’ont pas l’habitude de voir un tel trafic pédestre à des heures aussi indues.

Minuit est passé et mon cycle de sommeil se rappelle à mon bon souvenir. La descente, alors même qu’elle n’est ni longue ni technique, se passe peu sereinement car je subis des phases d’endormissement irrépressibles. Je rejoins malgré tout encore un concurrent avant de pénétrer dans la Cabane où m’attendent Emmanuelle, qui m’a devancé dans la descente, un peu de ravitaillement que je prends en mode express et, surtout, un lit de camp avec possibilité de se couvrir d’une couverture qui a toutes les vertus d’un duvet moelleux à ce moment de la course… Je prendrai conscience après coup de mon état de fatigue lorsque ma coéquipière me parlera du barrage sur lequel nous avons passé et que je n’avais pas vu (même si je me rappelle avoir trouvé bizarre cette étendue plane sur ma gauche et cette sorte de trou de végétation sur ma droite…).

Après 45 minutes de bon repos, il est temps de faire nos adieux à Jean-Paul qui a achevé sa mission de serre-file. Nous étonnons certaines personnes présentes en annonçant que nous comptons poursuivre la course et passer la dernière barrière horaire serrée de Barme dès lors que nous sommes largement au-delà de l’horaire le plus pessimiste fourni par l’organisation pour passer à ce ravitaillement. Jean-Paul les rassure : « Eux, ils peuvent le faire ! ». Belle marque de confiance ! Nous sortons de la cabane avec notre nouveau serre-file et François, qui partage avec nous la lanterne rouge. Le ciel est toujours magnifiquement étoilé et les montagnes se reflètent dans le lac, mises en valeur par la lueur lunaire. Je prends rapidement les devants avec ma coéquipière, laissant François et le serre-file derrière nous.

Je garde du col de Susanfe une impression vraisemblablement fausse de sentier très aérien, avec du gaz et des chaines pour s’assurer (se rassurer ?). L’adrénaline est présente pour atteindre la barrière horaire dans les temps et est décuplée par le parcours. Le col est géologiquement très intéressant. Balayé par le vent, il présente des vagues de pierre et de sable qu’on s’attend à trouver dans le reg marocain. Il y a de l’ambiance en cette fin de nuit et je profite de quelques instants contemplatifs en cette 5e aube naissante.

Mais il est temps de prendre nos jambes à notre cou pour descendre aussi vite que possible à la cabane de Susanfe. Nous l’atteignons une heure après le col, à 6h20. L’organisation prévoyait 5h comme passage le plus tardif… Nous disposons dès lors d’un peu moins de 2h30 pour passer la barrière, avec moins de 8km à parcourir. En temps normal, cela serait une formalité, mais après plus de 100 heures de course, rien n’est jamais évident. Je m’extrais donc de mon transat devant le ravitaillement – abandonné, il ne reste plus que quelques victuailles à disposition sur une table, sous la tente – pour reprendre la route en direction du fameux Pas d’Encel. Je croise les premiers randonneurs qui viennent de la vallée et tente de me renseigner sur le parcours à venir, ne connaissant pas ce tronçon. Les avis convergent relativement bien et me renvoient tous à un timing assez serré pour atteindre le point de contrôle dans les temps.

Je sais d’après le topo qu’il reste un petit « coup de cul » de 250 – 300 mètres de dénivelé avant de basculer sur Barme. Arrivé au pied de celui-ci, je motive Emmanuelle comme jamais pour que nous avalions cette difficulté comme si c’était la dernière de la course. Il doit nous rester moins d’une heure et je n’arrive même pas à imaginer ne pas être dans les temps à la barrière. En mode commando nous malmenons cette montée dont nous venons rapidement à bout. Pas de temps à perdre. Sortant mon portable toutes les cinq minutes pour contrôler le temps, nous dévalons le sentier boueux et glissant. Je pense repérer le ravitaillement au loin. Ne pas relâcher l’effort. Dernière entrave sur notre chemin : un troupeau de vaches occupe le sentier. Vite, un raccourci. Nous sommes en bas, plus que quelques centaines de mètres de plat : ça y est, nous y sommes, « facile », 13 minutes de marge ! Swisspeaks 360, nous verrons le Bouveret !

Surtout ne pas oublier les petits plaisirs de la course, comme saurait si bien les décrire Philippe Delerm. Je m’offre donc quelques crêpes accompagnées d’un lait grenadine, attablé en contemplant les chevaux sous le doux soleil matinal. La sérénité s’est emparée de moi. Fini de tempêter comme en début de course, de maudire l’organisation lorsque le sommeil sapait mon moral, de m’inquiéter sur le temps que je voyais filer lorsque je tutoyais les barrières horaires. Mes calculs savants ne laissent aucune place au doute : je vais achever cette SP360, même si la raison me rappelle qu’il reste encore 65 kilomètres à parcourir. C’est toute la beauté de l’Ultra : 65 km, c’est une fin de course, on est « presque » à l’arrivée, alors que l’écrasante majorité des gens ne pourrait même pas imaginer parcourir cette distance à pied, sans parler du dénivelé, de la nuit, du froid, des 250 km déjà parcourus… Le corps et l’esprit sont magiques !

Pour être très franc, j’ai l’impression de commencer une nouvelle course, celle de la « montagne à vaches ». Exit les hauts sommets minéraux, les névés, l’impression de tutoyer le ciel, la solitude des grands espaces, l’absence de civilisation. Nous slalomerons jusqu’au Bouveret entre les stations de skis, les auberges, les routes plus ou moins bitumées, les champs occupés par le bétail et… les gens. Incroyable, nous croisons du monde ! Je me sens un peu déphasé, plus vraiment dans l’aventure et la découverte, mais motivé par la volonté de pouvoir mettre un point final glorieux à cette traversée du Valais. D’une certaine manière, c’est reposant, cette fin de course !

C’est un petit groupe de 5-6 coureurs qui repart de Barme. Tout le monde a pris son temps, s’est ressourcé pour rejoindre l’ultime base de vie aux Crosets. Pour être franc, j’ai l’impression de monter quelques côtes pour faire du dénivelé, sans que ce soit le parcours le plus logique. Autant lorsque l’on est en montagne, il faut passer un col pour rejoindre la vallée suivante, autant ici rien ne semble indispensable, mais plutôt choisi. Je reconnais toutefois que le panorama sur les Dents du Midi est splendide et que même terni par la masse nuageuse qui commence à les envahir, le coup d’œil ne doit pas être manqué.

Sur la dernière ligne droite avant la base de vie, j’ai deux plaisirs. Le premier est l’arrêt dans une auberge de montagne pour m’offrir une glace, la fameuse « fusée » de mon enfance. Cela faisait plusieurs heures que j’y pensais, mais la fraicheur dans ma bouche et ma gorge a été encore plus agréable que dans mon imaginaire. Le second a été de repérer sur le chemin François et son appareil photo. Il avait promis de venir sur le parcours, il l’a fait, avec quelques chouettes clichés en souvenir. Nous faisons un bout de chemin ensemble avant que je plonge sur les Crosets et l’ultime base de vie que j’atteints à 12h45 en ce samedi. J’apprends que je suis 143e et je vais mettre à profit les 2h15 à disposition pour aller prendre une douche, manger un excellent émincé et, surtout, m’offrir 1h15 de sommeil.

Les Crosets-Morgins : en hiver, j’apprécie dévaler ces pentes et voir un télésiège à ma disposition pour remonter. Là, c’est nettement moins à mon goût… Alors, je profite des rencontres fortuites sur le parcours. Ce groupe de randonneurs qui, admiratifs de l’exploit sportif que nous effectuons, veulent tout savoir sur la SP. Ce concurrent qui semble être d’un niveau largement supérieur au mien mais qui souffrant d’un releveur me voit fondre sur lui. Le festival de raclettes de Morgins enfin, un grand moment de ma course. Imaginez une zone festive avec une dizaine de producteurs de fromage à raclettes en pleine action, raclant des religieuses pour des portions XXL, avec du fendant bien frais. Impossible de résister. J’engage la conversation à un stand et belle surprise, je me vois offrir une raclette. Par ce premier mets alléché, je me rends à la caisse pour en acheter une autre. Quand, répondant à la demande, je précise faire la SP 360, la caissière interpelle tous ses amis pour les informer et me dit généreusement : « pour toi, c’est raclette à volonté, tiens, je te fais le tampon de la vache sur la main ». J’aime les ultras (mais je suis resté raisonnable et me suis arrêté à la seconde…) !

Vu le kilométrage et le dénivelé, le plan consiste à bien manger à Morgins, puis tracer vraisemblablement avec de rapides ravitaillements jusqu’au Bouveret. C’est donc à nouveau flanqué du serre-file que je quitte le village, toujours en compagnie d’Emmanuelle dont je vais certainement avoir besoin dans la prochaine longue nuit. Je me rends compte que la malédiction s’abat systématiquement sur ceux que nous avons rejoint. Nous dépassons un concurrent, le laissons en compagnie du serre-file, arrivons au ravitaillement et… repartons avec le serre-file car le dernier concurrent abandonne ! Voilà comment j’ai fait la connaissance de tant de serre-file, alors que je n’avais jamais auparavant été confronté aux barrières horaires, notamment lors des deux Tor des géants achevés en 2016 et 2019…

Le Bec du Corbeau est atteint de nuit. La vue se fait à 360°, les lumières de la ville nous entourent, tout comme le vent à décorner les bœufs qui pourrait bien être une marque de fabrique de l’endroit ! Conches, au bas d’une descente glissante à souhait, est un remarquable et sympathique ravitaillement à la spécialité de croutes au fromage, qui aura définitivement été l’aliment phare de la course. Nous ne nous attardons pas et partons rapidement nous confronter au « mur » conduisant à la Tour de Don. Je suis conscient que la fatigue a certainement altéré mon jugement, mais j’ai eu l’impression de monter à la verticale… Plusieurs fois j’ai dû mettre les mains dans la pente pour me hisser et j’ai eu peur à plus d’une reprise de basculer en arrière. Mon rythme est donc lent, ce qui me donne l’occasion de fréquent coups d’œil aux jeux subtiles de la lumière lunaire sur les sommets environnant et les nuages lointains. Je dois avouer également que mes premiers endormissements arrivent sans crier gare, ce qui me rend très heureux de retrouver Emmanuelle en haut de la montée pour me tirer de ma torpeur.

La suite est extrêmement bizarre pour moi. Pour une raison que j’ignore, ce parcours ne me semble pas inconnu… Je ne l’ai pas parcouru lors d’une reconnaissance, je n’ai jamais fait de course dans la région et pourtant, ces sentiers, depuis la montée à la Tour de Don, me semblent familiers. Ce mystère m’occupera une bonne partie de la nuit… et continue à me hanter à présent !

La descente est longue. Nous sentons l’écurie et ne cessons de courir, à rythme plus ou moins élevé. J’ai une nouvelle sensation, celle de tourner en rond. Je n’arrive pas à me repérer, à comprendre la logique des chemins poursuivis. Pour moi qui me targue d’un bon sens de l’orientation, c’est très déstabilisant… Peut-être qu’une partie de l’explication est venue un peu plus tard, dans la remontée vers le chalet de Blansex : je suis au bout du rouleau et dois impérativement m’offrir une micro-sieste. Je me mets en boule au pied d’un arbre, demande à Emmanuelle de m’attendre les dix minutes que je pense nécessaire pour récupérer, et sombre dans un mauvais sommeil sans même attendre sa réponse.

Le réveil n’est pas glorieux, mais je suis tout de même à nouveau d’attaque. J’en profite pour regarder une nouvelle fois la trace sur mon portable afin d’évaluer la distance restante avant le ravitaillement et m’assurer de repartir dans le bon sens. Malheureusement, mon arrêt a eu un effet collatéral important puisque ma coéquipière est à présent frigorifiée et subit à son tour les affres du sommeil. Elle titube, manque de tomber, s’arrête : à ce rythme, nous allons voir les glaçons se former au bout du nez ! Je lui prends le bras d’autorité et commence à la guider. Je jette un œil de côté régulièrement pour constater qu’elle dort littéralement debout. Ouf, je commence à entendre de la musique, avant de découvrir une lueur entre les arbres, puis enfin le chalet de Blansex.

Lorsque les bénévoles voient l’état de ma camarade, ils n’ont pas le cœur à la laisser dehors, même près du feu. Ils l’accueillent à l’intérieur. Ni une ni deux, Emmanuelle s’affale sur la table, la tête dans les mains, et s’endort. Pendant ce temps, je vais chercher à manger dehors, soit, vous l’aurez deviné, des raclettes ! Deux raclettes et 30 minutes plus tard, elle est en phase de renaissance et c’est en exprimant toute notre gratitude aux bénévoles que nous prenons congé du chalet de Blansex, en direction du col éponyme. Nous ne sommes plus qu’à une montée de la descente finale. C’est dans celle-ci que je fais une de ces rencontres improbables avec un concurrent qui court… cul nu ! Victime de terribles irritations à l’entre-jambes, il a été contraint de retirer slip et short et de ne se couvrir que d’un linge autour de la taille ! Je sens que cela lui fait du bien de causer un peu, il se sentait un peu seul…

Le dernier ravitaillement, au lac Taney, est tenu par une bande de joyeux drilles qui s’envoient des vannes à tout bout de champ, malgré la période bien matinale et le froid qui est prenant. Mais l’heure n’est plus à la tergiversation. Selon mes prévisions, l’arrivée est à un peu plus de deux heures, il est temps de boucler ce périple. La descente se fait au pas de course. Je ne me lasse pas de m’émerveiller des capacités de notre corps qui peut encore, après plus de 120 heures de course et à peine 7 heures de sommeil, courir à un rythme dont un joggeur du dimanche n’aurait pas à rougir. A l’approche Léman, au terme de la descente, cette impression de déjà vu mentionnée auparavant me revient à nouveau. Je n’arrive pas à éclaircir ce mystère…

Voilà, la route est traversée. Nous sommes le long du lac, le périple touche à sa fin. Nous courons toujours, Emmanuelle et moi. Nous aurons fait quasiment toute la course ensemble, binôme complémentaire. La gare du Bouveret est en vue, mais c’est une autre vision qui s’impose à mes yeux, accompagnée d’encouragements nominatifs : Jean-Paul ! Notre ange-gardien. Il nous avait dit ne pas pouvoir nous retrouver à l’arrivée car il partait en vacances. Nous aurons donc déjoué les pronostics et n’aurons pas fait mentir la confiance qu’il avait manifesté à notre égard à plusieurs reprises : nous arrivons plus tôt que prévu et dans un timing anticipant son départ en vacances ! Il nous accompagne sur une centaine de mètres avant de filer à la gare où son train va arriver. Quel plaisir de l’avoir revu ! Vu l’heure, l’arrivée ne s’apparente pas à un bain de foule, mais l’important n’est pas là. Il est 7h43, dimanche matin, lorsque je franchis la ligne en 127e position. Quelques bénévoles présents sur le parcours sont également à l’arrivée et nous félicitent. Je les retrouve au fil de mes déambulations dans la zone d’arrivée. Mes jambes filent prendre un peu de fraicheur dans le lac avant qu’une bonne douche chaude ne fasse de moi un homme neuf.

A l’heure du bilan, il faut avant tout féliciter les organisateurs qui ont maintenu leur manifestation malgré l’incohérence sanitaire et les décisions contradictoires prises tout au long de cette année 2020. Ils y ont cru et ont de ce fait offert un beau voyage à tous les coureurs : ce n’est pas le moindre de leurs mérites ! J’en arrive presque à regretter d’avoir pesté contre la course cinq jours plus tôt, dans la bruine du Haut Valais, jurant que l’on ne m’y reprendrait plus. La course est intéressante, une vraie course de montagne, avec quelques passages très technique et d’autres à l’intérêt limité, mais tellement reposants ! J’ai apprécié l’histoire qui sous-tend la SP360, soit suivre le cours du Rhône de sa source (un peu déplacée en cette année covid, mais Bettmeralp est tellement beau que cela compensait cette entorse) à son embouchure dans le Léman. Je rêve toutefois d’une prochaine édition « covid free », pour bénéficier de zones de repos plus régulières et offrant des conditions de repos décentes pour les coureurs. Zut, je crois bien que je me parjure, j’ai envie d’y retourner…

 

6 commentaires

Commentaire de Kashmir57 posté le 26-02-2021 à 14:13:00

Merci ! Une bien belle lecture .Et bravo pour votre course tres bien maitrisée .A la prochaine :-)

Commentaire de CharlyBeGood posté le 26-02-2021 à 14:53:23

Merci pour votre commentaire, c'est sympa d'avoir un petit retour ! Prochaine édition en 2021 et objectif simple : mettre de la marge avec la barrière horaire (même si cela me privera de belles rencontres avec les serre-files !)

Commentaire de Free Wheelin' Nat posté le 27-02-2021 à 19:53:59

"Le corps et l’esprit sont magiques !"
On peut lire dans cette exclamation un émerveillement enfantin , comme une invitation à vivre ce si beau voyage!
Merci pour ce très beau récit, j'aime beaucoup ton écriture!
Et surtout, bravo! (et vive le lait grenadine!)

Commentaire de CharlyBeGood posté le 28-02-2021 à 11:18:09

Il n'y a pas d'âge pour rester un (grand) gamin ! Merci pour ton retour et une chope de lait grenadine pour fêter ça !

Commentaire de le-lent posté le 02-03-2021 à 10:45:43

Très chouette CR, merci! Que de souvenirs... Incidemment tu m'apprends donc que l'on peut dormir à Chemeuille, info de première importance dont je ne manquerai pas de me souvenir si besoin une de ces prochaines années ;-)

Commentaire de CharlyBeGood posté le 02-03-2021 à 17:58:40

Exact, il est possible de dormir à Chemeuille, mais je pense que c'est plus praticable en fin de course comme moi que dans le rush des coureurs. "L'intimité" n'est pas vraiment au rendez-vous s'il y a un défilé au ravito.

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