L'auteur : ufoot
La course : 6 Jours de France
Date : 19/10/2014
Lieu : Privas (Ardèche)
Affichage : 1192 vues
Distance : 710km
Objectif : Faire un temps
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Source : http://ultra.ufoot.org/2014/cr6jdefrance
Je ne suis pas un débutant total sur cet exercice classique qu'est le 6 jours, par exemple, j'en ai déjà fait un en 2010 . Cette année, Gérard Cain, qui peut postuler légitimement au statut de "Monsieur 6 jours" en France, a eu beaucoup de mal à organiser son épreuve. Au départ ce devait être à Nice. Puis à Villefranche sur mer. La date aussi a changé, du mois de mai on est passé à Octobre. J'imagine que pour pas mal de coureurs, en particulier les assidus qui planifient leur saison bien à l'avance, ça n'a pas été simple à gérer.
Moi-même j'étais inscrit au Tor des Géants quelques semaines avant, en septembre, et, suite aux diverses annulations, je me suis aussi inscrit aux 6 jours Across the Years à Phoenix, dans l'Arizona, pour la fin de l'année. Entre les deux donc, il faut loger ce 6 jours à Privas. Assez rapidement je me suis dit qu'il était impossible de faire les trois : Tor des Géants, 6 jours à Privas, 6 jours aux États-Unis, en mode compétitif, dans intervalle de 4 mois tout compris. J'ai la pêche, mais j'ai des limites, comme tout le monde.
Alors une idée a germé dans ma tête : je vais aux 6 jours de Gégé, parce que c'est Gégé, parce que ses organisations sont super, parce que c'est un ami et que je ne peux pas le laisser tomber mais... je m'inscris en marcheur. Ainsi, je fais le pari que la marche ne sera pas aussi destructrice que la course. Moins de choc, rythme mécaniquement plus faible, je devrais, en théorie, moins "douiller" que sur un 6 jours couru au taquet. Par ailleurs, ça s'inscrit logiquement dans le cadre de mon intérêt croissant pour la marche athlétique, j'ai fait un 24h à Saint Thibault des Vignes l'année passée, et j'en garde un bon souvenir.
Et enfin : des 6 jours à la marche. c'est très rare. Peut-être que l'occasion d'y participer ne se représentera pas tous les quatre matins. Mon choix est fait, j'irai marcher à Privas ! De toutes façons, j'avais prévu de bosser ma marche car d'une manière générale, sur la longue distance, c'est toujours bon de savoir bien marcher.
Donc voilà, c'est dit, je vais voir ce que je donne sur 6 jours, soit 144 heures, à la marche. À la différence des coureurs, qui peuvent ou marcher ou courir, les marcheurs ne peuvent que marcher. Le reste du règlement est le même, le chrono tourne tout le temps, on peut s'arrêter, mais quand on s'arrête, souvent, les autres continuent. Je vise 600 km non négociables, je veux rentrer à la maison avec mes 600 en poche.
Je suis descendu en famille et j'ai loué un camping-car (via Le Bon Coin bien évidemment !), anticipant des nuits froides, peu compatibles avec des petites filles de 7, 9 et 10 ans dans une tente. Moi j'ai ma tente individuelle en plus, plantée au bord du parcours.
Dès le départ, je comprends que la course, c'est chez les marcheurs qu'elle va se passer. Entendons-nous bien, j'ai beaucoup de respect pour mes amis coureurs, mais cette année, il faut le dire, le gratin n'est pas venu. Olivier Chaigne -> pas là. Thierry Delhaye -> pas là (il n'a pas de 6 jours à son actif mais de nombreux ultra triathlon et des temps sur 100 km à en faire pâlir plus d'un). Du coup la course est neutralisée par l'israëlien Kobi, qui ne se prive pas de montrer que c'est lui le patron. J'avoue que sur les premiers jours, j'ai peu goûté son attitude assez dominante et fanfaronne, et je ne souhaitais qu'une chose, c'est qu'il puisse y avoir un adversaire à sa hauteur pour lui tenir compagnie. Mais enfin bref, je me suis surtout intéressé aux marcheurs, car pour le coup, sur ce 6 jours, c'était ma tribu.
Les trois premiers jours ont été dévastateurs. Stéphane, que je ne connaissais pas, mais qui a priori est un très bon marcheur, a calé dès la première nuit, après un départ canon. Problèmes de dos. Aïe. Bernardo, vainqueur l'année dernière, s'est écroulé dans la seconde journée. Si j'ai bien compris, le climat local ne lui convenait pas, et par ailleurs son entraînement était un peu léger. Bim, le 6 jours ne pardonne rien.
Assez rapidement, un trio se forme entre Alain Grassi, moi-même, et Christophe Biet. J'essaye de ne pas trop me focaliser sur le classement mais j'y jette quand même un oeil toutes les douzes heures.
Curieusement, je suis plus intimidé par Christophe que par Alain. En effet, Christophe, c'est la machine. Non mais sans rire, il est inoxydable. S'il marche à 6 km/h, en vingt heures il a fait 120 km. Et il ne ralentit pas ou à peine. Impressionnant. Je ne comprends pas comment et par quel miracle je finis devant au classement. Alain est d'un autre style. Grand marcheur, puissant, en une enjambée il fait 20 cm de plus que moi. Non seulement ses jambes sont immenses mais en plus sa foulée est diablement efficace. Moi je suis au milieu de tout cela, marcheur depuis moins de deux ans, ma carte la plus valable c'est simplement que j'ai une expérience assez fournie en courses longues distances. Mais sinon niveau marche, faudra repasser, car ces gaillards sont un cran au dessus. Qu'à cela ne tienne, un peu de culot n'a jamais tué personne.
Passage aux 24h. Je regarde mon kilométrage après un peu plus de 23 heures de course. Diable, je suis presque à 150 bornes. Mon record sur 24h, c'est 167. Je suis en train de me suicider, je vais dans le mur. Je décide de lever le pied, j'espère qu'il n'est pas trop tard. Bon sang, mais suis-je con, je le sais pourtant qu'il ne faut pas faire la course avant le 4ème jour !
S'en suivent deux jours délicats, mardi et mercredi, où je dois naviguer à vue entre deux extrêmes : il faut d'une part s'économiser à fond pour être prêt pour la fin de la course. Ma théorie est simple, l'homme fort du jeudi a de fortes chances de gagner la course. Pas le premier le jeudi, je veux dire, celui qui fait le kilométrage le plus fort le jeudi, celui qui *avance* le plus vite à ce stade de la course. D'autre part, il faut abattre suffisamment de kilomètre pour ne pas être hors jeu. C'est bien beau d'être en forme jeudi, mais si on a 100 bornes dans la vue : c'est foutu. Et c'est là tout l'art du six jours, et c'est pourquoi cette course est si belle, il faut "viser juste".
L'événement qui va ponctuer cette première moitié de course, c'est le mistral. Bon, je vais vous la faire courte : chaque fois que je fais un 6 jours, il y a du vent, et les tentes s'envolent. C'est presque banal, à force. Mais tout de même, vivre ce moment où l'on se demande si la course ne va pas être purement et simplement annulée, c'est toujours une expérience qui gratte un peu. En ce qui me concerne, j'ai joué à "l'égoiste-gros-connard" qui continue à faire ses tours dans son coin sans aider les autres. Valérie a aidé les bénévoles à plier une tente. Cela me donne bonne conscience. Ceux qui dormaient sous les tentes communes ont eu chaud au fesses.
Le mistral n'a pas fait que des tentes comme victime. En plus d'attaquer sévèrement les nerfs des organisateurs, il a sérieusement tapé sur le système de certains marcheurs et coureurs. En ce qui me concerne, j'y suis assez insensible. J'avoue même que marcher face au vent confère un rare sentiment de puissance, à chaque pas on peut envoyer du pâté bien comme il faut, c'est plutôt jouissif, la marche se prête très bien à cet exercice, davantage que la course. Enfin bref, j'ai le même équipement qu'au Tor des Géants, je suis paré pour la montagne à 3000 mètres. La course se déroulant en octobre, j'ai anticipé le grand froid, j'ai des gants et des bonnets pour tenir jusqu'à -5 ou -10 degrés en situation hostile. Il pourrait neiger, ce n'est pas un problème, j'ai ce qu'il faut. Je suis étonné d'être apparemment le seul dans ce cas. Et je rappelle juste les faits, en cette année 2014 l'automne a été annulé, il fait par moment une chaleur estivale. Si j'ai eu à me plaindre d'une chose sur ces 6 jours, au niveau météo, c'est plutôt le soleil qui fait rarement bon ménage avec les efforts intenses.
Lise, ma fille de 9 ans, décide de faire quelques tours avec moi. 1h40 plus tard, elle en fait une bonne dizaine. Nous n'avons pas vu le temps passer ! C'est qu'elle marche bien la petite. J'essaye de ne pas forcer le destin, mes enfants sont libres de faire du sport ou pas, j'ai la prétention de faire partie de ces parents raisonnables qui ne se servent pas de leur progéniture pour assouvir leurs rêves personnels. Si je veux aller loin, je le fais moi-même, mes filles décideront elles-même de ce qu'elles font. Ceci étant, Lise a le chic, je le reconnais, elle a cette patience contemplative qui vous emmène au bout du chemin sans même vous en rendre compte.
Autre contexte, autre enfant, Gildas, un garçon du coin, fait aussi quelques tours avec moi. Il fait du triathlon. Mince alors, à son âge ? C'est super, qu'il y ait des clubs qui fassent cela. De mon temps, c'était 16 ans ou rien du tout. Les temps changent, et parfois en bien. La compagnie de Gildas est agréable, nous échangeons sur le thème du sport en général, c'est très chouette.
Plus tard, pendant la nuit, nous nous retrouvons, avec Alain (Grassi) et Patrick, à tailler une bavette en marchant. Nous enchaînons les contrepèteries et les blagues misogynes. C'est d'un goût douteux, mais que voulez-vous, c'est de l'humour de circuit. Il faut venir et passer quelques nuits blanches pour comprendre ;)
Ce qui reste incompréhensible, c'est comment Patrick arrive à nous suivre. Je vous explique. Patrick (Pierre) a une jambe détruite. Cette dernière lui permet de marcher à peu près normalement lorsqu'il s'agit d'aller chercher le pain. Mais pour faire un 6 jours il doit la protéger. Donc il court avec une énorme attelle en ferraille, avec une articulation au genou. Il traîne ce machin pendant des tours et des tours. Il terminera avec 454 km. Et le sourire. Je ne sais pas si ça vous parle, mais moi ça me paraît tout à fait impressionnant. Il est contraint de s'arrêter régulièrement pour laisser reposer la sauce. Avec 20 ans de moins et deux jambes valides, ce type serait une terreur des circuits. En attendant, en pleine nuit, avec sa démarche asymétrique, il nous suit sans problème, moi et Alain, qui sommes pourtant en tête de la course. Réfléchissez-y avant de trouver une bonne excuse pour ne pas vous inscrire à un six jours.
Ce mercredi matin, Alain Grassi a fait un coup de calgon. Dans la nuit, il a parlé d'abandon. J'explique à son team (il a 4 accompagnateurs) qu'ils ont intérêt à me le remotiver vite-fait bien fait sinon ils vont tâter de mon coup de pied au cul. Enfin ce n'est pas exactement ce que j'ai dit, mais c'est exactement ce que j'ai pensé. De ce que je comprends, le froid et le vent lui tapent sur le système. Je comprends cela, mais j'ai toutefois l'impression qu'un peu de repos et une bonne doudoune bien chaude devraient venir à bout de ce soucis logistique. Je propose un lit dans mon camping-car, qui est libre en journée, et dispose d'un chauffage.
Alain repart dans la matinée. Ouf! C'est gagné. Mais quelques heures plus tard, à nouveau, il cale. La motivation, le plaisir, ne sont plus là. Je respecte son choix. Alain est un grand athlète, qui à la différence de ma chanceuse petite personne, doit combattre en permanence la maladie. Le commun des mortels, dans sa situation, aurait abandonné non pas au bout de 72 heures, mais au bout de 72 minutes.
C'est ainsi que je passe en pôle position, si on ne considère que les marcheurs, pendant l'après-midi. C'est une moyennement bonne nouvelle, j'aurais 1000 fois préféré battre Alain à la régulière, la victoire par forfait, ce n'est pas mon style de prédilection. Je le regarde avec tristesse plier sa tente. Au moment de lui dire définitivement au-revoir, nous observons le premier coureur qui, ma foi, ne semble pas en très grande forme. Fini les tours à 13 km/h du premier jour, il marche comme un crapaud, et sa victoire n'est, à ce stade, pas du tout gravée dans la pierre. Qui vivra verra.
Je termine la soirée en mode contemplatif, une douce musique m'accompagne jusqu'au bout de la nuit, je suis zen.
J'appréhende cette journée de jeudi. C'est là que cela se joue. J'hésite à attaquer dès le matin, ou attendre le soir. En pratique, la fatigue commence à se faire sentir. J'esssaye de rester objectif : sur le papier tout se passe nickel. Je n'ai pas suivi dans le grand détail mais kilométrages des jours précédents, mais grosso-modo j'arrive à plier des journées à 110 km ou davantage. Ce qui me paraît "pas mal du tout".
Je me donne cette journée de jeudi pour "rentrer dans la course". Et la course, j'y suis. J'ai ajusté mon allure de marche. Au début de la course j'ai été un peu brouillon, mais désormais j'ai un bon équilibre je pense. J'arrive à rester à peu près droit, mon gainage n'est pas totalement pourri. C'est pas si compliqué la marche. On lance bien la jambe en avant, on la tend bien droite avant l'impact et jusqu'au passage à la verticale, et pour finir on pousse jusqu'au bout sur les orteils. Ça c'est pour le bas. Pour le haut c'est simple, on verrouille les épaules et la tête bien droits, on balance les bras bien vite car ce sont eux qui donnent le rythme, et on roule du popotin pour compenser le tout. Enfin, c'est à peu près ce que j'ai compris.
J'use et j'abuse de mon lecteur MP3. Je trimballe dans mon dos un énorme téléphone Androïd renforcé, étanche, anti-choc. Pèse un âne mort mais diablement pratique, avec des écouteurs enveloppants (résistants à la pluie, aussi) qui me permettent de rentrer totalement dans une bulle inaccessible où je suis seul avec mes chaussures et le circuit.
Ce jeudi soir, j'ai terriblement peur de me faire rattraper par le sommeil. Je dors 2h30 par nuit depuis le début, sauf la première nuit où j'ai juste coupé pendant une heure. 2h30 c'est beaucoup et c'est peu, c'est la garantie d'avoir un cycle de sommeil complet (les miens durent entre 1h30 et 2h00), mais c'est aussi 3h30 hors du circuit, si on compte le temps de "remise en route". Mais quelque chose se passe, qui va rendre le sommeil totalement hors propos.
En fin d'après-midi, alors que je m'apprête à doubler Kobi, qui court, ce dernier s'arrête pour remettre son drapeau national d'aplomb, ce dernier ayant été bousculé par le vent. Je décide que je ne veux pas le doubler lorsqu'il est à l'arrêt. Je m'arrête aussi. Il repart. Je repars aussi, j'appuie sur le champignon, le double derechef et prend bien soin de me rabattre devant lui et rouler du cul pour lui montrer "hé, regarde mec, je suis un marcheur, j'ai une démarche de gonzesse, et je vais te mettre une mine!". Je suis parfois un peu con. N'empêche que cela fonctionne, il tombe dans le panneau, enfin je crois, car il accélère aussitôt. Il me prend un tour. Forcément, lui, il a le droit de courir. Je poursuis l'effort. Il remonte jusqu'à un tour et demi, puis je reprends du terrain. Au final nous jouons au chat et à la souris toute la nuit, je m'amuse comme un fou, un vrai gosse. Bon sang, ça c'est de la course, je ne suis pas prêt de m'ennuyer!
Pendant ces quelques heures de folie, je mime un pêcheur qui mouline pour remonter un poisson au bout de sa canne à pêche. Je pêche le Kobi, voyez-vous! J'essaye d'expliquer tout cela aux bénévoles et organisateurs qui m'observent dans la nuit. Sur le coup de minuit, Jean-Michel, le second coureur, apparaît sur le circuit, tout gaillard. Je me dis qu'il va pouvoir prendre mon relais, et continuer à fatiguer cet éternel premier. Je lui explique que j'ai préchauffé son adversaire, et que demain il sera à point, bouilli, grillé, rôti, fumé, bref, c'est du tout cuit!
Je me rappelle très bien avoir dit, expliqué tout cela tout en marchant. Une fois la course terminée, les bénévoles et autres assistants de coureurs qui étaient sur le bord du circuit m'expliqueront que ce soir là, j'avais une tête de revenant, et que je tenais des propos incohérents. C'est ça aussi le 6 jours, y'a un temps pour se reposer, et un temps pour faire ronfler les turbines.
On peut contester le style, les puristes jureront que j'aurais mieux fait de faire ma course, tenir mon rythme plutôt que de poursuivre une chimère. N'empêche qu'à jouer au con toute la soirée, j'ai avancé comme un avion. Je termine la soirée prudement, je baisse le rythme, marche "cool" pour laisser le soufflé se dégonfler. Je préfère me coucher détendu, bien au ralenti. Demain matin sera le grand jour, vendredi !
Au réveil, je suis fourbu, encore pire que les autres jours. Je vous explique le truc. Le matin, les jambes sont raides. Pendant au moins un demi tour, soit 500 mètres, tout le monde me double comme si j'étais à l'arrêt. Ce p*tain de règlement qui exige la jambe tendue à l'impact (on la tolère "fléchie") ne simplifie rien. Je trimballe des poteaux que je plante tous les 30 centimètres. C'est vilain à regarder, douloureux à pratiquer. J'essaye d'enrouler à nouveau le plus vite possible, mais c'est plus facile à dire qu'à faire. Fort heureusement, je suis en train de gagner la course, et ce simple détail vous fait pousser des petites ailettes dans le dos.
Christophe lutte avec difficulté contre le sommeil, il marche formidablement bien, mais manque peut-être un peu d'expérience sur ce point de gestion précis. J'espère, et je ne doute pas, qu'il a appris plein de choses pendant ces 6 jours, il peut je pense faire un carton s'il résout ce problème. En attendant, du coup, j'ai pris le large. J'ai tellement pris le large qu'on m'informe que si je continue, je peux aller chercher le record de l'épreuve, détenu par Alain Grassi. Alain qui a abandonné aux 72h et qui revient par la bande avec son record à battre, en ligne de mire, 702km.
Une immense fatigue m'envahit.
Car je le sais, je n'ai pas le temps de dormir si je veux les tenir. Enfin si, peut-être, je pourrais. Mais je n'y crois pas, j'ai trop peur du réveil. Surtout à la marche, avec cette satané technique, j'ai une trouille bleue de ne pas repartir. Et puis je suis curieux de savoir si je sais "passer en force" la dernière nuit, en mode tout-droit, sans dormir. Qui sait, ça pourrait me servir une autre fois. Dans la vie, il faut parfois faire des choix. Je décide que je suis dans un grand bout droit jusqu'à la fin, sans pause.
Depuis jeudi 16h00, Valérie me tiens à disposition, régulièrement, un tableau d'avancement avec mon écart avec les autres coureurs. Car oui, je fais la course avec les coureurs, c'est ultra motivant. J'ai parfois l'impression d'être le seul à aller chatouiller le Kobi, à l'attaquer ouvertement. C'est vraisemblablement faux car Jean-Michel Pion est là en embuscade. Mais bon, on se motive comme on peut.
Tout se passe à peu près bien jusqu'au soir. Là, souffrant d'un soleil un peu trop lumineux à mon goût en fin d'après-midi. Je cale. La panne. Je n'ai plus de rythme. Il faut que je tienne 100 km en 24 h. Sur le papier ça a l'air trop fastoche. Sur le terrain, c'est dur de dur. Je tombe sous la barre des 5 km/h. J'essaye de relancer en musique. Cela un tient un tour, mais pas davantage.
Je m'arrête pour dormir un peu, pas la grosse pause de 2h30, mais juste 45 minutes, pour recharcher un peu les accus. Claudine Anxionnat, qui passe devant ma tente à ce moment, dit à Valérie "30 minutes, pas plus". J'écoute Claudine, elle a raison, on n'est pas là pour enfiler des perles. 30 minutes plus tard, je repars. Mais ça ne tourne toujours pas. Je reste scotché 5 km/h en pointe.
J'ai mal aux pieds, je suis rouillé, un vrai petit vieux. Je décide, en dernier recours, de stopper à la tente médicale, en profite pour dormir 5 minutes, je vais leur montrer mes pieds. C'est moche. Depuis le début je traite cela comme j'ai l'habitude de faire. Perçage des ampoules avec une épingle à nourrice chopée sur le dossard, crèmage avec 3 tonnes de NOK, et roule ma poule. Le problème c'est qu'en plus des ampoules qu'on choppe classiquement sur le dessous du pied, et de celles qu'on a sur le bord des talons en marche athlétique, j'en ai plein au dessus de la base des orteils, à force de plier ces derniers pour "pousser" en fin de mouvement. Et c'est assez désagréable. D'autant que côté droit, ça enfle. Le médecin me confirme ce que je soupçonnais, tout ce merdier est en train de s'infecter. Moche. Ils font un boulot du tonnerre, percent et vident ces ampoules proprement, mettent un peu de désinfectant (ce que je pourrais faire moi-même, si j'étais un peu moins abruti), et recrèment le tout à deux, un pied chacun. J'ai l'impression d'être une formule 1 au stand. Une formule 1 qui est à fond à 6 km/h, mais bon, oublions ces détails. Au moment où ils me crèment, je bondis sur mon lit. Personne n'a compris. Mais c'est que je suis chatouilleux moi, ils ne sont pas fous de me triturer ainsi la plante des pieds! Cet épisode burlesque achève de me détendre.
Il est bientôt minuit je crois, je pars en serrant les dents, et me dis que si j'ai la prétention d'aller chercher un record, il va peut-être falloir le mériter.
Et ça marche, la mécanique repart. Après un passage à vide de 3 ou 4 heures, je suis enfin à nouveau sur des rails, je tiens le 5 km/h, et si besoin, je peux accélérer. J'explique à Valérie que la chasse au coureur, c'est terminé. J'ai déjà eu un premier avertissement, il ne faut pas que je fasse n'importe quoi non plus. Je vais rentrer sérieusement au stand, avec comme objectif unique les 702 km, je vais essayer de ne pas me disperser sur 40 objectifs différents. Une nuit de dur labeur m'attend. Il "suffit" de ne pas craquer, enfiler les tours à 12 minutes, sans rien lâcher, et c'est tout.
Patricia m'aidera beaucoup pendant cette longue traversée du désert. Nous enchaînerons plusieurs tours côte à côte. Valérie aussi, bien évidemment, m'a énormément poussé, elle est restée éveillée la plupart du temps.
Et puis Claudine. Incroyable Claudine. Elle m'attrape en fin de nuit. Elle sait que je rame pour aller le plus vite possible. Elle me dit de se mettre "dans sa roue". Enfin elle ne me dit pas cela mais en tant que cycliste c'est ce que je comprends. Je me mets dans son sillage. C'est une locomotive. Elle est magnifique à voir, et surtout elle tracte, tracte, tracte. Je comprends rapidement que je n'irai pas très loin à cette allure mais me prête au jeu tout de même. Allez Christian, on s'accroche ! J'esssaye de lui dire que si elle veut me tirer, il faut y aller un peu plus mollo. Mais j'arrive à peine à parler, je suis essoufflé. Nous bouclerons ainsi deux tours ensemble je crois, qui resteront gravés dans ma mémoire, un très beau moment sportif. À une vitesse, dans l'absolu, assez lente (8 minutes au tour?) mais sur le terrain, j'avais l'impression de fendre l'air. Merci Claudine. Merci. Encore merci.
Car elle est dure, cette nuit. J'ai fait une autre pause de 5 minutes dodo-éclair car je partais trop à la dérive. Je ne sais plus quel spectateur ou participant m'a dit un moment, me voyant dans le dur, que ce n'était pas grave, que j'avais gagné la course, que ce n'était pas grave si le record ne tombais pas. Oui mais non. Et il aurait dit quoi Alain Grassi à ce moment là ? "Oh, c'est pas grave, tant pis." Non désolé, ça ne tient pas, il faut y aller.
À un moment, vers 6h30 je crois, j'ai éclaté en sanglots. Des gros sanglots de petit garçon. Le tout sans ralentir. Comme les kilomètres sont sans odeur, j'ai continué, mais l'événement m'a secoué.
Le lever du jour sonne la fin des grosses hostilités.
Avec le soleil, je récupère toujours un peu d'énergie, et ici, pas d'exception, la matinée s'annonce radieuse. Je crois bien qu'à un moment je suis face à un deal du type "si tu fais 21 km en 7 heures, tu bats le records". Un truc du genre. Ridicule hein ? Un semi en 7 heures ? Fastoche, non ? Et bien non. Ceux qui ont fait un 6 jours en s'arrachant savent de quoi je parle, les échelles temporelles et kilométriques sont distendues. Bien sûr que j'en suis capable, bien sûr que c'est faisable. Juste un petit détail : je n'ai qu'une envie, poser mon cul sur une chaise pendant une heure et boire des cocktails glacés. Un luxe que je ne me suis pas offert depuis plus de 28 heures. Fort heureusement, la boucherie est bientôt finie.
Je dois aussi composer avec un détail, qui a son importance : le 28 décembre de cette année, soit dans une dizaine de semaines, je prends le départ d'un autre 6 jours, mais à la course cette fois. C'est loin, j'ai déjà payé les billets d'avion, l'hôtel... Donc je n'ai pas le droit à la blessure. Je termine donc en bon père de famille, raisonnable.
Le record tombe vers 13h00, j'ai cru ne jamais y arriver. Valérie est tout émue. Je me contrôle. Pour moi, le craquage et les larmes, c'était ce matin, maintenant je suis émotionnellement stable, j'en profite pour avancer tranquillement.
Bizarrement, mais sans surprise, du moment où j'ai passé l'objectif, mon rythme s'effondre. Dur de relancer une fois qu'on a touché le but. Je passe une heure lamentable à errer à 2 km/h sur le circuit, puis je relance mollement à une allure un peu plus respectable entre 3 et 4 km / h. Je vais chercher quoi maintenant ? Je remets juste quelques kilomètres au compteur histoire que le prochain qui ira le chercher ait de quoi s'amuser. Le record du monde est à 742 km. Trop loin pour moi aujourd'hui, en m'arsouillant sur la fin j'aurais pu idéalement remettre quelques kilomètres - en prenant des risques qui me paraissent inconsidérés - mais certainement pas 32. Mais une autre fois, qui sait, je ne dis pas que je n'irai jamais le chercher, celui-là.
Je tiens à saluer la performance de Jean Wallaeys qui termine avec 581 km et un superbe (superbe !) finish dont peu de compétiteurs sont capables. Et Claudine, superbe avec ses 620 km, record à la clé. Mes sincères félicitations.
Je suis très content d'avoir pu offrir une place sur le podium scratch à la communauté des marcheurs. Cela ne relève pas du hasard, je suis allé chercher cela, spécifiquement. J'ai bien fait gaffe à y être, sur ce podium. Et j'espère que ça fera réfléchir certains coureurs sur l'intérêt de courir comme une brute quand on peut faire 710 bornes en marchant.
Je me repose. Ah. J'étais venu pour faire 600 km mini, donc le contrat est très largement rempli. La reprise des activités, c'est fin décembre. Là, on verra bien ce qu'on verra. J'espère avoir le temps de récupérer. En attendant, ces 6 jours à Privas furent, disons, exceptionnels.
Et pour conclure, un grand merci à tous ceux qui ont pris le temps de m'envoyer un petit message gentil sur le site de la course. C'est toujours un énorme plaisir de recevoir le courrier le matin. Ces messages nous sont imprimés et transmis sur feuille A4. Et pour votre information, je garde ces courriers, ils ont une énorme valeur pour moi. Ils n'ont pas de prix.
PS : pour les commentaires, fils de discussion sur sur marchons.com et aussi sur ultrafondus,net.
4 commentaires
Commentaire de Bikoon posté le 15-01-2015 à 09:22:34
Salut Christian
avant de prendre le temps de lire tes aventures françaises et arizonienes [!], juste un mot pour te dire que ça me fait rudement plaisir d'avoir de nouveau des nouvelles [re !] de tes exploits pedestres :o)
Commentaire de CROCS-MAN posté le 15-01-2015 à 15:08:21
tu as été au top, BRAVO
Commentaire de Bikoon posté le 15-01-2015 à 16:59:30
Ah la vache ! que c'est bon de lire ça, et que ça m'a manqué de savourer à la fois tes récits si bien sentis, et tes performances toujours inimaginables !! :o)
Je crois que "bravo" est de rigueur, mais ça me paraît bien terne compte tenu de ce que je viens de lire... "Monstrueux" serait plus adapté.
Allez, je me remets de mes émotions, et je file en Arizona !
Commentaire de ufoot posté le 15-01-2015 à 19:52:46
@Bikoon content que ça te plaise ;) Et ça te donne pas envie d'en faire un, de 6 jours, mmm?
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