Récit de la course : Off - Nocturne sur le Canal de l'Ourcq 2002, par Phil
Le récit
Depuis deux ans que je l'ai découvert, le Canal de l'Ourcq me fascine. Partant du 19e arrondissement de Paris, il s'allonge sur 106 km jusqu'à la Ferté-Milon et se voit prolongé par un réseau de canaux de dimension européenne. Les péniches le parcourent inlassablement, à 5 ou 6 km/h, sans se presser. Par les chemins de halage, le parisien d'adoption que je suis peut tenter le voyage. Voici un coup d'essai, sous forme d'une sortie longue un peu particulière courue de nuit.
"C'est bizarre d'aller courir au milieu de la nuit..." Ma chère et tendre vient à peine d'éteindre la télé, il est 1h40 du matin. Je me lève. Elle se couche. J'ai dormi quatre heures et je n'ai plus sommeil. Depuis des mois, j'avais prévu de courir une bonne centaine de kilomètres le long du Canal de l'Ourcq. Un aller-retour qui débute presque en bas de chez moi. Chez moi, c'est Paris et même si cette ville est un peu l'enfer du coureur à pied, j'ai appris à en connaître les ressources cachées. En ce 21 avril 2002, jour des élections, je vais en découvrir une nouvelle facette.
Changement de programme de dernière minute !
Cette sortie sur mes terres d'entraînement, je l'avais donc programmée depuis des mois. Objectif : remonter le Canal le plus loin possible, tracer ma voie en courant sur les chemins de halage. Direction Amsterdam ! Pourtant, l'avant-veille un contre-temps personnel me contraint de réserver mon dimanche à autre chose. Le soir précédent la sortie, je sais que je dois être sur le pont à 9h et disponible toute la journée. Que faire ?
Je songe tout d'abord à une sortie longue classique. Comme chaque dimanche, je me lèverais bien sagement vers 5 heures. Comme chaque dimanche, je courrais entre 2h30 et 3h. Et comme chaque dimanche, je rapporterais des pains au chocolat tout chauds. A part les pains au chocolat, je pense de plus en plus, au fil de ma réflexion, que je peux tout changer. Je vais changer l'heure de départ.
A 2h25 tapantes, je sors de l'immeuble, encore un peu engourdi, dans la tiédeur de la nuit. Avec deux litres d'Isostar dans le dos, une dizaine de barres énergétiques, une carte routière et un appareil photo compact, je suis paré pour 6 heures à trottiner, ma frontale toute neuve sur la tête.
La faune avinée du samedi soir
Les premiers kilomètres, je les connais par coeur. C'est là que je m'entraîne quotidiennement. Je descends l'avenue Secrétan. Il fait doux. Paris est éclairé et quelques noctambules rentrent se coucher, l'air hagard et peu sûrs de leurs sens émoussés en me voyant passer. A Jaurès, premier kilomètre, j'arrive sur le quai du Canal. La ville va s'effacer petit à petit, d'abord désertée par tout être humain, pour ensuite céder la place à des entrepôts, puis à des entrepôts désaffectés. Sur ces premiers 5 kilomètres, je cours avec un soupçon d'inquiétude, pas trop rassuré par l'insécurité dont journaux et hommes politiques nous serinent à tout moment.
Autant je connais bien la faune de l'aube, autant celle de fin de soirée m'inquiète. Et particulièrement celle plus ou moins avinée du samedi soir. Je ressens une violence ambiante qui me pousserait à accélérer. Bizarrement, je me dis qu'il est trop tôt pour griller toutes mes réserves de glycogène... A trois kilomètres, je passe devant le Cabaret Sauvage, à la Villette, qui est transformé en boîte de nuit. Pour eux, la soirée bat son plein. Pour moi aussi, d'une certaine façon, qui progresse à 8 ou 9 km/h. Petites foulées tranquilles. La route est encore longue.
La nuit m'enveloppe à mesure que la ville me libère
Je continue et le paysage change. Du parc de La Villette, j'arrive sur de gros hangars imposants et sombres qui se posent là comme d'énormes pavés. Fantasmant sans trop pouvoir contrôler mes craintes, j'imagine des gens peu recommandables planqués un peu partout, dans les coins sombres, attendant mon passage pour me piquer mes barres énergétiques, mes chaussettes neuves ou que sais-je encore. J'éteins la frontale et passe moi-même dans l'ombre. L'éclairage public éclaire suffisamment mon chemin et je préfère me couler discrètement hors de vue, à la manière du prédateur, plutôt que d'annoncer ma venue et devenir une potentielle proie facile.
De toute façon, je suis échauffé maintenant. Je me sens capable d'accélérer dans le cas improbable où une bande organisée me prendrait en chasse, de m'éclipser dans le cas encore plus improbable où je tomberais par hasard sur des trafiquants de drogue en train de livrer un gros client. Il me semble avoir pris toutes les précautions pour ne pas être vu tant que les environs du Canal restent éclairés.
Je reprends confiance au fil des pas. Puis le sentiment de peur me quitte peu à peu, alors même que j'ai l'impression de mieux m'adapter au stress nocturne. Peu à peu, je pénètre dans un rêve. La nuit m'enveloppe à mesure que la ville me libère. J'ai passé Pantin, puis Bondy. J'allume et éteins ma frontale alternativement selon les portions. Vers le 12e kilomètre, je suis à hauteur de Livry-Gargan.
Le long du Canal de l'Ourcq. Il est environ 3h30 du matin et j'ai parcouru environ 12 kilomètres. Je m'adapte au stress nocturne en arrivant à hauteur de Livry-Gargan...
Je n'ai pas défini clairement de stratégie de course, si ce n'est de marcher environ toutes les demi-heures pour boire et manger. Je suis également parti avec la ferme résolution de faire demi-tour si le moindre pépin physique se manifestait et de terminer à pied, voire en train, et ce sans aucune honte ni aucun remords. Je ne suis pas vraiment guéri d'une blessure qui dure depuis des mois mais qui ne se fait sentir que lors des entraînements intensifs. Jusqu'ici, tout va bien et je marque des pauses fréquentes, beaucoup plus fréquentes que prévu d'ailleurs. Une photo par-ci, un pipi par là, puis j'enlève l'anorak... Je n'hésite jamais à marcher, l'objectif étant de couvrir un minimum de 50 kilomètres et surtout de fournir un effort d'environ 6 heures. Le tout, bien sûr, en terminant dans un état physique acceptable.
Record de distance virtuellement battu
Au 14e kilomètre, je passe l'écluse de Sevran. Petite pensée pour la Sauterelle qui était venue l'an dernier faire une sortie longue jusque là - un peu plus loin en fait. Je multiplie mentalement la distance déjà parcourue par deux : aujourd'hui, je ferai au moins 28 kilomètres. Un kilomètre plus loin, je suis sûr d'en faire au moins 30. A moins que je ne rentre par le train...
A partir de maintenant, les lampadaires se font de plus en plus rares. Je commence à couvrir de longues portions sans éclairage, avec parfois un spot lumineux en point de mire, à plusieurs kilomètres. De temps en temps, j'éteins ma frontale, juste pour voir. En fait, je ne vois rien, bien que mes yeux s'adaptent très légèrement à l'obscurité totale. J'ai l'impression de planer, un peu comme quand on court en fermant les yeux. La foulée n'est plus du tout douloureuse, elle se déroule sans à-coups. Les pieds cherchent d'abord un contact avec le sol, anticipant d'imaginaires irrégularités. Du coup, ils recherchent plus l'amorti que l'efficacité. Economie d'énergie maximale. Dans ces brefs moments, j'ai l'impression de développer un 6e sens, celui de la foulée. Tous les autres sont au repos. Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sens rien. Juste la foulée qui semble irréelle, les pieds qui s'amortissent sur une piste cyclable uniforme et confortable. Et le noir total.
Ma propre respiration m'isole dans le brouillard
Au 16e kilomètre, je bats virtuellement mon record de distance sur ce parcours du Canal. L'an dernier, lors de ma préparation au marathon de Lyon, j'avais fait deux ou trois sorties de 32 kilomètres. Je cours beaucoup moins vite en cette étrange nuit mais l'ivresse d'alors est largement remplacée par le bonheur de me sentir capable d'aligner sans douleur les kilomètres, les uns après les autres.
Un peu avant Villeparisis, je prends ma première décision stratégique : est-ce que je continue sur le chemin ou vaut-il mieux continuer sur la piste cyclable, qui semble se perdre dans la forêt ? La visibilité étant réduite au faisceau de ma loupiotte, j'adopte le bitume plutôt que l'incertain chemin de terre, potentiellement truffé de nids de poule et de flaques d'eau. Comme pour apporter un peu de piment à une sortie parfois monotone, la piste se met à tourner sur la droite, à s'élever violemment, à se perdre dans les bois, puis à redescendre, puis à remonter, pour recommencer le même type de manège. On dirait qu'elle veut me faire regretter le petit chemin tout plat en contrebas. Je suis surtout content de ne pas avoir à trop me soucier d'où je pose les pieds. Il est entre 4h30 et 5h du matin et la fraîcheur matinale m'a contraint depuis quelques dizaines de minutes à remettre l'anorak. La buée que je dégage en respirant m'isole encore un peu plus dans la nuit, créant avec la lumière une mélasse blanchâtre qui donne corps à l'air devant moi. Je m'enfonce dans un silence noir qui, contrairement à mes expériences ludiques d'extinction de lampe, finit par reconnecter mes sens.
Un homme vêtu de blanc est assis là,
dans le noir, et me regarde étrangement
Mes yeux s'ouvrent en grand, mes oreilles tentent de capter le moindre son. Ma foulée ? Je ne l'entends plus, ou juste un battement sourd. De temps en temps un craquement de brindille, un froissement de feuille morte, un bruit sourd quelque part pas loin de moi, derrière les masses sombres environnantes. Alors que la piste redescend vers l'eau stagnante, je perds sa trace tout à coup sans trop savoir pourquoi et repasse à nouveau à la terre du chemin de halage, sans trop me demander pourquoi. Je regarde à gauche vers l'eau, me méfiant des crochets du sentier, puis à droite, vers les bois. Ma lampe éclaire ce que je prends d'abord pour une pédale de vélo à 5m de moi, sur le talus... non, ce sont deux billes lumineuses... un animal... elles bougent... un chat s'évade.
Dans une vraie famine d'informations, les sens deviennent trompeurs, plus aptes à alimenter l'imagination qu'à bâtir des images réelles. En réaction, je tourne fréquemment la tête vers des formes facilement identifiables. Le sol, le bord du Canal, et surtout la forêt, à ma droite, qui s'élève sur un talus. Je l'éclaire, cette forêt, à l'affut d'une faune discrète et étonnée d'être dérangée en pleine nuit. Tout est sombre quand je distingue soudain, pendant le bref instant d'un spot de frontale, un homme assis là. Cette image se crée dans un mouvement, comme une vision subliminale. Je le vois dans un flash, à un mètre de moi, vêtu de blanc, les jambes croisées, fumant une cigarette et me regardant l'air paisible et inquiétant. Mon sang ne fait qu'un tour, mes pulsations bondissent, j'ai la trouille de ma vie, je l'imagine déjà me courant après dans une foulée tout aussi irréelle que l'impression qu'il m'a laissée. Quatre ou cinq bonds plus tard, avant que mes jambes n'aient eu le temps de réagir en détalant, je recompose mentalement cette image et l'analyse comme celle d'un pauvre arbuste en fleurs...
Au petit jour, l'impression de naître
Avec le petit matin qui approche, le froid se fait plus insistant, la brume aussi. J'approche de l'autoroute A104, après Villeparisis, à 22 kilomètres. Ce n'est plus ma buée qui me bouche la vue, mais une nappe de vapeur d'eau digne du "Fog" de John Carpenter. C'est ce que j'attendais : une sorte d'isolement total et parfait. Je vois à peine mes pieds et je suis contraint de faire confiance au plan que j'ai étudié la veille. Il dit que le chemin est droit et c'est tant mieux ! En attendant, je ne pense pas à l'effort. Je suis dans un monde qui devrait m'opresser mais qui finalement m'intrigue. Toute crainte est définitivement effacée lorsque je me dis que tout être humain normal me voyant, ou voyant ma loupiotte au loin, devrait s'écarter du chemin avec quand même un peu d'appréhension...
Sous le pont de l'autoroute, je marque une pause photo-eau-gateau. A l'arrêt, j'ai le temps de regarder dans tous les sens. C'est la même chose tous azimuts : un brouillard dense et impénétrable. Je ne traîne pas et retourne sans tarder dans mon train-train rassurant de coureur à pied. Finalement, j'irai jusqu'au nord de Claye-Souilly, à 26 kilomètres de l'entrée de mon immeuble. Le jour commence à peine à se lever et j'ai l'impression de naître, au sens propre comme au sens figuré.
Le retour, direction Paris, c'est le réveil sur le canal de l'Ourcq. Je découvre avec des yeux étourdis certains endroits que j'avais juste sentis. Et je rentre à l'heure, avec les pains au chocolat, comme si de rien n'était.
Epilogue
Les jours suivants, cette sortie longue de 52 kilomètres bouclée en 6h20 ne m'a laissé que très peu de traces. Juste un peu de mal à marcher pendant les deux ou trois jours suivants. Après une semaine de repos complet, j'ai remis ça, mais en partant à 19h à allure un peu plus rapide et en limitant les pauses. Résultat : 45 kilomètres pour environ 4h50 et une panne d'énergie sur les derniers kilomètres... un mur quoi.
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