Mon beau-père me regarde d'un air incrédule. "Mais pourquoi vous faites cette course au mois d'août, en Hongrie ?". Il faut dire que si mon beau père n'est pas un expert en course à pied, il connaît parfaitement sa Hongrie. En août, il peut faire chaud, très chaud. Je lui fais une réponse un peu confuse :" c'est une préparation pour le Spartathlon : même chaleur, mêmes barrières horaires, jusqu'au nom Korinthoz (Corinthe), en référence à la ville située à 80 km d'Athènes, avec l'aller-retour, cela fera 160 km".
Deux mois après cette discussion, je suis sur la ligne de départ. Il est 11h du matin, la température dépasse déjà les 30 degrés, et 35 sont annoncés pour cette après-midi. Avant-hier, je suis allé courir 10 km pour m'habituer à cette chaleur, j'en suis revenu épuisé et inquiet : comment faire 160 km sous ce cagnard ? Je repense à la discussion avec mon beau-père, qui m'a accompagné ce matin, et je n'en mène pas large.
Nous sommes une centaine à nous élancer, dont Gilles et Angel P. qui m'ont fait découvrir cette course, un coureur italien, et donc 96 hongrois. Départ en douceur. La seule côte est située à 2 km du départ : arrivé en haut, en marchant, je vide déjà ma gourde. Je redescend en courant, je sais que le premier point d'eau est en bas. Je découvre avec plaisir qu'outre l'eau, il y a des glaçons, comme cela sera le cas sur les 35 ravitaillements répartis sur ces 100 miles. Quel luxe de boire frais !
Nous sortons maintenant de Szekszárd. Je suis épaté de voir que des policiers arrêtent la circulation pour laisser passer notre modeste peloton. Nous enchaînons sur un chemin le long d'un canal. J'avoue ricaner en voyant le coureur italien seul, à contre-sens, sur l'autre rive. Comment a-t-il fait pour se planter, alors que le balisage est impeccable et le peloton encore dense ?
Second ravitaillement, km 10. Cette fois, les glaçons ne sont plus un luxe, mais déjà une nécessité. Je ne me contente pas de boire frais, mais j'en glisse quelques uns sous ma casquette, et repars vers le CP suivant. Toujours pas l'ombre d'une ombre sur le chemin que nous empruntons. Un vent nous dessèche comme de vieux salamis hongrois. Il est midi et la chaleur est déjà terrible.
Je retrouve au ravitaillement suivant Françoise P qui suit la progression de son mari et de son fils. Très gentillement, elle m'offre des pastilles de sels, et me met en garde : le prochain CP est un peu plus espacé, dans 10 km. Conseil bienvenu pour la gestion de ma provision d'eau. Même comme cela, je fais comme les coureurs qui me précédent dans le village suivant : je me douche et fait le plein d'eau à une fontaine publique, alors que le ravitaillement n'est qu'à 800 m de là.
À chaque CP, un panneau nous indique les km parcourus, et surtout la position du prochain ravitaillement. Cette fois, il n'y aura que 4 km, sur une route defoncée. Une accompagnatrice me donne une bouteille d'eau fraîche que j'accepte avec reconnaissance, il faut dire que sous cette chaleur, 4 km représentent une distance considérable même si j'arrive encore à courir.
Nous quitterons cette route chaotique au CP suivant. Voyant la digue que nous devons maintenant emprunter, ligne droite semblant s'enfoncer dans un four, j'ai un mouvement de recul. 35 à l'ombre, d'accord, mais elle est où, cette ombre ? Peut-être que le bénévole a perçu mon hésitation : il propose de me verser de l'eau fraîche sur le tête, au dessus de grosses bassines, et me montre l'importance de me rafraîchir les poignets. L'occasion pour moi de souligner ici la gentillesse de ces bénévoles. Qu'ils parlent anglais ou pas, tous montreront une incroyable prévenance à notre égard, s'efforçant de devancer nos besoins, remplissant nos gourdes, prodiguant des encouragements. Une équipe de passionnés.
Nous sommes maintenant au km 35. Le parcours va faire un aller retour de 6 km pour nous conduire au marathon, première barrière horaire (40km à franchir en moins de 5h15). Cet aller-retour me permet d'estimer ma place dans le peloton, environ 25ème, et d'encourager Gilles et Angel, qui sont un peu derrière moi. Je retrouve Françoise au CP, qui me donne du sel et de nouveaux encouragements : "dans 6 km, vous allez passer de l'autre côté du Danube, c'est beaucoup plus joli".
Merci Françoise. Non seulement c'est plus joli, mais pour la première fois, après 50 km et plus de 5h de course, les arbres qui longent le Danube nous offrent un peu d'ombre. Mieux encore, nous commençons à croiser les coureurs du 80 km, partis il y a 3h de Baja, pour une distraction bienvenue. Enfin, d'une façon totalement improbable, je retrouve comme bénévole au ravitaillement du km 56 une ancienne collègue, avec qui j'avais travaillé il y a près de 20 ans lorsque je travaillais à Szeged, à 200 km d'ici. Ce n'est pas totalement une surprise, car nous en avions parlé sur Facebook, mais un beau moment. Au milieu de ses encouragements, elle me dit que c'est aujourd'hui la deuxième journée la plus chaude de l'année en Hongrie. Mon beau-père avait vu juste !
Autant dire que j'ai bon moral sur cette section, où je commence néanmoins à marcher, distance oblige. Moral qui va s'eroder sur les derniers km, à cause d'un CP situé 1 km plus loin qu'attendu.
C'est un peu les montagnes russes émotionnelles. Je retrouve à ce CP mon beau-père, ma fille et mon épouse, qui n'était pas là ce matin à cause d'un rendez-vous chez le dentiste. Le moral remonte en flèche. Je me laisse dorloter un peu, et repart en frissonnant pour les 10 derniers km avant le demi-tour. Ceux-ci ont lieu dans un bois. Je me rends compte de l'importance de la réverbération : sur ce chemin en terre, il fait tellement meilleur que sur les routes goudronnées que nous empruntons depuis ce matin que je me remets à courir d'une traite.
Mi-course atteinte en 9h. Il ne nous reste qu'à rentrer. Nouveau passage dans les bois. Nouvelle occasion de croiser le peloton, mon classement a peu évolué, mais le peloton derrière moi a bien fondu sous la chaleur.
Je retrouve mes supporters au km 90. Alors que je recommence à me faire dorloter, je suis pris de nausée et vais recracher le verre d'eau que je viens de boire dans un buisson. J'avoue que je n'en mène pas large : il reste peut-être plus de 10h de course, et même l'eau ne passe plus ? Mon épouse, qui a tout compris, me dit que j'ai eu trop chaud et s'emploie à me rafraîchir en me passant tendrement un glaçon dans le cou. Jamais glaçon dans un cou n'a été reçu avec tant de reconnaissance. Je me laisse rafraîchir, bois un peu de coca sur les conseils des bénévoles, et repars doucement dans la nuit.
Miracle de l'ultrafond, après quelques minutes de marche, je peux repartir en courant. Oh, bien sûr, ce n'est pas brillant, j'alterne marche et petit trot, mais j'avance, et c'est bien l'essentiel. Dans la nuit noire, à mon rythme (nous sommes loin les uns des autres), je guette les ravitaillements comme le marin les ports, plus pour avoir le prétexte de s'arrêter 2 minutes que par soif ou faim. Ceux-ci, de nuit, offrent tous une ambiance différente, parfois calme, parfois disco, reflétant la personalité des bénévoles qui les animent. C'est un moment un peu hors du temps, comme je les aime.
Je tiens comme ça jusqu'au ravitaillement du km 120. Là, je me retrouve de nouveau en facheuse posture, à quatre pattes en train de vomir ce fameux verre de coca, sous le regard embêté des bénévoles qui ne peuvent rien faire. Je me relève en titubant, et repart immédiatement en marchant, craignant que les deux bénévoles de la protection civile qui se reposent dans leur ambulance ne viennent voir mon état de trop près.
Ne pas se brutaliser. Je marche un quart d'heure, et, j'observe mon état avec le même détachement qu'un antropologue sur Mars. Ça ne va pas si mal. Je n'ai mal nulle part, la température est maintenant agréable, j'ai encore 8h pour faire 40 km, et je me remets à alterner trot et marche. Ma seule interrogation porte sur ces problèmes d'alimentation, même si je suis "philosophiquement" persuadé que j'ai assez de réserves et que l'apport de calories n'est pas indispensable. Pour l'eau, j'en suis moins sûr, mais de nuit mes besoins sont réduits. On verra bien.
Moins d'un marathon à parcourir. Dans les moments où je marche, sur notre digue déserte et silencieuse, je coupe ma frontale pour mieux observer la nuit étoilée, magnifique en l'absence de toute pollution lumineuse. Cette course prend une nouvelle dimension.
Encore 30 km. J'ai maintenant l'impression que lorsque je trottine, mon estomac fait des bonds insupportables. Je ne fais plus que marcher pour cette raison, pour contenir la nausée. Deux concurrents me doublent, en marchant eux aussi. Un chaton nous suit en miaulant sur plusieurs centaines de mètres.
Je me pose une nouvelle fois au ravitaillement suivant. Je reprends un peu de coca et même une rondelle de banane qu'après m'être assis 5 bonnes minutes. Bonne idée. Je repars, et recommence à alterner course et marche, ce qui me permet de redoubler définitivement les deux concurrents. Ce n'est rien mais ca me réconforte dans l'idée que mon trot est bien plus efficace que la marche. Je me demande si je dois revoir ma philosophie sur l'alimentation.
La digue sur laquelle nous sommes présente de petites bornes tous les 200 m. J'en profite pour trouver mon rythme, maintenant que la batterie de ma montre est épuisée : 800 m courus, 200 marchés. On répète ça 6 ou 7 fois, et arrive un nouveau ravitaillement, qui se comptent eux-même sur les doigts d'une main.
Le jour se lève. Un bénévole m'explique dans un anglais impeccable qu'il me reste 4h pour faire 10 km. J'ai course gagnée.
Je poursuis cependant sur le même rythme. Je suis bluffé de voir que la police municipale est encore là pour arrêter la circulation et me permettre de traverser sans risque le même rond-point que hier, il y a une éternité. Nous sommes moins nombreux mais tellement moins lucides, c'est appréciable.
Il reste 5 km, et je vois une silhouette familière venir à ma rencontre. Il n'est pas 7h du matin et dans le matin clair, mon épouse est là, souriante. C'est une banalité, mais les derniers kilomètres ne sont que du plaisir. Nous gravissons avec mon épouse la dernière difficulté, au milieu des vignes, puis je redescend vers Szekszard pendant qu'elle retourne chercher la voiture. Nous nous retrouvons quelques centaines de mètres avant l'arrivée, nous dévalons ensemble la dernière avenue. J'en fini en 20h50, 26ème, déployant avec joie la banière à mon nom que l'on m'a remise à l'arrivée.
J'étais venu pour m'entrainer à faire des longues distances sous la chaleur, j'ai été servi ! Vus mes difficultés à l'encaisser, je repars de Szerszard avec plus de questions qu'à mon arrivée (aurais-je tenu 80 km de plus ?), mais aussi avec de nouveaux beaux souvenirs. Que demander de plus ?
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