Récit de la course : Le Grand Raid de la Réunion : La Diagonale des Fous 2011, par boby

L'auteur : boby

La course : Le Grand Raid de la Réunion : La Diagonale des Fous

Date : 13/10/2011

Lieu : ST PHILIPPE (Réunion)

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Distance : 163km

Objectif : Terminer

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Ma Diagonale des Fous, une aventure unique et inoubliable

C'est fini. Bien fini. Mais depuis ce dimanche 16 octobre, tous les jours je me repasse le film de cette balade dans les montagnes de La Réunion. Un événement qui marquera ma vie. Flashback.

Vendredi 7 Octobre.
Départ en TGV pour Paris. On a de la chance, malgré les grèves notre train circule, mais avec quasiment 1 heure de retard. Et dans le train on reçoit un message de la compagnie aérienne : votre vol est reporté à demain... Donc nous passerons une nuit aux frais de l’assurance sur Paris, dans un hôtel 4 étoiles. L’avantage c’est que nous ne passerons pas la nuit dans l’avion.

Jeudi 13 octobre.
Après les rendez-vous et visites programmées en début de semaine, nous sommes arrivés à la chambre d'hôte réservée, dernière étape avant le départ de ce fameux Grand Raid. Tous ces noms que j'ai entendu résonner ces années passées au travers des forums, des vidéos, des récits, seront une réalité dans quelques heures pour moi : Cap Méchant, Foc-Foc, Mare à Boue, Grande Chaloupe, etc. Ce ne sont que quelques unes des étapes qu'il faudra franchir pour espérer arriver au bout.
Depuis quelques jours j'ai une douleur derrière la cuisse gauche, et je m'inquiète un tout petit peu. Mais vous savez, c'est souvent comme dans un vol : avant l'atterrissage, l'avion tangue, vibre, bouge, et dans la plupart des cas (heureusement !) il touche le sol sans problème en restant très stable. Pour moi c'est pareil. J'ai souvent des petits soucis avant une course, et au moment du départ tout va bien.

Je me réveille vers les 5h30 (je dors de moins en moins depuis quelques années) et m'oblige à rester au lit pour me reposer. Petit déjeuner vers 7h30. Il pleut. Il pleut presque non-stop depuis hier soir. Et ce matin ça continue, il pleut. Il a plu toute la semaine dans certains endroits.
Le régime alimentaire de ces jours cruciaux précédent la course n'a pas été suivi correctement. Difficile de l'appliquer quand on n’est pas chez soi et que l'on n'a pas à disposition le nécessaire habituel.
Je commence ensuite à préparer tranquillement mes affaires pour la course. Je sors avec ma femme faire quelques courses de dernière minute, ainsi que des achats pour le repas de midi (une barquette de riz - encore ! - du jambon, et des yaourts). Cela prend plus de temps que prévu.
Retour au sympathique gîte (la ferme Desprairies) que j'avais choisi pas trop loin du point de départ. Après le petit repas, sieste obligatoire. 1 heure plus tard, c'est la dernière ligne droite : revue en détail de tout le matériel nécessaire, préparation des denrées alimentaires pour chaque étape (fruits secs et barres de céréales), préparation de sacs de poudre Effinov pour la boisson. Ensuite répartition du matériel par point d'assistance : ma femme me rejoindra à Cilaos et à Dos d'Ane, et je laisserai un sac d'assistance aux organisateurs pour Deux Bras.
Fred, un ami contacté quelques jours plus tôt nous a invités à venir le rejoindre chez un couple qui habite très près du départ. Nous nous y rendons pour 18H30. La pression monte doucement.
Je suis avide de conseils et de retours d'expériences de ces amis qui ont déjà affronté cette épreuve. Celui qui nous reçoit a maintenant plus de soixante ans, et a déjà fait (et terminé) 2 fois le Grand Raid. Fred l'a tenté 1 fois.
J'hésite encore sur la tenue à porter, pour ne pas trop me charger mais ne pas risquer non plus d’avoir froid dans les hauteurs , connaissant ma frilosité grandissante avec les années.
Après un rapide repas de pâtes, les derniers rangements et la préparation de nos pieds, notre ami nous accompagne en voiture sur le lieu du départ, prévu à 22 h.

Quel changement ! Nous étions passés en revenant des courses pour repérer où se trouvait l'endroit, et à quoi ça ressemblait : un petit stade, dont on avait enlevé quelques mètres de grillage, et protégé les poteaux restants avec des matelas pour sécuriser la sortie des fous à l'heure H. Mais la sérénité et le calme régnaient encore dans ce lieu de bord de mer, simplement troublé par les bruit des fortes vagues mugissant depuis quelques jours, sûrement à cause du vent persistant.
Maintenant, il y a des voitures partout. Au moins 2 kms d’embouteillages avant d'arriver. Nous parvenons à nous frayer un chemin, et réussissons à stationner à 300 m du départ. Une aubaine car les places sont rares.
De tous les côtés les raideurs arrivent avec leur accoutrement spécifique, et leur sac plus ou moins rempli. Après les dernières embrassades, nous sommes maintenant seuls devant notre destin. Il faut y aller et rentrer dans l'arène, il n'y a plus le choix. Tout d'abord contrôle des papiers. Ensuite contrôle des sacs pour vérifier le matériel obligatoire. C'est la première fois dans une participation à un trail que je vois tous les sacs systématiquement contrôlés. Formalité vite accomplie vu le nombre de bénévoles prévus pour la tâche.

On se dirige tout doucement vers l'aire de départ. Sur le chemin je croise une équipe d'assistance secours habillée en jaune. AFPS. Mais oui ! Ce sont d’autres amis dont on m'a parlé lors de mon interview à la Radio Vie, et qui assurent ce service sur une partie du parcours. Je vais à leur rencontre et me fait connaître à eux. Bien sûr, ils connaissent Séphora,la musique de la Vie. Et voir le directeur lui-même participer au Grand Raid, c'est quand même une surprise pour eux. Mais ici, tout le monde a dans sa famille ou ses amis un proche qui a déjà participé. C'est incroyable. Un événement majeur pour l'île.

Je m'assieds en compagnie de Fred, adossé à une barrière. Il ne faut pas trop se fatiguer avant les longues heures qui nous attendent. L'animation bat son plein, avec orchestre, danseurs et cracheurs de feu. Nous restons éloignés de la scène pour nous préparer dans le silence.

Il y a deux ans, il pleuvait à torrents lors du départ. Aujourd'hui j'avais la conviction que le départ se ferait sans une goutte d'eau. Et voilà, c'est l'heure. Il faut se rapprocher. La foule des raideurs se masse vers la sortie. Après le décompte traditionnel, c'est la ruée : 2 500 personnes doivent passer par une issue de 6 m de large. On se fait bousculer, écraser, compresser. Je tente de filmer cette cohue, mais c'est difficile. J'essaie d'apercevoir ma femme qui m'avait envoyé un message juste avant le départ pour me dire où elle se trouvait. Mais impossible de l'apercevoir. Dommage. Ce dernier regard m’aurait donné un petit coup de pouce avant d'affronter cette épreuve inhumaine.
Nous nous retrouvons sur la route et je me souviens de toutes les recommandations lues et entendues : ne pas partir trop vite, car la course commence vraiment à Cilaos (soit dans 90 kms...). Je maîtrise donc ma foulée, quitte à rester en queue de peloton. L'essentiel est d'arriver, qu'importe le chrono. Fred et moi sommes a présent séparés. Je n'allume pas encore ma frontale, il y en a tellement, et de plus c'est la pleine lune.
On trottine doucement au milieu d'une haie incroyable de supporters tout au long de la route, sur ces quelques kilomètres avant d'aborder la montée vers le Volcan.
Après la bifurcation, la pente commence et tout le monde se met à marcher autour de moi. Certainement pour s'économiser. J'adopte alors cette  foulée. C'est parti pour plus de 20kms et 2500m de dénivelé dans la nuit. Chacun trouve son rythme. Je me mets à penser à tous ceux qui m'entourent : presque la moitié d’entre eux ne franchira probablement pas la ligne d'arrivée. Je suis triste pour eux mais ce sont les statistiques (1) (il y aura 48% d’abandons, le record…) Je compte bien sûr faire partie des "finishers". J'en ai la conviction intime, presque à 100%.




Tout doucement nous prenons de la hauteur et, en regardant vers le bas on voit toute cette colonne de petites lumières se dandiner dans la nuit, puis tout au fond les projecteurs du stade qui sont encore allumés : le seul point de repère visible au bord de la mer. Mais la suite, c'est vers l'avant : il ne faut pas se retourner.
Premier ravitaillement, que je saute : j'ai tout ce qu'il me faut et je suis parti avec une bonne réserve d'eau.
On alterne un peu course et marche. En cheminant à coté de ces centaines de raideurs, j'essaie d'imaginer quelles sont leurs motivations, leurs espoirs. Et je comprends que c'est une histoire personnelle. Cette Diagonale des Fous, on ne peut pas la vivre par procuration, chacun doit la vivre pour lui-même. 2400 inscrits, 2321 partants, et autant d'histoires de vie différentes, de défis à relever, de revanches à prendre.
Je suis là en train de me prendre en photo quand un participant me propose de le faire "Oui, merci c'est sympa". Quelques secondes pour la pose et on continue en engageant la conversation. Lui est déjà venu 2 fois. La première fois, arrêt obligatoire par le service médical pour cause d'insolation dans Mafate. L'année passée, il est revenu, et a été arrêté à la barrière horaire du gîte du Piton. Pour 20 minutes de dépassement. Mais c'est le règlement ! Malgré sa tentative de négociation, rien n'y a fait. Il a dû laisser tous ses espoirs et se résoudre à déposer son dossard. Dur. Je peux comprendre une telle frustration après des mois de sacrifices, d'entraînement, et toutes les dépenses engagées quand on vient de loin. Mais il y a une règle qui est la même pour tous et il faut l'appliquer. Ce doit être difficile aussi pour les bénévoles de prendre ce genre de décision, face au désarroi des compétiteurs.
Alors cette année, il en veut. Il a une double revanche à prendre. Il ne va pas se laisser faire. Je comprends sa hargne et lui souhaite bon courage. On fait un bout de chemin ensemble en échangeant sur nos activités sportives.
Malheureusement pour lui, cette année encore il n'arrivera pas au bout. Il sera mis hors délai à Marla. Peut-être s'est-il endormi ? Car il était arrivé à l'heure, mais a été mis hors délai au départ de ce point de contrôle. Dommage pour lui et cela me rend triste. Dossard 1923.

Nous voilà maintenant devant l'entrée de ce fameux sentier nous amenant à Foc-Foc. Sentier qui ressemble parfois au périphérique de Paris à 18h, d'après "les anciens". Une découverte de plus.
Tout le monde s'engage à la queue-leu-leu. Ce matin, lors du petit déjeuner au gîte, j'ai discuté avec un autre coureur qui n'est jamais venu, mais qui a fait et fini l'UTMB (2) plusieurs fois - une pointure au-dessus. Il me disait qu'il redoutait un peu le pointage au bout de ce chemin : il semble que certains s'étaient fait éliminer là il y a deux ans pour être arrivés en retard car ils avaient subi trop de bouchons. Vraiment bête. Mais les amis m'avaient rassuré, me disant qu'il fallait vraiment traîner pour ne pas arriver. De toute façon, maintenant on ne peut plus rien faire d’autre que suivre, et de la patience il faut en avoir. En effet, nous avançons très très lentement, et nous sommes régulièrement arrêtés de longues minutes. Le temps pour chacun de passer les obstacles difficiles.
Cela permet de lier amitié et des conversations s'engagent. C'est marrant car quasiment tout le monde se tutoie. On ne se connaît pas, on ne connaît pas les situations professionnelles, il y a tous les âges, et nous voilà tous au même niveau devant les mêmes obstacles. Les barrières sociales disparaissent. Nous aurions peut-être des attitudes complètement différentes si nous savions ce que notre voisin fait dans la vie, d'où il vient. Mais là, tous derrière notre frontale dans la nuit, nous nous retrouvons à égalité.

Je discute avec un réunionnais à côté de moi, qui doit avoir au moins 50 ans. Je lui demande si pour lui c'est la première fois, et sa réponse fuse comme une évidence, pleine d'émotion et de vécu : "pour moi c'est la 13eme fois, la 13eme fois consécutive". Chapeau ! Je lui demande quelle est sa motivation : "les sentiers de La Réunion". Je sens que sa vie tourne autour de la randonnée, de la course. Ses week-ends, son temps libre, c'est l'entraînement. Il a déjà fait 10 fois dans l'année les parties du parcours. Un anonyme passionné du peloton, qui fait vivre cette course légendaire.
Mais j'allais apprendre aussi que des drames se vivent à cause de cette course. Des gens passionnés comme lui, qui en arrivent au divorce à cause des priorités qu’ils ont choisies dans la vie. Terrible. Détruire une famille pour courir sur les sentiers... Est-ce que ça en vaut vraiment le coup ??

C'est ce que je pensais. Chacun fait son chemin de vie en vivant cette Diagonale. Tenez, Martin : il est dernière moi depuis un moment et je lui demande d'où il vient : "d'Autriche" me répond-il avec son superbe accent germanique à couper au couteau. Dossard 625. Il est équipé comme un montagnard... Ca détonne un peu dans le paysage. Grosses chaussures de marche, contrastant avec les baskets profilées dernier modèle trail de beaucoup d’autres, énorme sac à dos, bien rempli. Il compte y rester une semaine ?
De plus, son entraînement ne date que de 3 mois. Sa soeur, étudiante sur l'île, lui a parlé de cette course. Ni une ni deux, il s'est inscrit. Je lui souhaite bon courage, doutant un peu intérieurement de ses chances d’arriver au bout. Cela se révélera exact. Il va abandonner à Mare à Boue, après (50 Kms). Une autre histoire de vie.

Ce sentier est vraiment particulier. On ne peut pas doubler, ou alors c'est en risquant de bousculer les autres, et c'est mal vu. Normal. De toute façon ça ne sert pas à grand chose. On y perdrait beaucoup d'énergie pour gagner quelques places. On est comme dans un "tunnel de verdure". Dommage qu'il fasse nuit.

Dans cette ambiance surréaliste, en pleine nuit (nous sommes partis à 22h00 et personne ne dormira cette nuit), il y a des choses surprenantes. Comme ces compétiteurs qui redescendent déjà, pour abandonner seulement 2h après le départ. Comment peut-on se résoudre à une telle sortie ? Problème physique ? Déjà écrasés par les difficultés à venir ? Mauvaise nouvelle ? Je ne le saurai jamais.
Et puis il y a ceux qui allument des joints dans la montée, en faisant participer (involontairement) leurs voisins de leur empoisonnement. Incroyable ... Et ils ne seront pas les seuls que je croiserai. J'espère qu'ils feront partie de ceux qui ne terminent pas : ils ne méritent pas de recevoir le tee-shirt "J'ai survécu".

Nous arrivons enfin au pointage et ravito tant attendu. (2h36 )de course. Tout s'est bien passé, pas de souci pour les barrières horaires.

Petit à petit nous sortons de la forêt pour arriver sur les étendues arides du Volcan. Il faut bien regarder où on pose les pieds. La température chute, et un arrêt est indispensable pour s'adapter : polaire, bonnet, gants.



Vendredi 14 Octobre
Le jour commence à poindre dans cette ascension, et nous accompagne avec sa douceur, nous encourageant avec les fabuleuses couleurs du lever du soleil au-dessus du volcan. Instants magiques. Et après 7h 38’ voilà le premier gros poste de contrôle / ravitaillement.
Quelques instants pour souffler, se ravitailler, et c'est reparti sous le soleil. Direction la Plaine des Sables, un paysage lunaire et aride, avant d'attaquer la nouvelle petite difficulté, le Piton Textor.
Arrivés là-haut, il nous faut redescendre de l’autre côté. Avec le temps magnifique qu'il fait aujourd'hui, il y a des tas de touristes se rendant au volcan, que nous croisons en traversant la route. Cela change d'il y a 2 jours, où nous étions venus ici ma femme et moi pour faire une balade : on n'y voyait pas à 30 m, pluie, brouillard. On était quand même descendus dans l'enclos pour marcher sur la lave durcie, mais nous étions les seuls. Et complètement trempés au retour à la voiture. Le temps est très variable dans ces contrées. La Réunion est une collection de microclimats.

La descente va continuer doucement vers Mare à Boue. Ce seront les seuls moments où il y aura un sentier "normal" : un peu d'herbe, de la terre (et encore quand elle n'a pas été ravinée par les pluies récentes). Les sentiers ici sont faits d'escaliers, de cailloux, d'énormes roches, de lave, de racines, etc. On ne peut jamais être tranquille, il faut tout le temps être sur le qui-vive pour ne pas se louper. Pour le moment, ça va, mais comment vais-je réagir après des heures et une nuit d'efforts ?

Après avoir coupé la route nationale pour rejoindre le prochain gros point de contrôle (Mare à Boue), je me fais interpeller au bout d'un chemin par une voix connue :"Marc !" Je lève les yeux et j'aperçois Fred en train de se bichonner les pieds, aux côtés de sa femme, qui lui a préparé son repas personnel, et de ses enfants. On échange quelques mots, et je continue. En avançant vers le pointage, je croise énormément de monde avec sacs, glacières. Je comprends que c'est un point stratégique pour l'assistance personnelle. Chacun vient voir son époux, ses proches, lui prodiguer des soins et massages (sur le bord de la route...).
Me voilà arrivé à Mare à Boue, poste tenu par les militaires. Finalement je m'arrête et prend une assiette avec un peu de pâtes et un petit morceau de poulet. Je vérifie mes pieds, remet un peu de crème anti-frottement et je repars. J'entends des rumeurs sur l'option qui avait été évoquée au départ par le Directeur de ne pas emprunter le sentier vers Belouve. Je n'en connais pas les raisons exactes, mais apparemment certains sont déjà découragés et vaincus à l'idée de passer par là, et envisagent de ne pas continuer. Qu'est-ce qui nous attend donc de si terrible ? J’allais bientôt le savoir.

Sur le chemin, on croise des familles qui se baladent, et ça fait bizarre de s'entendre dire "Bon courage Marc", "Bravo Marc". Ils me connaissent tous ? Mais non, c'est que l'organisation a eu la sympathique idée d'imprimer en gros notre prénom sur notre dossard. Un grand merci à tous ces anonymes qui nous ont encouragés et applaudis tout au long du parcours, jusqu'à l'arrivée.

Et voilà le fameux sentier qui est là devant nous. Apparemment la direction de course a choisi de conserver le tracé initial par ce sentier, et non de l'éviter par la route.
En temps normal, ce doit être agréable de traverser cette forêt par ce chemin. Certes, il est par endroit très escarpé et on ne peut pas avancer vite. Mais après une semaine de pluie, et au moins 2 000 participants qui sont déjà passés, ce n'est plus la même chose... c’est l'enfer. De la boue, de la boue, de la boue. A moitié sèche ou carrément liquide. Pas moyen de l'éviter. Par certains endroits, il y en a au moins 50 cm. Sans répit. Sans détour possible. Sans alternative. Et je n'imagine pas ceux qui auraient l'idée de rebrousser chemin. Déjà qu’avancer c’est l'exploit, alors retourner et affronter la masse des coureurs râlant, c'est le lynchage.


Il faut avancer, au rythme des plus faibles. C'est aussi cela la solidarité.
Descentes, montées, racines, pierres, mares, tout cela dans une humidité prenante. Les mains sont pleines de terre, les chaussures aussi. Ceux qui n'ont pas de chance verront leurs baskets "happées" par cette terre avide de nous absorber, de nous ralentir. Comme si elle voulait nous dire que nous ne sortirions pas de ce bourbier, qu'elle tenait à nous garder. Mais non ! Nous avons autre chose à faire. Les rumeurs et inquiétudes vont bon train : "Les premiers ne sont pas passés par là". Cette rumeur ne va pas nous quitter et devenir une conviction pour beaucoup, bien que sans preuves. Dans un tel contexte de souffrance, rien ne peut arrêter cet argument qui permettrait de nous affranchir de notre responsabilité. Toutes les idées fusent pour la contestation : manif au prochain pointage, coup de gueule, etc. L'ambiance est surchauffée, et je peux le comprendre.
A cet instant, je pense à l'aveugle, accompagné par un guide, que j’ai dépassé dans la montée au volcan. Comment va-t-il faire pour se sortir de cet enfer ? Déjà nous y arrivons à peine, alors sans voir, je n'ose pas imaginer. Une autre histoire de vie.

Toutes les personnalités se révèlent dans ce contexte : les râleurs, les fatalistes, les meneurs, les tricheurs, etc. Une image en miniature de notre société. Mais pourquoi notre attitude est-elle différente suivant le contexte dans lequel nous nous trouvons ?

Les premiers doutes m'assaillent quant à ma possibilité de finir. Pourrais-je passer la barrière horaire ?
A un moment, je retrouve Fred, lui aussi dans cette galère. Il essaie de calmer les esprits en disant tout haut ne pas croire tout ce qui se dit. Et il a bien raison. Je m'inquiète pour la barrière, mais il me rassure. Comme on avait presque 2 h d'avance, ça devrait passer.
A un moment on sort du chemin pour prendre une route, et je crois que c'est fini. Mais non, pas du tout... quelques centaines de mètres plus loin on reprend ce sentier. Toujours dans les mêmes conditions. Et tout le monde sait qu'il y a quasiment en parallèle la route forestière qui nous permettrait de rejoindre le point prévu dans un autre contexte. Mais on a signé, et il faut suivre les consignes.
Le plus grave, c'est que nous arrivons tous au bout de nos réserves liquides. Certains n'auront plus d'eau une heure, voire plus, avant de sortir de ce sentier.L'organisation n'avait pas prévu une telle débâcle. Ce sera la polémique de l'année, ces 10 Kms. Et après un tel passage, ce sentier risque d’être dévasté pour un moment !
Après environ 5 heures d'efforts (7h pour faire 21 kms…), me voici enfin arrivé au bout. Passer dans la boue ne me dérange pas, cela fait partie des conditions possibles d’un trail, mais je fais mon petit scandale au pointage et refuse de présenter mon dossard avant d'avoir la réponse à ma question "est-ce que les premiers sont aussi passés par là ?" Le chef de poste arrive, et me certifie qu'ils sont passés par le même chemin. Je lui demande alors si les barrières horaires seront aménagées. Bonne nouvelle : nous avons droit à 30 minutes de supplément.
Cet épisode restera marqué dans les annales du Grand Raid : c'est l'endroit de cette édition 2011 où tout a basculé (pour le "peloton"). Une bonne partie des abandons aura lieu ici ou au poste de contrôle suivant.

Il ne faut pas traîner. Nettoyage rapide des chaussures, et c'est reparti pour un bout de route goudronnée en direction du gîte de Belouve et Hell-Bourg. C'est jouable. Les bénévoles nous indiquent quelques changements de direction, et nous abordons la dernière descente pour rejoindre le point de contrôle. Fred est revenu derrière moi et reste confiant pour l'horaire. Nous nous activons dans cette descente, comme seule la Réunion sait en faire : cailloux, escaliers, grosses pierres... Nous entendons au loin les bruits de la ville, mais la végétation nous empêche de voir l'arrivée. Nous croisons à un moment quelqu'un de l'organisation, je suppose, qui nous motive pour continuer en nous affirmant que tout est encore possible.
Arrivés en bas, petite traversée de la ville pour enfin rejoindre le stade où se déroulent le ravitaillement et le contrôle. Finalement je n’aurai même pas eu besoin de la « rallonge » de 30 minutes.


Nous nous retrouvons une petite équipe pour attaquer la prochaine difficulté qui se dresse là devant nous : le Cap Anglais. Un mur de 1160m dénivelé ! A faire de nuit. Ca démarre par un petit sentier, puis ensuite un chemin un peu plus large, qui va se transformer en une sente à flanc de falaise, ne laissant le passage que pour une personne. L'eau coule sur ce sentier, et comme nous devons régulièrement nous agripper avec les mains pour monter, nous sommes rapidement pleins de boue. Ca change... !

Je reçois un message d’encouragement d’un ami qui a fait son premier marathon il y a quelques semaines. Merci Didier et la famille !

La nuit est maintenant complètement tombée depuis un moment. J'ai pris mon rythme de croisière et double quelques concurrents. Fred n'est plus là. J'avais essayé de l'attendre au début de la montée, mais ne le voyant pas suivre ensuite, je me suis dit, tant pis. La Diagonale est parfois une affaire personnelle. Je marche ou parfois j’escalade cette montagne avec énergie. On croise quelques concurrents épuisés, assis sur le bord, enveloppés dans leur couverture de survie, endormis. Après quelques heures d'effort, voilà enfin le sommet. Rapide changement pour mettre la polaire. Nous sommes à 2300m et nous allons vers le plus haut point de la course, 2484 m: le gîte du Piton des Neiges. Vérification de l'horaire : c'est encore possible, mais il faut avancer. C'est ce que je fais. Au bout d'un moment je me dis qu'il faut que j'accélère pour ne pas manquer le rendez-vous. Et quand je vois ce qu'il reste encore à faire, j'ai des doutes. Alors je m'accroche, je fonce, je double. Mais qu'est-ce qu'on fait là à marcher et courir à plus de 2000m, dans la nuit à la poursuite d'un horaire ? Vaste question ! Il faudra peut-être y trouver une réponse.
Mes efforts sont récompensés. J'atteins enfin le contrôle, avec 15 minutes d'avance. Ouf ! Je suis libéré d'un poids.
Durant tous ces moments de doute, je me remotive en me disant que cette course, je dois la terminer. Je ne peux pas décevoir tous les amis qui pensent à moi, toute ma famille. Alors plusieurs fois je me repète mon objectif : je cours pour Tiavina, ma famille, mes amis, Séphora."

Gite du Piton des Neiges. Je prends mon temps et déguste une soupe chaude. Ce n'est pas du luxe. Je me repose un peu dans la pénombre en contemplant les étoiles et en savourant cette étape. Après ce temps bien mérité, je reprends le parcours vers Cilaos. C'est le seul coin que je connais, car je l'avais déjà fait, mais de nuit, dans l'autre sens, et il y a 6 ans. Au bout de quelques minutes, je me dis qu'il faudrait peut-être faire voir cette toute petite douleur sous le pied gauche qui ressemble à une ampoule. Et si ça dégénérait ? Je me résigne à faire demi-tour pour retrouver l'infirmerie. Déchaussage "Excusez-moi pour les odeurs...!" Bon, ils ont l'habitude...
Examen du pied. Diagnostic : mes pieds sont très bien, cette petite ampoule est tellement petite qu'il n'y a rien à faire. Voir au prochain contrôle. Ils me posent juste un pansement.
A côté de moi un réunionais avec qui nous j’ai fais un bout de chemin. Il s'est plaint d'une douleur dans la poitrine et l'infirmière l'a obligé à ne pas repartir avant d'avoir vu le médecin. Lui râle gentiment car il veut repartir. Apparemment il aura eu l'autorisation car je le retrouverai un peu plus tard.


Pendant que je suis là, un des bénévoles lance "attention à la barrière horaire en bas au Bloc, c’est à minuit". Oups ! Je ne savais pas ! Et là c'est la panique. Je me rechausse précipitamment et repars à toute vitesse. Nouvelle pression. Cette fois-ci le risque est grand. J'entame donc la descente à toute vitesse, en prenant des risques. Je demande à des locaux combien de temps il faut pour arriver en bas ? « 45 minutes à ton allure". Mais je doute du chiffre, comme des autres indications déjà reçues. Je pense qu’il faut compter plus. M’ont-ils répondu par optimisme inconsidéré, par expérience des sentiers, pour m’encouragement inconsciemment ? En réalité, il me faudra le double...
Je demande à plusieurs s'il y a vraiment une barrière, et à quelle heure : réponses diverses. Donc je ne veux pas prendre de risque et je fonce. Pour l'horaire, je vérifie quand même : normalement ce devrait être 0h30 avec la « rallonge ».
Je fonce, dévale cette descente encore délicate. Escaliers de pierres (irréguliers bien sûr), caillasses, virages serrés. Ca tape sous les pieds, deux-trois fois j'ai failli tomber. Si on se loupe, il n'y a pas de barrière de sécurité... Un petit groupe descend aussi rapidement et je m'accroche à eux. A ce moment le doute s'installe. Je me dis "ça y est, c'est fini. Pas la peine de prendre tous ces risques, de toute façon c'est foutu. Tu ne t'es pas assez entraîné. C’est trop bête quand même, pour quelques minutes....  Il faut dire qu’après 24h de course, pas une minute de sommeil depuis 36h, et la fatigue physique accumulée, le cerveau ne réagit plus de la même manière. J'ai l'impression qu’inconsciemment je suis en train de me résoudre à rater cette barrière pour ne pas porter la responsabilité d'arrêter. Ce n'est pas que j'ai envie d'abandonner, mais quelques questions surgissent: dans quoi je me suis embarqué ? Est-ce que c'est raisonnable cette course ? Est-ce que j'ai le niveau ? Pourquoi encore souffrir des heures, se faire mal aux pieds et aux muscles ? Qu'est-ce que je fais à ces heures-ci perdu dans la montagne en pleine nuit ?
Je suis un instant tiraillé entre la hargne et la farouche envie d'être à La Redoute, avec ma légendaire persévérance, et l’appréhension des souffrances à venir. Mais je ne vais pas me laisser aller. Depuis des années je pense à ce projet, je l'ai vécu par procuration. C'est vrai, avant il était plus facile. Ils ont rajouté des kilomètres au fur et à mesure des années. De 125 on est passé à 163...
Et si mon aventure se terminait là ? Non, ce n'est pas possible.

Les "escaliers" dans les forêts : des rondins, des planches, des pierres, de la terre. Jamais de la même longueur, ou hauteur ou largeur. Tous différents. C'est ça les « escaliers » sur les entiers de la Réunion.

Je suis concentré sur ma course et mon objectif : terminer. Les préoccupations du quotidien et du travail sont oubliées – 2 jours et demi hors du temps et de l’espace. Je pense de temps en temps à tous les amis et à la famille qui me suivent de loin. Un soutien moral sans faille inestimable.

Ce sera le moment le plus critique d'un point de vue mental. Le grand questionnement. Qui n'est pas passé par cette phase dans une telle course ? Je me dis que ce sera probablement mon dernier trail, et après ça plus de compétition, j'en aurai fait le tour.

Mais cette descente est INTERMINABLE. On n'en voit pas le bout. Je m'active quand même, sans trop y croire. Puis je me dis, pour quelques minutes, ils ne vont quand même pas m'arrêter. Voilà, la délivrance approche. Ils viennent de fermer le contrôle et nous indiquent la direction de Cilaos. Mais quoi ? Plus de contrôle ? Pas de barrière ? Mais non !!! Il n'y avait pas de barrière horaire ici !! Miracle !
Alors je crois que cette fois c'est gagné. J'ai maintenant presque 1h30 d'avance sur l’horaire. Vite j'avance pour rejoindre ma femme qui m'attend à Cilaos.
Après quelques kilomètres de route goudronnée, c'est l'arrivée au stade dans la moiteur de la nuit. Peu de monde ? Soit ils dorment, soit ils sont tous partis.

Cilaos. Le lieu de tous les dangers pour les habitués. Là où on compte le plus grand nombre d'abandons. Là où le mental en prend un coup. Pour moi, c'est le contraire. J'y suis arrivé, donc c'est le point de non-retour et c'est quasiment gagné, sauf problème physique majeur. C’est comme dans la vie : ne pas se laisser aller ou abattre malgré les circonstances. Il faut se bouger, il faut y aller.

Avec grande émotion je retrouve ma femme qui m’attend patiemment dans la nuit avec son grand chapeau bizarre pour que je ne la loupe pas. On doit se retrouver après le contrôle. Je vais voir à l'infirmerie pour mon histoire d'ampoule, mais il y a trop de monde et je ne m'arrête pas. Repas (pâtes et poulet), et je retrouve mon épouse à l'extérieur. Elle m'emmène en voiture à son lieu de logement pour quelques instants de répit dans cette course folle. Douche, changement de chaussures, de vêtements. Massage. Mais cela fait tellement de bien que je m'endors... Une heure après, elle me réveille gentiment comme convenu pour reprendre mon circuit.Je m'assied sur le bord du lit et je me demande ce que je fais là. Pourquoi est-ce que je dois me lever en plein milieu de la nuit ? Pourquoi est-ce que je dois repartir ? Des questions complètement loufoques fusent dans mon cerveau un peu ramolli par l'effort et le manque de sommeil... mais rapidement je reprends mes esprits en me rappelant que c'est simplement une course que je suis venu faire par choix personnel, que j'ai payé pour souffrir, pour moi et pour les autres. C'est tout. Et de toute façon je n'ai rien à gagner sinon la satisfaction de finir la course. Bon. Au moins c'est clair, je peux repartir.

Vérification du sac, renouvellement de l'alimentaire, et c'est reparti. Françoise me dépose en voiture exactement là ou elle m'a pris; je ne tiens pas à avoir des problèmes avec le règlement et être soupçonné de tricher.
Le stade commence à s'activer un peu. Dans 2h et demi aura lieu le départ de l'autre course, le Trail de bourbon (90 Kms). Il est 3h15 : contrôle de départ, remise en route. J'admire tous ces bénévoles qui sont là pour nous servir. Quelle motivation à rester là toute la nuit. J'essaie de ne pas oublier de les remercier à chaque fois que j'en croise.
Les muscles sont raides... vraiment raides. Il faut quelques minutes pour retrouver un peu de souplesse. Je rejoins un groupe qui s’apprête à reprendre le circuit. Heureusement, car dans la nuit et la traversée de la ville, et vu le peu d'indications sur le chemin, j'aurais perdu du temps à retrouver la bonne trace. J'engage la conversation avec quelqu’un qui court à côté de moi. La voix me dit quelque chose, et le visage aussi. Il me dit "c'est Marc" ? Et là je reconnais le dossard 1923. Vous savez, Laurent, qui a sa revanche à prendre. C'est marrant de le retrouver après plus de 24h de course au milieu de centaines de participants.
Nous suivons un chemin le long de la rivière pendant un moment. Tout va bien. Bonnes sensations après cette petite sieste m'a fait du bien.

Samedi 15 Octobre
Moments magiques entre la fin de la nuit et le début du jour. Ca efface toute fatigue et tout doute. Montée tranquille vers le col du Taïbit (950 m de denivelé), pour basculer ensuite dans le cirque de Mafate, patrimoine de l'humanité.
C'est la résurrection. Dans la douce chaleur du jour renaissant, je savoure cet instant de plaisir intense en pénétrant dans ce lieu magique, qui me dit que le plus dur est derrière moi. Arrivée sur Marla. Un petit village de quelques âmes, alimenté uniquement par hélicoptère ou à pied. Aucune autre issue.
Nous croisons une quantité de randonneurs, principalement étrangers. Les pauvres, ils n'arrêtent pas de dire "Bonjour", "Courage", à tous les raideurs qu'ils croisent. C'est sympathique, mais ils doivent en avoir marre. Ils n'ont pas choisi leur jour... Mais c'est encourageant pour nous.

Un soleil extraordinaire baigne ce cirque. Il parait qu'hier c'était brouillard et nuages. Dommage pour les premiers, mais il ne fallait pas courir aussi vite ! Je suis venu aussi pour profiter de la beauté de ces paysages, de cette création unique. Cette tendre et douce chaleur nous incite à la sieste, surtout après l'accueil extraordinaire du ravitaillement de Marla : 20/20. Rougail saucisses, pâtés, poulet curry, fromage, fruits secs, bananes, chocolat, etc. Un choix que l'on ne retrouvera pas ailleurs, et proposé avec le sourire. Ce sera fatal pour certains, qui auront peut-être un peu trop abusé du rougail saucisses.... !

Pause vidange, photo, tenue d'été, je savoure ces instants de bonheur sous les rayons du soleil de Mafate. Allongé sur l’herbe, j’en oublierai presque que je ne suis pas là pour faire du tourisme...
Cette quiétude est seulement troublée par les allers et venues de quelques hélicoptères, seul moyen motorisé d’accès au cirque. Mais télévision oblige aussi pour le Grand Raid... Pas beaucoup de dénivelé, mais beaucoup de montées et descentes. Toute la journée. Passage de rivière sur les gros cailloux. Ce serait dommage de se louper.  C'est drôle, mais j'ai l'impression d'avoir déjà arpenté ces sentiers, d'avoir admiré ces paysages, et cette impression ne me quitte pas. Pourtant, je n'y ai jamais mis les pieds. Etrange.

Passé le dernier Ilet (des Orangers), ma destination finale de la journée est en vue : Deux Bras. Mais avant d'y arriver on va encore descendre et monter, monter et descendre. Je me ménage à nouveau dans cette descente d'escaliers, de rochers. J'aime beaucoup les descentes, et surtout aller vite. C'est grisant, comme à VTT. Mais il faut faire attention aux genoux. Alors mon rythme s'en ressent.
Arrivé au chemin menant vers la rivière, je me fais dépasser par 2 coureurs. Je comprends. C'est le trail de Bourbon (90Kms) qui rejoint notre circuit.

Arrivée au poste de Deux Bras. Gros contrôle et ravitaillement. Un bivouac a été installé à partir de rien sur les rives de la Rivère des Galets. Je décide de dormir 2h. Mais auparavant, repas et massage. Je n'ai jamais connu un massage de ce genre. Les kinés s'y mettent à 2, et me triturent les muscles dans tous les sens, faisant ressortir les boules qui doivent être les courbatures ou contractures, et me faisant sursauter de douleur à chaque manipulation. Mais il faut savoir souffrir pour mieux guérir parfois. Je récupère ensuite mon sac d'assistance, et je vais voir s'il y a une place pour dormir. Pas de problème, il y a un lit libre juste à l'entrée. Je pense que le bruit continue ne me contrariera pas. Je m'installe sur un lit picot et sombre dans un sommeil réparateur en quelques secondes. 1h40 plus tard, je me réveille tout seul, en réalisant que ce n’est pas encore l'heure prévue. Donc j'y retourne. 20 minutes plus tard, on vient doucement m'interpeller. Cette-fois ci c'est la bonne : 20h30 . il faut laisser sa place. Doucement je me rééquipe, et tente de me mettre debout. C'est un peu dur. Les pieds, surtout le droit (avec mes orteils un peu déformés par la polyarthrite) sont un peu douloureux. Les muscles, il faut les dérouiller. Mais tout rentre dans l'ordre au bout de quelques minutes. Direction la fameuse montée vers Dos d'Ane. Une cohorte de lucioles sautillent au loin dans toute la montagne. Il y en a du monde cette nuit ! Mais avant de l'aborder il faut franchir la rivière dans la nuit. Il y a bien quelques cailloux pour traverser, et une corde pour se tenir. Mais cette corde est très lâche, et ne sert pas à grand chose. De toute façon il n'y a pas le choix. Alors je me lance, et j'arrive sans encombres de l'autre côté. Ouf ! Tout le monde n'a pas cette chance. Certains plongeront. J'espère que l'eau n'était pas trop froide.

C'est parti pour 700 m de denivelé. On croise encore certains raideurs affalés, endormis sur le bord du chemin.
Très vite je me rends compte d’un problème. En effet, quand j’ai rempli ma gourde quelques instants plus tôt, je ne me suis pas aperçu que le bouchon était mal fermé. Résultat, une partie du liquide s’est vidé. Je rajoute donc un peu de poudre, mais en buvant ensuite je m’aperçois que le dosage n’a pas l’air correct. Trop dense. Je préfère alors très peu boire sur cette montée, en espérant ne pas me griller, plutôt que de risquer des problèmes gastriques.

Après une ascension bien chargée de monde, j’arrive sur la route pour rejoindre le point de contrôle où doit m'attendre ma femme. Mais elle a eu du mal à le trouver, et comme moi à évaluer le temps pour y arriver. Normal, il a été déplacé... Ce n'est qu'une heure plus tard que je la retrouve, et elle ne me voit même pas arriver...
Mise à jour du sac, le massage ne sera pas nécessaire, vérification et graissage des pieds. C'est reparti pour la dernière étape avant de se retrouver à l'arrivée. Espérance certaine.

Descente vers La Possession. Un passage sur un chemin de rochers à escalader et à sauter me met un peu en difficulté. A ce moment, en pleine nuit, je repense aux paroles d'un ami qui me sont d'un réconfort certain, car complètement de circonstance. Merci Claude.
Et nous voilà à La Possession, au niveau de la mer. Je ne m'inquiète quasiment plus des barrières horaires, car je sais que de toute façon j'ai de la marge. Plus de pression, sinon celle d'arriver plus tôt et de faire un meilleur chrono. Mais on ne va pas se tuer la santé pour ça.
Je prends le temps pour le ravitaillement, et un contrôle podologue. Tout va bien.
L'arrivée approche, j'en ai les larmes aux yeux, une grande émotion m'envahit. Je vais réussir !!

C'est la traversée de la ville pour arriver au début de ce fameux "Chemin des Anglais". Une route pavée construite par les Anglais pour attaquer St Denis il y  bien longtemps. Mais ils auraient pu s'arranger pour mieux travailler ces anglais. Pas un pavé semblable à l’autre, ni à la même hauteur, ou de même dimension. Peut-être ont-ils été déformés par le temps. Je sens une énergie qui remonte, et j'accélère le rythme sur ces gros pavés gris et noirs. Je double, je double. 3 descentes et 3 montées. Les risques sont quand même importants de rater un pavé, surtout quand ils ne sont pas plats mais sur l'arête...

Dimanche 14 Octobre
6h23. Ravitaillement dans l'ancienne gare de Grande Chaloupe, au bord de la nationale et de la mer. Je ne m'attarde pas, car je n'ai qu'une envie : arriver. Nous attaquons la dernière montée. Je me sens rempli d'une nouvelle énergie insoupçonnée. L'euphorie de l'arrivé proche ? Au point que je me mets à courir en montant. Intérieurement je me dis que c'est une erreur, que je vais le payer. Mais je ne peux pas m'en empêcher. Je cours. Je double tout le monde dans la montée. Après le premier faux plat, c'est sûr, je vais m’arrêter. Mais non. Je sens que je peux continuer. Alors je laisse mes pieds dérouler une foulée rapide, sans fatigue et je ne comprends pas ce sursaut d'énergie. Je monte, et en dépassant les autres participants, j'entends des remarques étonnées "Comment il fait ?" "Il ne va pas aller loin" "On va te faire pisser dans le bocal à l'arrivée". Qu'importe, je continue. Je n'ai jamais connu un tel regain d'énergie dans aucun trail, même les beaucoup plus courts.

A 7h30, excité, sans prendre le temps de vérifier ce qui reste à faire, j'appelle ma femme qui dormais et je lui dis "viens vite, j'arrive, je serai bientôt là". Elle est surprise et ne m'attendait pas si tôt. Mais je n’avais pas compris qu'il me restait encore 2h30 de course, même si ce rythme va me faire vraiment gagner du temps. Mon cerveau ne fonctionne plus normalement peut-être... Manque de lucidité. Que voulez-vous ces heures de sommeil manquantes… J'ai quand même doublé plus de 50 concurrents, sans compter ceux du trail Bourbon.
D'ailleurs, en parlant de sommeil, un autre aspect m'a complètement sidéré. 2 jours et 3 nuits avec seulement 3 h de sommeil, ça devrait laisser des traces. Eh bien non. Jusque là je n'ai pas ressenti une seule fois, une seule seconde l'envie de dormir, ni même de bailler. Etonnant. Incroyable. Comme quoi nous avons des ressources insoupçonnées et parfois il faut simplement de la volonté pour arriver à les mobiliser. Dans une telle course, cette volonté dans le mental est mise à l'épreuve, et c'est ce qui fait certainement la différence sur la fin.

J’étais tellement concentré sur ma course que je n'ai pas pris énormément de photos ou de vidéos, contrairement à ce que je fais d'habitude. Mais j’espère que les moments les plus forts ont été enregistrés. Ils seront peut-être utiles aux petits enfant qui les regarderont un jour, pour leur donner des idées...
Au bout de la montée nous arrivons au dernier poste de contrôle avant la délivrance : Colorado. A ce sommet, malgré le soleil, il fait un vent glacial. Mais pas le temps de s'arrêter, juste pour le pointage. Dire que certains s'arrêtent là. C'est quand même terrible, à même pas 5 Kms du but. J'alterne trottinement et marche. Je côtoie un autre coureur au même rythme. On se lance ensemble dans la descente finale, et je lui propose un objectif : finir sous les 60 heures. C'est jouable.
Mais à ce moment-là, j'ai une petite douleur qui se réveille à partir du genou droit, sur le coté, et qui descend le long du mollet. Ce n'est pas grand chose, et je continue. Mais cette douleur s'amplifie au point de me faire un peu boiter. Courir, et cet objectif de 60 h, c'est fini. Je laisse partir mon "collègue". Je m'oblige à m'arrêter pour me mettre un peu de baume calmant, mais ça ne change pas grand chose. Cette douleur devient quasi permanente, au point de me faire sentir que je vais m'évanouir. Je ne vais quand même pas m'arrêter là, si proche du but. Non. Je cherche un bâton pour m'aider à supporter cette jambe et j'avance et en essayant de soulager la jambe droite pour aller le plus vite possible. J'ai peut-être trop forcé sur cette jambe, à force de la mettre en appui plus soutenu pour soulager mon genou qui connaît des faiblesses depuis quelques années.
Je double une concurrente qui a l'air un peu en difficulté. Je m'étonne de la voir là. Elle n'a ni le look, ni la corpulence, ni l'attitude, ni le langage d'une personne qui fait le raid. Je me demande vraiment comment elle est arrivée là.

J'entends le brouhaha du stade, et enfin je le vois,ce stade tant attendu. Je jette mon bâton pour essayer d'avancer plus vite, mais j'ai quand même du mal. De plus en plus de spectateurs sur le bord du chemin sont venus encourager un proche. "Allez Marc, tu es arrivé, courage !"
On sort de la forêt pour arriver enfin sur la route goudronnée pour les dernières centaines de mètres restant à parcourir jusqu’à la ligne d'arrivée. Je crois rêver. J'y suis arrivé !! Ma femme est là avec l’appareil photo pour immortaliser ces moments. L'entrée du stade, la piste est là devant moi. Cette image, je l'ai imaginée des centaines de fois, et voilà que maintenant ce rêve prend forme dans une émotion qui envahit tout mon corps. Je n'arrive quand même plus à courir et je passerai l'arche de l'arrivée en marchant, mais tant pis. J'y suis. Je vais recevoir le plus beau tee-shirt que j’aie jamais porté dans ma vie, avec l’inscription : "J'ai survécu", ainsi que la médaille.
Oui, j'ai survécu à la nuit, à la fatigue, à mon corps, à mes pensées, à  ce qui allait mal, mais j'ai survécu. Merci mon Dieu.
Et vous vous souvenez ma réflexion de ne plus faire de trail ? Déjà avant l'arrivée elle s'était largement estompée. C'est vraiment une diagonale pour les fous !!

Ma femme est là au bout de la piste. Nous tombons dans les bras l'un de l'autre. Elle y croyait elle aussi. Elle a également souffert pour assurer l'assistance et supporter mon programme d'entraînement. Elle a survécu aussi (mais elle n'aura pas le tee-shirt). On devrait proposer une médaille à tous ceux qui se donnent aussi pour (assurer) le succès de ces finishers. Le succès de quelqu'un n'est jamais solitaire. Il y a toujours d'autres personnes derrière, dans l'ombre pour l'aider, mais qui ne sont pas toujours reconnues à leur juste valeur.

60h 21’ . Avec plus d’entrainement, et sans l’arrêt forcé en Juillet, et en connaissant mieux le parcours, j’aurais probablement pu gagner quelques heures. Mais je tenais à finir en «bon état» et ne pas passer des semaines à m’en remettre. Quand j’ai vu les pieds de certains... Il n’y a pas que le sport dans la vie. 3 jours après plus de courbatures (j’ai déjà eu plus de douleurs après d’autres trails plus courts), et une semaine plus tard petit jogging de décrassage.

Voilà. c'est mon histoire. MA diagonale du fou que je suis. Mon épopée sur les sentiers de La Réunion. On ne ressort pas indemne d'une telle aventure. Un expérience inoubliable et une leçon de vie.

Sachez, pour la petite histoire, qu’après l'arrivée je me suis rendu à l'infirmerie pour la douleur à la jambe droite. On me dit d'aller voir le kiné, mais je me sens «partir». Les infirmières s'activent et me couchent par terre. Vérification de de tension (10), du taux de glucides. Le médecin arrive, je lui dis : « Mais non, ne vous inquiétez pas ça va aller. Juste un petit passage à vide ». C'est normal après tous ces efforts. C'est probablement dû à cette douleur à la jambe, et à toute la tension qui est retombée d’un seul coup.
Après avoir mangé et bu puis dormi une petite heure sur la pelouse du stade, je me sentais déjà beaucoup mieux. Fausse alerte.

Alors prêt pour de nouvelles aventures ?  Ce sera peut-être pour bientôt. A suivre...

Pour Tiavina, ma famille et mes amis.

Si vous voulez découvrir qui est
TIAVINA et la suite de mes aventures, et toutes les galeries photos, c’est ici :

www.aventure-en-solidaire.net

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