Cette fois la jeune Naomilittle était sûre d'elle. Elle avait vu distinctement quelque chose sur l'écran de contrôle avant que l'image ne saute. Une coureuse ! Elle avait vu une coureuse ! Sans équipement de survie. Et en surface, à l'air libre !!!

Son père n'arrivait pas à la faire taire et à calmer son excitation. Elle répétait : « Je l'ai vue ! Elle n'avait pas de scaphandre ! Pas de bloc d'oxygène dans le dos ! Pas de masque filtrant ! » Son père avait beau s’essouffler en dénégations et en palinodies, elle n'en démordait pas.

Au point qu'il dut se montrer menaçant : « Arrête-toi Now ! Ou je te fais piquer ! »

Elle se referma aussitôt et se laissa tomber dans le canapé à ondes de choc, la tête dans les mains et les doigts dans les yeux comme si elle voulait s'arracher le visage avec les ongles. Mais silencieuse désormais.

Rbrmarcus s'assit à côté de sa fille et essaya de lui prendre la main. Ce qu'elle refusa. Il la contourna et vint se placer derrière elle pour chatouiller son épaule du bout de l'index comme il faisait depuis qu'elle était enfant. Évidemment, il se sentait coupable : « Naomielittle, tu sais que je t'ai toujours interdit de regarder la course. Tu comprends maintenant pourquoi... »

La jeune fille le dévisagea, stupéfaite : « Mais non, je ne comprends pas pourquoi ! Tout le monde la regarde et moi, je suis bien la seule du Kiboutz23 à n'y avoir jamais assisté. A chaque fois il faut que j'invente une raison saugrenue ! »

Rbrmarcus reprit : « Oui, mais l'année dernière aussi, tu l'avais vu ton petit fantôme et tu étais bien la seule, non ?

- Oui, répondit Naomielittle, j'aimerais bien savoir pourquoi d'ailleurs ?

- Pourquoi personne ne veut en parler ?

- Ah, parce que les autres aussi ils la voient la coureuse avec le foulard violet !?

- Oui, bien sûr, mais ils font semblant... semblant qu'il n'y a rien... c'est trop dangereux !

- Trop dangereux pourquoi ?

- C'est la mauvaise conscience de la cité qui se manifeste sans rien demander à personne ... tu te souviens quand on a plus eu le droit de courir dehors, tu étais petite, tu avais 10 ans. Avant, enfant, on t'emmenait sur les berges du Rhône, au moins une heure ou deux par semaine. Puis il y a eu les arrêtés administratifs : une seule sortie mensuelle. La restriction à une sortie annuelle. Enfin l'interdiction totale.

- Et maintenant depuis cinq ans, on vit totalement enterrés... Mais il y a la course, tempéra Naomilittle.

- Il y a la course qu'on peut regarder sur nos écrans grâce à nos caméras de surface. Seulement elle se pratique à la tombée de la nuit, avec des protections intégrales contre les rayonnements solaires, en plus des filtres à air et des perfusions d'oxygène liquide.

- Mais ; comme on nous apprend au lycée Véoliavincieffage, papa, rien n'a vraiment changé puisque c'est toujours le CABB qui l'organise et que Bellegarde-sur-Valserine est la ville la moins polluée d'Europasibm. Il paraît même que bientôt on pourra se baigner à nouveau dans le Rhône et qu'il y aura un triathlon en surface en totale nudité. Avec même une troisième mi-temps où les accouplements seront libres ! reprit Naomilittle soudain enthousiaste.

- Ecoute Naomilittle, interrompit Rbrmarcus, j'ai peur que ton Managerprof en sciences du futur confonde un peu le plus-que-possible avec l'infra-probable. L'essentiel est que tu ne dois pas non plus parler de la fille-qui-court-sans-équipement nos Foulées Bellegardiennes !

- Mais papa, on est en 2050 et je suis majeure, j'ai 15 ans quand même !

- Bah, c'est un peu jeune pour te faire dépecer vivante, si tu veux mon avis.

- Non, tant pis, je ne veux pas me taire, j'en parlerai jusqu'à ce que je trouve quelqu'un qui m'explique !

Rbrmarcus prit un air grave. Il alluma son four irradiant pour y placer un financier au citron et champignons de Paris qu'il comptait déguster avec sa fille pour le réveillon. Puis il revint s’asseoir sur un petit perchoir à mémoire de forme où il aimait faire des exercices de gymnastique verticale en sirotant un jus de cocaphard-enjoy-it après le boulot. Tout en se balançant à la manière d'un trapéziste, il demanda :

- Alors tu veux que je te raconte ?

- Oui, je veux que tu me racontes, répondit Naomilittle en insistant sur chaque syllabe.

- C'est ta grand mère... voilà, c'est tout... et on n'a pas le droit de le dire... on peut se faire ioniser tout les deux si tu en parles. Même à ta meilleure copine ou à un coup d'un soir.

- Comment ça ma grand-mère ? Quelle grand-mère ? s'affola Naomielittle.

- Ta grand-mère : la musaraigne grimpante. La première lauréate du Trophée René Mugnier. Il y a 35 ans.

- Ma grand-mère a gagné le Trophée René Mugnier ?

- Oui, d'ailleurs j'avais justement ton âge quand c'est arrivé. C'était une course splendide. Pleine de joie, d'exaltation et d'émotions...

- Raconte !

- C'était une course de 6 km 600 à faire en 6 tours à travers la ville. Avec des montées et des descentes, des bouts d'escalier, d'innombrables relances. Elle partait du marché de Noël puis serpentait en rejoignant le théâtre de Verdure avant de rallier les aménagements encore tout récent des berges du Rhône. Il y avait une foule enthousiaste et la musaraigne n'était pas favorite. Il y avait plusieurs filles qui l'avaient déjà battue facilement dans la saison. Mais elle avait envie de briller ici, dans sa ville d'origine pour faire plaisir à sa famille qui était venue la soutenir. Et à son compagnon : le muscardin qui ne courait pas ce jour là en raison d'un ischio douloureux. Lui il y croyait.

- Au moment où ils sont venus se placer devant la ligne, le speaker n'en avait que pour une factrice de Sillingy, qui selon lui devait gagner haut-la-main car elle était championne de France V1 de trail court. Et pour les garçons évidemment aussi, car il y avait les meilleurs éléments du Cabb dont les fameux Abdou Kiday, Otmane Belharbazi, Sergio Dias, El yazid El Madi... tous des légendes dont deux sont partis au J.O. de Rio cette année-là.

- Un tour plus tard, une fois les meilleurs garçons passés, on a vu monter une clameur du stade de départ. Des « Allez Musa », « Allez Musa » sortaient d'un peu partout. L'animateur au micro a compris. Il a vite changé son fusil d'épaule : « Et ce n'est pas Nadegevé la factrice qui déboule en tête mais Musa Machinegone ! Musamachinegone bien sûr ». Il s'en souvenait de la musaraigne le speaker parce qu'elle avait déjà flirté souvent avec le victoire dans la région. La voie du Tram, le trail de la Michaille, trois fois 2e... Elle est passée avec 18 secondes d'avance au bout de ces premiers 1100m.

- Et alors, demanda Naomielittle, elle a tenu ?

- Les commentateurs pensaient qu'elle était partie trop fort. D'autant qu'elle manquait sans doute d'expérience par rapport à ses principales rivales et qu'au deuxième tour elle n'avait aucunement ralenti... 25 secondes d'avance au deuxième passage. Les autres concurrentes semblaient décrochées pour de bon exceptée la fameuse Nadegevé qui ne paraissait pas encore avoir fourni son effort.

- Et ensuite ? Ensuite ?

- Au troisième passage, la témérité de la musaraigne paraissait un peu refroidie. 30'' d'avance pourtant, mais les choses paraissaient sur le point de basculer. Au 4e passage, l'écart s'était stabilisé à 28''. Nadegevé semblait bien plus déterminée dans sa foulée. Lancée pour ainsi dire. Au 5e passage, l'écart n'était plus que de 25''. On sentait la musaraigne beaucoup moins régulière dans sa course. Allait-elle craquer ? Pouvait-elle être rattrapée ?

- Elle n'a pas craqué, hein ?

- Non, elle a même regagné dix secondes supplémentaires. Elle a fini en 27'25 et Nadegevé en 28' exactement. A son arrivée, elle a été fêtée comme une local-hero. Sauf le coureur juste après elle qui lui a fait remarquer « qu'il aurait pu la sauter sur la ligne mais que ça ne se fait pas » et un V3 qui l'a félicitée mais tout en lui expliquant qu'elle avait « couru comme une brèle, vu que t'étais avec moi pendant 2 tours et à la fin je te mets 30 secondes ».

- Il y a eu aussi des mots plus doux, j'espère ? s’enquit Naomielittle

- Ah oui, la famille, le speaker, les spectateurs, c'était la liesse. Il y avait même un journaliste du Dauphiné qui l'a interviewée pendant une heure et qui a fait un magnifique article sur elle. Je l'ai gardé et plastifié.

- Pourquoi tu ne m'en as jamais parlé de ma grand-mère ?

- On n'a pas le droit : « Entretenir la mémoire d'une personne de la famille militante écologiste est passible du bain d'acide » - commandement 17 du code de sécurité intérieur.

- C'est quoi un écologiste ? Le Managerprof de culture politique et morale ne veut jamais l'expliquer.

- Ah... Et bin, c'était des gens qui pensaient qu'il fallait changer le système plutôt que le climat et que si nous ne voulions pas renoncer à la consommation à outrance par nous même, la planète allait nous y obliger mais avec pertes et fracas. Dans les années 2010, ils manifestaient beaucoup dans l'espace public. Ils s'interposaient face aux grands projets inutiles... d'aéroports, de stades, de lignes à grande vitesse qui selon eux n'étaient qu'une manière déguisée de détourner des fonds publics au profit de bétonneurs et de financiers. Ils dénonçaient l'appropriation par les transnationales des biens communs comme l'eau et l'air, le brevetage du vivant, la non prise en compte des coûts environnementaux dans la production des marchandises. On les a traités de « djihadistes verts », puis on a commencé à les arrêter, à les mettre en garde à vue et enfin à les parquer. Ensuite, les autorités ont traqué les autres formes de contestataires : « les rouges » comme ils disaient. Les journalistes indépendants, les syndicalistes, ceux qui mangeaient bio, les utilisateurs de vélo, les réfractaires aux ascenseurs, ceux qui avait un jardin privatif ou des potagers, ceux qui récoltaient l'eau de pluie.

- Bien trop dangereux pour la santé, l'interrompit Naomilittle d'un air courroucé. Ils n'avaient pas le choix nos gouvernants !

- Oui, forcément, reprit Rbrmarcus. Trop dangereux la nature. En tous cas, il ne faut pas parler de ta grand-mère en public, d'accord ?

- D'accord ! Elle a gagné d'autres courses avant d'être arrêtée pour écologisme au moins ?

- Oh oui, mais ça c'est une autre histoire.

- Ma grand-mère la musaraigne, première lauréate des foulées bellegardiennes en 2015, sourit Naomilittle avant d'engloutir sa tête dans son smartphone. J'y crois pas, ajouta-t-elle dans un gloussement, avant la déconnexion temporelle de ses synapses pour entrer en vision-télépathie avec ses copines.

Oubliant toute prudence, la première chose qu'elle leur transmit fut « Hé les meufs, c'est ma grand-mère, la coureuse fantôme qui hante la retransmission des Foulées Bellegardiennes. Lol. Elle s'appelait la musaraigne et c'était une militante écolo. Elle voulait protéger la planète pour que nous les générations futures on ait aussi la chance de courir ailleurs que dans des souterrains ou sur des tapis de course. Comment elle avait trop raison ! En plus, elle était insectivore je crois. Elle avait 30 ans d'avance, carrément, non ? »

 

Interceptant discrètement la com' pour la sécurité de sa fille et de lui-même, Rbrmarcus sourit intérieurement. Il sortit une photo d'autrefois de son livre de chevêt et la contempla comme on aurait bu un verre d'alcool de poire